En mémoire de Christine Renon
« Aujourd’hui samedi je me suis réveillée épouvantablement fatiguée », écrivait Christine Renon, directrice d’école maternelle à Pantin, le 21 septembre 2019, il y a 4 ans, avant de se donner la mort sur son lieu de travail. Redonner un nom, redonner un visage à tous ceux et toutes celles qui ont perdu la vie dans l’apprentissage ou l’exercice de leur métier, telle est la mission à laquelle, depuis plusieurs années, Matthieu Lépine, professeur d’Histoire-Géographie en Seine-Saint-Denis s’est attaqué, et dont il rend compte dans Hécatombe invisible, ouvrage nécessaire, recensement glaçant. