Joyce Sultan est co-responsable du programme « Travail et Emploi » à l’IPP – Institut des Politiques Publiques. Dans une note qui sort aujourd’hui, l’économiste et ses collègues Thomas Breda et Lola Touitou, étudient le décrochage des filles en mathématiques. « Les filles ont le même niveau en mathématiques que les garçons en début de cours préparatoire (CP) mais décrochent dès le milieu de cette première année d’école primaire alors qu’elles conservent un avantage sur les garçons en français » écrivent-ils. Et rien n’explique ce décrochage, ni la sociologie (au sens des espaces de socialisation que sont la famille et l’école), ni la génétique… « Aucune configuration scolaire – école publique, privée, en réseau d’éducation prioritaire – REP – ou à pédagogie alternative, ni aucune configuration familiale – parents des catégories aisées, professions scientifiques ou familles homoparentales, ne permet d’éviter l’apparition d’un écart en mathématiques en défaveur des filles » nous explique Joyce Sultan dans cet entretien.
Les garçons, meilleurs que les filles en mathématiques?
Cette étude s’appuie sur les évaluations nationales standardisées administrées par le ministère de l’Éducation nationale en début de CP, milieu de CP et en début de CE1 à plus de 2,5 millions d’élèves scolarisés en France entre 2018 et 2022. L’objectif de ces évaluations nationales est de détecter des difficultés d’apprentissage. Elles concernent à la fois le français et les mathématiques.
Ce que montre notre étude à partir des quatre cohortes d’élèves, c’est qu’il n’existe pas d’écart entre garçons et filles en mathématiques à l’entrée des élèves en CP. En revanche, dès le milieu du CP en janvier, on observe un écart en faveur des garçons, soit 5 mois à peine après l’entrée au CP. Cet écart se maintient et se creuse en début de CE1. Les filles perdent en moyenne 6 rangs par rapport aux garçons durant la première année d’école élémentaire.
L’étude montre également que le décrochage concerne toutes les filles, à la fois les moins et les plus performantes en début de CP. Quel que soit leur niveau initial, elles progressent moins que les garçons durant leur première année d’école élémentaire. En revanche, le décrochage des filles est particulièrement fort parmi les élèves les plus performants. Entre le début du CP et le début du CE1, la sous-représentation des filles parmi les moins bons élèves s’accentue au fil des évaluations. Au final, elles ne représentent plus que 25 % des élèves les plus performants en mathématiques en début de CE1.
Le milieu social – famille, établissement scolaire – impacte-t-il la performance des filles en mathématiques ?
Non ou de manière très faible, en tout cas insuffisamment pour expliquer ces écarts.
Grâce à la richesse des données disponibles, nous avons pu en effet étudier l’impact du milieu social (via l’indice de position sociale des familles), ou encore le métier des parents, ou le fait que les parents soient de mêmes sexes ou non. Les résultats montrent bien que l’apparition d’un écart mathématiques en faveur des garçons et son maintien en CE1 ne dépend pas du contexte social ou familial des enfants.
Le contexte scolaire non plus n’a pas d’effet : les écarts s’observent à l’identique pour les écoles publiques et privées, confessionnelles et laïques, et celles appliquant des méthodes pédagogiques alternatives. Le décrochage des filles par rapport aux garçons est moins important dans les classes incluant surtout des filles ou quand l’enseignant est une femme plutôt qu’un homme, et quand l’école est localisée dans une zone réseau d’éducation prioritaire plus (REP+). Ces caractéristiques liées à l’environnement scolaire ne parviennent cependant à expliquer qu’une toute petite partie du décrochage global, ce qui suggère que la dynamique est commune à l’ensemble de la société.
Autrement dit, aucune configuration scolaire – école publique, privée, en réseau d’éducation prioritaire — REP — ou à pédagogie alternative, ni aucune configuration familiale – parents des catégories aisées, professions scientifiques ou familles homoparentales, ne permet d’éviter l’apparition d’un écart en mathématiques en défaveur des filles. Cela suggère qu’il est la conséquence de stéréotypes de genre qui se diffusent tôt dans la scolarité et que les institutions ou contextes scolaires et familiaux ne parviennent pas ou peu à le limiter.
Mais alors, c’est génétique?
Si cet écart avait une origine génétique, il serait probablement observé dès l’entrée en CP, ce qui n’est pas du tout le cas, puisque l’écart est inexistant au début de CP. Notre étude montre en revanche qu’il se passe quelque chose d’important et de crucial pendant l’année du CP. Nous n’arrivons pas vraiment à expliquer pourquoi les filles décrochent et encore moins à mettre en évidence des relations causales.
L’idée que “les filles sont nulles en mathématiques”, à défaut d’être génétique, est en revanche très répandue et intériorisée par les filles elles-mêmes. Par exemple, il y a des études en psychologie qui montrent que lorsqu’il s’agit de se représenter une personne particulièrement intelligente, les enfants ne font aucune différence selon le sexe à 5 ans tandis qu’à partir de 6 ans les filles commencent à se représenter un homme et elles tendent également à refuser de participer à des jeux identifiés comme destinés à des personnes « très intelligentes ».
Ce qui est préoccupant, et en revanche bien documenté, ce sont les conséquences de cet écart et la mise en place d’un processus cumulatif : les moins bons résultats entraînent une désaffection, un désengagement et alimentent une perte de confiance. Les jeunes filles disparaissent progressivement des filières scientifiques et les femmes accèdent moins aux métiers à caractère scientifique, pourtant plus valorisés et mieux rémunérés. Les femmes étant moins présentes dans ces métiers, les possibilités pour une jeune fille d’interagir avec une femme ingénieure seront réduites : cela contribuera à l’idée chez la jeune fille que peut être ces métiers ne sont pas faits pour elle… et ainsi, la boucle est bouclée !
Comment expliquer ces écarts alors?
Les enseignants et les parents auront peut-être des idées. Nous serions très intéressés de les entendre et les invitons à nous contacter ! De notre côté, nous nous interrogeons sur la possible importance prise par les jeux et sports, en cour de récréation notamment, qui mobilisent davantage les garçons et nécessitent davantage de compter etc…
Propos recueillis par Lilia Ben Hamouda
Note_IPP_101_janvier_2024_Le décrochage des filles en mathématiques dès le CP