Alors que la réforme du lycée professionnel s’installe malgré l’opposition unanime des syndicats de la voie professionnelle, Caroline Renson, professeure de Lettres-Histoire au lycée professionnel (PLP) Condorcet de Montreuil en Seine Saint-Denis, revient sur l’histoire du lycée professionnel, une histoire presque centenaire.
Le lycée professionnel , devenu « la cause nationale » d’ Emmanuel Macron lors de son passage à Saintes en mai 2023 suscite toutes les convoitises des politiques libérales. Sous prétexte de faire correspondre la carte des formations au marché de l’emploi, conception adéquationniste qui n’a jamais convaincu les chercheurs dont François Dubet (lire ici), c’est maintenant Valérie Pécresse qui dans le « choc de décentralisation » qu’elle souhaite pour la région Ile-de France aimerait bien transformer les lycées pro en « établissements publics locaux d’enseignement régional sous pilotage de la région ».
La dénomination est piquante et rappelle de loin, celle des écoles municipales professionnelles à l’époque où l’enseignement professionnel n’était pas encore rattaché au système éducatif national. La genèse des L.P est une histoire presque centenaire qui révèle les combats successifs de Républicains humanistes convaincus qu’apprendre un métier se faisait tant à l’atelier que sur les bancs de l’école.
En France, les première écoles techniques sont fondées au XVIIIe siècle par les communes, les ordres religieux, les compagnons et l’Etat. Mais c’est surtout au XIXème siècle qu’apparaissent réellement les premières structurations d’un enseignement technique, supervisées ou non par l’Etat.
Au début du XIXe siècle, s’il existe bien des grandes écoles de formation pour les ingénieurs (Conservatoire des Arts et métiers, École centrale des arts et manufactures…) ou pour le Commerce (École supérieure de commerce) chargées de former du personnel d’encadrement pour accompagner l’essor industriel, le système de formation de la main-d’œuvre est plutôt disparate. Il se développe selon des initiatives locales soutenues par des entreprises privées ou des collectivités territoriales et particulièrement en fonction des besoins locaux.
La loi Guizot du 28 juin 1833 est significative d’une volonté politique d’accompagner l’enseignement technique (pour le commerce et l’industrie) plus précocement dans le cursus scolaire. Elle prévoit l’ouverture d’une École primaire supérieure (E.P.S.) dans les chefs-lieux de département et les villes de plus de 6 000 habitants. En ce qui concerne les modèles d’éducation à l’apprentissage des métiers proposés au XIXe siècle, la typologie offerte par Stéphane Lembré dans son histoire de l’enseignement technique questionne « l’enjeu des ateliers dans l’apprentissage » selon quatre modèles distincts : « l’atelier dans l’école », instauré par les congrégations religieuses, dispense un enseignement général le matin et un enseignement technique l’après-midi ; « l’école dans l’usine », un enseignement de trois ans articulé à l’enseignement primaire particulièrement apprécié par le patronat ; « l’école par alternance », dans laquelle les enfants sont à l’école le matin puis chez un patron l’après-midi. « l’école d’apprentis» où les enseignements théoriques et pratiques sont dispensés dans les mêmes locaux. Autrement dit, les formations des apprentis questionnent tout autant la place des enseignements théoriques et pratiques, le lieu où ils sont délivrés, que leur légalité définie par les législations sur le travail des enfants. Dès cette première partie du XIXe siècle se dessinent déjà les axes autour desquels l’identité de l’enseignement professionnel va se déployer. Quels modèles de formation vont se développer ? Quelle place pour l’enseignement technique dans le développement du système éducatif français ?
La période des années 1880 à la Première Guerre mondiale se caractérise par le développement d’un réseau d’écoles techniques dans un contexte de mise en place de la République qui va généraliser la scolarisation. La loi du 11 décembre 1880 vise à offrir un cadre législatif unifié pour des écoles à créer ou déjà existantes. Elle permet l’ouverture des Écoles nationales professionnelles ( la première à Vierzon en 1883, Écoles des métiers d’arts Boulle et Estienne ouvertes à Paris en 1886 et 1887…) qui serviront de modèle aux futures Écoles manuelles d’apprentissage ( E.M.A). En 1892 l’enseignement technique est placé sous le seul contrôle du ministère du Commerce, et commence à se développer. Les 12 Écoles primaires supérieures sont alors rebaptisées École pratique de commerce et d’industrie ( EPCI). En 1895, le ministère du Commerce met en place la Direction de l’enseignement technique ( D.E.T), première administration française en charge de la formation. Cependant, les débats autour du contenu et du lieu des formations des ouvriers ne cessent pas. Ils opposent les membres de l’Association française pour le développement de l’enseignement technique (A.F.D.E.T., constituée en 1902 autour du ministère du Commerce) qui prônent le transfert de toutes les formations techniques au ministère du Commerce, aux défenseurs de l’instruction publique (constitués en 1900 autour du ministère de l’Instruction publique par l’Association amicale des fonctionnaires des E.P.S.) qui souhaitent un enseignement professionnel davantage encadré par l’enseignement général en privilégiant des sections professionnelles dans les Écoles primaires supérieures et en renforçant des cours complémentaires. Ainsi à la veille de la Première Guerre mondiale, l’enseignement technique, principalement encadré par le ministère du Commerce dans les E.P.C.I., reste l’objet des attentions républicaines qui souhaitent le voir se développer au sein des Écoles primaires supérieures.
