Sébastien Ledoux revient sur les 357 perturbations à la minute de silence en hommage à Dominique Bernard. Pour l’historien français, spécialiste des enjeux de mémoire, ces perturbations ont eu « un traitement mediatico-politique démesuré par rapport au nombre réduit de contestations ». « Tout cela relève plutôt d’un nouveau défi pédagogique sur la conception de la laïcité, de la liberté d’expression que d’une scission de notre société – même s’il existe des situations de radicalisations inquiétantes qu’il faut traiter», explique-t-il aux lecteurs et lectrices du Café pédagogique.
Vous qui avez enquêté sur les réactions post attentat Charlie, de 2015 et Samuel Paty, comment interprétez-vous les 357 perturbations à la minute de silence en hommage à Dominique Bernard ?
C’est un phénomène très minoritaire. 357 perturbations mis au regard des douze millions d’élèves, c’est infime. Il faut aussi noter que nous avons plusieurs types de perturbations, dont celles qui sont de l’ordre de la revendication religieuse de type Allah Akbar ou du djihadisme. Celles après Charlie Hebdo ont pris différentes formes comme ne pas se lever, tourner le dos, refuser de participer à l’hommage dans la cour avec les autres élèves en accord avec l’équipe éducative. Il est important de dissocier les réactions hostiles des élèves sous peine d’amalgames aux conséquences de moins en moins anodines.
Il me semble aussi nécessaire de bien resituer ces phénomènes. Il y a un effet de loupe sur un rituel de deuil scolaire interprété depuis 2015 comme un test grandeur nature de loyauté des élèves envers la nation et ses valeurs républicaines. Dès janvier 2015 – après les attentats contre Charlie – jusqu’à aujourd’hui, on fait de cette minute de silence et des réactions des élèves un enjeu considérable. Le On regroupe autant certains médias que certains politiques classés à droite et l’extrême droite. Les chiffres de la contestation ont aussi été l’objet de fortes tensions en janvier 2015 au sein même du gouvernement de l’époque entre la ministre de l’Éducation nationale Najat Vallaud-Belkacem et le Premier ministre Manuel Valls.
On retrouve chez Attal après la minute de silence en hommage à Dominique Bernard le même discours de fermeté à l’Assemblée nationale sur “le pas de vague ça suffit”, mais en montant d’un cran avec des demandes d’exclusions d’élèves. Il y a donc là un traitement médiatico-politique démesuré par rapport au nombre réduit de contestations qui est réalisé dans le cadre désormais de la sécurité nationale.
Et pourquoi ?
Les attentats de 2015 ont été un choc pour notre société. Un choc aussi parce que les terroristes sont des « terroristes de l’intérieur », des home grown terrorists comme on les nomme outre-Atlantique. C’est un changement de paradigme. Dans les attentats des années 80-90, la figure du terroriste reste extranationale. En janvier 2015, on se rend compte que ce sont des enfants qui ont grandi sur les bancs de l’école de la République. Le fait que l’on sache très vite que les frères Kouachi sont français, qu’ils ont été à l’école en France rejaillit fortement sur les injonctions ordonnées par le deuil scolaire, dont les marques d’hostilité sont perçues comme des actes de complicités avec les terroristes. On a très vite pointé du doigt la responsabilité de l’école. On peut discuter de l’utilité ou non de faire une minute de silence, mais l’autre question c’est comment l’on interprète et comment on répond à ces refus et perturbations.
Et tous les attentats ont-ils généré les mêmes enjeux et polémiques ?
Après le 13 novembre, il n’y a quasiment pas eu d’incidents. Il y avait une certaine unanimité à condamner les attentats. Une unanimité qu’il n’y avait pas après Charlie et après Samuel Paty. Après le 13 novembre, tout le monde a peur, même les élèves qui avaient contesté la minute de silence en hommage aux journalistes de Charlie Hebdo car ils se sentent eux aussi visés par les terroristes.
La minute de silence post-Charlie ne relevait pas des mêmes enjeux. Il faut discerner ici les réactions. Il y a eu des propos relevant d’apologie de terrorisme, comme les “ils l’ont cherché” etc. Mais dans d’autres cas, si des élèves n’ont pas voulu participer à l’hommage post-Charlie, c’est parce que le mot d’ordre était alors « Je suis Charlie ». Dans la tête de certains élèves musulmans, cela signifiait respecter une minute de silence qui ne rend pas tant hommage aux victimes, mais qui signifie manifester leur adhésion à Charlie Hebdo, donc aux caricatures religieuses du prophète, caricatures qui heurtent leurs convictions. Or, la pression médiatico-politique a interprété ces refus comme une adhésion aux actes terroristes. C’est un énorme malentendu qui s’est joué, qui a été travaillé par des équipes éducatives, mais qui n’a pas été dissipé par la suite dans la classe politique, au contraire.
On observe depuis plusieurs années une sensibilité plus forte sur le religieux de certains élèves, sur les croyances, et même celle des autres d’ailleurs. Dans des établissements où j’ai enquêté, certains élèves étaient solidaires de leurs camarades musulmans, en considérant avec eux qu’ « on ne se moque pas des croyances » et c’est sur ce postulat que certains ont refusé de rendre hommage aux victimes ou ont exprimé leur désaccord lors de débats en classe. Cela a constitué un double choc pour des enseignants, des enseignants déjà bouleversés en janvier 2015 par la mort de personnes dont elles se sentaient proches – Cabu, Wolinski, Bernard Maris – sans être lecteurs du journal satirique. Ce choc s’est accentué avec l’assassinat de Samuel Paty mêlé d’une profonde colère envers l’institution.
Mais alors, il n’y a pas de quoi s’inquiéter ?
Je ne dirai pas non plus cela. Disons que tout cela relève plutôt d’un nouveau défi pédagogique sur la conception de la laïcité, de la liberté d’expression que d’une scission de notre société – même s’il existe des situations de radicalisations inquiétantes qu’il faut traiter. Mais je relèverai davantage que ces perturbations éclairent fortement une possible contradiction pour certains élèves entre l’enseignement de la liberté d’expression – dont les caricatures religieuses – et l’éducation à la laïcité de plus en plus présente dans leur cursus et qui, dans ses principes, garantit la non-discrimination des religions. Or, les caricatures religieuses sont parfois vécues comme des faits discriminant leur religion sans que cette réaction relève d’une radicalisation de type djihadiste. C’est ce que pointent ces contestations. Certaines équipes pédagogiques ont saisi cette occasion pour mener des actions pédagogiques pour expliciter les choses. Dans les établissements concernés par mon enquête, il y a toujours eu une réponse scolaire pédagogique des équipes éducatives pour les élèves qui perturbaient les minutes de silence et c’est ce fait qui a été totalement évacué par les surréactions médiatiques et politiques créant ce point de fixation. Il doit toujours y avoir une réponse scolaire, c’est là le plus grand enjeu, me semble-t-il, même – et surtout – quand nous sommes saisis d’effroi face désormais aux assassinats d’enseignants.
Propos recueillis par Lilia Ben Hamouda