Laurence De Cock évoque la question de l’alimentation des enfants et des adolescent·es. « La question des petits déjeuners à l’école n’est que l’écume d’un problème beaucoup plus vaste : le lien entre la santé et l’éducation. Il existe encore de trop fortes résistances contre l’implication de l’école sur cette question, comme si cela ne relevait pas de sa responsabilité, comme s’il fallait cantonner l’école à son rôle de passeuse de savoirs. Cette vision est paresseuse », écrit l’historienne.
Les derniers chiffres donnent le tournis : en France en 2023, près d’un élève sur cinq arrive à l’école le ventre vide. La pauvreté infantile a fait un bond entre 2014 et 2021. La France occupe désormais la 33e position sur 39 pays de l’OCDE selon le dernier rapport de l’UNICEF sur le sujet. En 2022, les restos du cœur ont accueilli 110000 bambins de moins de trois ans, un chiffre en constante augmentation. À ce funeste inventaire, il faut ajouter la précarité étudiante qui se traduit par les files d’attente toujours plus longues à l’aide alimentaire. À l’heure où l’on parle de gâchis de nourriture, surproduction, normes agricoles, un fait est là, bien tangible : dans la septième puissance mondiale, de plus en plus de jeunes ne mangent pas à leur faim, et ce sont parfois des bébés. Lors de son premier mandat, Emmanuel Macron avait affirmé faire de la précarité de la jeunesse l’une de ses priorités. Mais depuis la crise sanitaire du Covid, cette préoccupation est passée à la trappe, le « réarmement civique » semblant plus rentable électoralement que la lutte contre la faim des enfants.
Quelle place pour l’école ?
Parmi les mesures annoncées, la mise en place des petits déjeuners gratuits à l’école a été annoncée de façon tonitruante par Jean-Michel Blanquer et Olivier Véran en mars 2019 avec l’objectif de toucher 300000 enfants. Un objectif jamais atteint faute de volontarisme des communes auxquelles est déléguée cette mission (soutenues par une légère subvention de l’État).
L’idée de distribuer des petits-déjeuners aux enfants à l’école comme palliatif à la sous-nutrition n’est pas nouvelle. Les pédagogues Élise et Célestin Freinet en avaient fait leur cheval de bataille dans les années 1930 au cœur de la crise économique. Dans une perspective marxiste, le couple parlait alors de « naturisme prolétarien » et avait ouvert une rubrique à ce nom dans la revue L’éducateur prolétarien.. Le concept allait bien au-delà de la seule question de l’alimentation puisqu’il s’agissait d’appréhender la santé des enfants (et des adultes) comme préalable à de bonnes conditions d’apprentissage. Le naturisme prolétarien, inspiré du professeur Basile Vrocho, proposait une alimentation uniquement à base de fruits et légumes associée à des exercices de respiration, de sudation et d’hydrothérapie. Élise et Célestin proposaient même des « colis naturistes » aux lecteurs de la revue. Il va de soi que les théories de Vrocho sur le lien entre l’alimentation et les maladies ne reposent sur rien de scientifiquement tangible, mais, replacées dans le contexte de l’éducation nouvelle, du courant hygiéniste actif contre la tuberculose et du militantisme pédagogique, elles témoignent d’un souci important de corréler la santé des enfants avec les inégalités d’accès à l’alimentation. Une question qui n’a pas perdu son actualité.
Dans un autre registre, et sous l’égide de l’État cette fois, on rappellera également l’initiative de Pierre Mendès-France en 1954 baptisée l' »année du lait ». Ce dernier décide un vaste plan de distribution de lait sucré dans les écoles. Il le justifie par la nécessité de lutter contre la consommation d’alcool, notamment dans les cantines scolaires, en remplaçant le vin par du lait.
Pour une éducation à l’alimentation
La question des petits déjeuners à l’école n’est que l’écume d’un problème beaucoup plus vaste : le lien entre la santé et l’éducation. Il existe encore de trop fortes résistances contre l’implication de l’école sur cette question, comme si cela ne relevait pas de sa responsabilité, comme s’il fallait cantonner l’école à son rôle de passeuse de savoirs. Cette vision est paresseuse, car elle réduit la mission de l’État éducateur à une machine à instruire des enfants supposément égaux face à elle. Pire, le volontarisme politique semble de plus en plus réduit à portion congrue sur ces enjeux quand on mesure la déliquescence du pôle médico-social dans les établissements scolaires ; comme si le gouvernement ne faisait même plus semblant de s’intéresser au sujet de la santé. Exit l’expérience du covid, exit la précarité des enfants ; couvrons tout cela par l’uniforme !
Il y a pourtant des défis urgents à prendre à bras le corps en accord avec le monde de la santé. La question des petits déjeuners par exemple ne va pas de soi. L’ANSES, agence nationale de sécurité sanitaire, a récemment pointé le caractère inabouti de la démarche. Car, dit-elle, les enfants mangent plus souvent mal que pas du tout. La surnutrition et le risque d’obésité sont plus importants que la dénutrition. Ajouter un petit déjeuner revient parfois à imposer une prise supplémentaire de nourriture alors qu’il y en a parfois déjà trop. Du côté des collèges, un autre exemple de malnutrition devrait nous alerter : 68% des collégiennes ne prennent pas de petits déjeuners tous les jours, faute de temps, disent-elles, privilégiant les séances d’habillement, coiffure et maquillage.
L’école a besoin d’un vaste dispositif pour penser sa place dans la lutte contre la précarité infantile et ses effets sur la santé et les apprentissages des enfants. Cela ne peut passer exclusivement par une délégation aux communes et par l’apport de prises alimentaires compensatrices. À l’heure où les questions alimentaires occupent légitimement les débats nationaux, où certains posent même l’idée d’une sécurité sociale alimentaire, l’école doit se positionner dans cet immense chantier comme un levier prioritaire. Des pistes existent : affirmer la gratuité de la restauration scolaire, l’importance d’une alimentation de qualité, de préférence en circuits courts ; plaider pour une véritable éducation à l’alimentation avec l’entrée dans les programmes officiels de questions relatives à l’alimentation (équilibre alimentaire, histoire, géographie, sociologie, anthropologie de l’alimentation), imaginer une transformation des écoles en unité de production avec la généralisation des potagers, etc.
Nous en sommes loin et, pire encore, les signaux vont surtout dans le sens d’une régression. En décembre 2023, un maire d’une commune du Tarn faisait polémique en annonçant que les enfants des chômeurs ne seraient plus prioritaires à la cantine. L’idée semble séduire d’autres municipalités. Elle fait honte. Parallèlement, les mesures antisociales du gouvernement réduisent le temps d’indemnisation du chômage et pressurent les gens sans-emploi. Quelle incohérence ! les enfants sont-ils destinés à rester seuls chez eux pendant que leurs parents s’épuisent dans la recherche de travail ?
Rien ne semble aller dans le sens d’une préoccupation pour le bien-être et les droits les plus élémentaires des enfants. C’est l’un des nombreux symptômes d’une société aveugle au sort des plus démunis et qui tente de camoufler ses turpitudes derrière une mise en scène qui ne tient plus que par sa dimension autoritaire.
Laurence De Cock