Les rivalités entre l’A.F.D.E.T. et les défenseurs de l’instruction publique à propos de la place et du contenu des formations de l’enseignement technique tendent à prendre fin avec la Loi Astier (nom du président de la Commission parlementaire du commerce et de l’industrie en 1905). votée en juillet 1919, puis le transfert des différentes écoles professionnelles au sous-secrétariat de la D.ET devenue Direction Générale de l’enseignement technique du ministère de l’Instruction publique. Edmond Labbé et Hypollyte Luc en seront les deux directeurs généraux en 1920 et 1933. Ces deux hommes ont d’une certaine manière contribué à forger une identité spécifique aux enseignements professionnels qu’ils voulaient centralisés dans un ministère de l’instruction publique et non limités à de simples formations techniques qui répondaient aux besoins de l’industrie et du commerce. Dans un rapport à l’inspection générale de l’enseignement technique, Edmond Labbé explique dès 1912 que l’enseignement professionnel doit autant former des ouvriers que des électeurs éclairés et des citoyens. En 1926 , cette conception est réaffirmée par Edouard Herriot, alors ministre de l’instruction publique qui affirme dans une circulaire au personnel de l’enseignement technique « Vous n’oublierez pas non plus que vous êtes des éducateurs et qu’en formant des producteurs, vous devez former des citoyens et des hommes ». Former l’homme, le citoyen, le travailleur sera d’ailleurs un axe important du plan Langevin-Wallon d’après-guerre, et une conception qui sera maintenue dans les diverses formes institutionnelles de l’enseignement professionnel. On doit en effet à Hypolite Luc, resté à la direction de l’enseignement technique sous le régime de vichy d’avoir renforcé le pouvoir de la D.E.T et œuvré à l’unification de l’enseignement technique. Ainsi, entre 1941 et 1944, tous les centres de formation professionnelle sont rattachés à la D.E.T , les E.N.P deviennent des lycées techniques, les E.P.C.I sont transformés en collèges techniques et les écoles primaires supérieures évoluent en collèges modernes. À la libération la filière de l’enseignement technique se verra officiellement administrée par le Conseil supérieur de l’enseignement technique, rattaché au Conseil supérieur de l’enseignement public. Les Centres d’apprentissage vont être renforcés et dotés d’Écoles normales nationales d’apprentissage (E.N.N.A.) chargées de former les maîtres d’atelier ainsi que les maîtres d’enseignement général.
La suite de l’histoire de l’enseignement professionnel est plus connue. La réforme Berthoin de 1959 vise à une unification du système éducatif et fixe un système d’orientation distribué en cinq paliers. L’enseignement technique court est alors dispensé dans des Collèges d’enseignement technique (C.E.T) devenus des lycées d’enseignement professionnel (LEP) en 1976. En novembre 1985, la rénovation de la voie professionnelle aboutit à la création du baccalauréat professionnel et transforme les L.E.P. en L.P. (Lycée professionnel) dans le but de leur conférer une « égale dignité » avec les lycées classiques et technologiques.
Depuis 2022, il semble que l’histoire des LP fasse un grand bond en arrière . En juillet , les lycées professionnels ne sont plus exclusivement administrés par l’éducation nationale, et sont placés sous la tutelle de Carole Grandjean, ministre déléguée auprès du ministre du Travail, du Plein emploi et de l’Insertion et du ministre de l’Éducation nationale et de la Jeunesse, chargée de l’Enseignement et de la Formation professionnels. Voilà donc les LP sortis du giron exclusif de l’Éducation nationale. Plus récemment, en demandant un élargissement des compétences régionales en matière d’éducation, et en voulant transformer les LP en établissements publics locaux d’enseignement régional, la présidente de la région Île-de-France s’apprête à nous faire revenir un siècle en arrière. C’est à dire, au temps des formations professionnelles disparates et durant lequel on se questionnait sur les visées de l’enseignement professionnel à des fins seulement utilitaristes .
Caroline Renson