« Nous espérons que ce numéro sera, sinon un lanceur d’alerte, au moins à l’origine d’une prise de conscience urgente ». Claude Bisson-Vaivre, Alain Bouvier et Isabelle Klépal livrent, dans ce nouveau numéro d’Administration & éducation (n°180), la revue de l’AFAE, un état des lieux inquiétant de ce qu’ils considèrent être la marchandisation de l’éducation. Cours privés, edtech, enseignement sous contrat, coaching, le numéro met en avant leur progression et leur coût pour la société. Mais le numéro fait l’impasse sur la privatisation de l’éducation, un phénomène parallèle plus large qui est en train de s’imposer dans l’Education nationale. Est-ce parce qu’il mobilise ses administrateurs ?
La marchandisation, un signal utile ?
« Nous nous sommes beaucoup interrogés sur les raisons de ce silence relatif du monde pédagogique. Sommes-nous confrontés à l’un de ces tabous de l’École française ? », se demandent les trois coordonnateurs de ce numéro d’Administration & éducation. On verra que la question peut englober aussi leur revue.
« L’école est-elle une marchandise« , demande Aziz Jellab. A lire, ce numéro 180 d’Administration & éducation, il semble qu’elle le soit devenue. Mark Bray fait le point sur la « shadow education » et sa diffusion dans le monde. Après avoir rappelé qu’il existe aussi une marchandisation endogène, Agnès Van Zanten montre comment l’offre d’écoles privées sous contrat participe de la reproduction sociale et des stratégies des familles les plus favorisées. A cette offre déjà ancienne, s’ajoute la croissance très rapide des écoles hors contrat et des produits et services éducatifs payants. « La marchandisation de l’enseignement secondaire et supérieur se développe en lien avec l’insatisfaction et l’anxiété d’usagers qui, ne trouvant pas un certain type d’éducation ou de formation, ou l’appui désiré, dans le domaine public, et ayant un certain niveau de ressources économiques, se tournent vers des offres et des services payants ; elle se développe aussi en lien avec la capacité du secteur marchand à s’adapter aux demandes spécifiques de ces usagers. S’il n’est pas possible que le service public propose des réponses à toutes les attentes de ces usagers, et parfois pas souhaitable non plus car cela se ferait au détriment des plus défavorisés, il ne doit pas les ignorer mais les analyser pour essayer de comprendre ce qu’est sa part de responsabilité dans leur émergence et la meilleure façon de les prendre en compte ou de les transformer« , écrit-elle. En ce sens la marchandisation est aussi un signal fort et utile envoyé à l’enseignement public.
Le numérique éducatif et sa marchandisation
Gilles Braun, inspecteur général et expert ministériel du numérique, montre la place du numérique éducatif dans cette marchandisation. » En France, le matériel scolaire est un marché considérable dans lequel le secteur du numérique occupe une place de plus en plus importante. Les budgets publics sont mobilisés sous différentes formes : en amont, le soutien à la production par des acteurs d’horizons divers ; en aval, l’acquisition par les établissements, le ministère ou les collectivités territoriales. Aux modèles économiques classiques de l’acquisition de produits s’adjoignent des formes plus spécifiques au monde du numérique (logiciel libre, freemium…). Dans un tel cadre, comment l’État peut-il mener un pilotage efficace garantissant à la communauté éducative le respect des principes d’un service public seul à même d’éviter une privatisation de l’éducation ? », demande-t-il. Au passage il écorne quelques lieux communs : il montre le coût du « libre » et le revers du « gratuit ». Jean-François Cerisier insiste sur la question des données personnelles et de leur marchandisation. Données qu’un ancien directeur du numérique du ministère voulait transférer aux Gafams, avant d’aller y pantoufler…
La réalité ségrégative de l’École française
Georges Felouzis et Barbara Fouquet-Chauprade montrent la place singulière de la marchandisation en France, « fruit conjoint d’une demande croissante des parents pour un enseignement de qualité et une personnalisation/ individualisation de l’éducation… et, d’autre part, de politiques publiques visant à donner par délégation à l’enseignement privé une mission de service public« . C’est cette volonté des autorités politiques qui est interrogée par les auteurs. » Il semble que les conséquences négatives de la ségrégation scolaire sur les apprentissages, depuis longtemps établies par la recherche internationale comme nationale, aient été considérées comme secondaires au regard des avantages qu’elle procure aux élites sociales, économiques et culturelles. Il devient toutefois difficile d’ignorer le décalage grandissant entre les discours officiels sur l’École, centrés sur le principe d’égalité et sur la qualité d’un enseignement pour tous, et la réalité ségrégative et inégalitaire de l’École française aujourd’hui », écrivent-ils.
La lutte contre la ségrégation passe par les enseignants
Mais revenons à Azizz Jellab et sa bonne question : « L’école est-elle une marchandise ? » « Alors que l’École et la République ont promu l’égalité des chances comme valeur permettant d’ouvrir des horizons à chaque élève et de lutter contre les déterminismes sociaux, le système éducatif, même s’il a contribué à l’élévation des niveaux de qualification, reste profondément inégalitaire. Pire encore, il ne laisse désormais entrevoir une possible mobilité sociale que pour une petite minorité et l’on voit bien l’écart qui s’installe entre des élèves et des jeunes, amenés à grandir dans des mondes bien différents, voire étanches. Cela concourt à amplifier la défiance à l’égard des institutions et à entretenir un ressentiment durable. Dans ce contexte, l’enseignement privé tire son épingle du jeu libéral et renforce sa position sur un marché concurrentiel« , explique-t-il. Et il n’hésite pas à aller plus loin que la dénonciation de la ségrégation scolaire. Pour lutter contre la ségrégation scolaire il ne suffira pas d’inciter les familles favorisées à scolariser leurs enfants dans le public et à réglementer l’offre comme l’envisageait Pap Ndiaye. Il faudra aussi « convaincre une partie du corps enseignant de l’intérêt de la mixité sociale et scolaire » en assurant un accompagnement didactique et pédagogique. « Cette dernière dimension apparaît sans doute comme l’antidote à administrer – à piloter – au sein de nos établissements publics pour que l’éducation reste un bien commun à vocation démocratique et ne bascule pas vers un service marchand et concurrentiel exclusif« .
La marchandisation déjà au pouvoir rue de Grenelle
Beau rappel à l’ordre. Mais inutile. Car le combat idéologique semble déjà perdu rue de Grenelle. La privatisation de l’éducation est en route au centre de l’Education nationale. On peut regretter que la revue fasse l’impasse là dessus.
C’est la logique du « Pacte » lancé par Emmanuel Macron, qui vise à mettre sous contrat toutes les écoles et tous les établissements scolaires avec des enseignants payés à la tâche. C’est celle de la proposition de loi Brisson, adoptée en avril 2023 par le seul Sénat, qui veut créer des établissements publics sous contrat avec l’Etat échappant aux règles imposées à l’enseignement sous contrat actuel. Confiées à des managers, ces établissements embaucheraient leurs enseignants, fixeraient leur salaire et auraient une totale liberté pédagogique.
La loi Brisson n’invente rien. Elle reprend les recommandations d’un rapport de la Cour des Comptes de janvier 2023 qui appelle à la création d’établissements publics sous contrat avec financement en fonction des résultats et gestion privée des enseignants.
On comprend que la marchandisation évoquée dans ce numéro d’Administration & éducation n’est que la partie immergée de l’iceberg de la privatisation. Celle-ci est portée par le Nouveau management public, qui est devenu la doctrine de la « centrale », le ministère en lien avec des officines privées dont l’influence s’étend du Faubourg Saint-Honoré à la rue de Grenelle : l’Institut Montaigne, Teach for France etc. Comment s’en étonner quand ceux qui nous gouvernent sont le produit de la marchandisation de l’éducation ? Dans un excellent numéro de la Revue internationale d’éducation de Sèvres (n°82 de 2020), Xavier Pons parlait d’une « lame de fond ». Celle-ci submerge sous nos yeux l’Ecole française.
François Jarraud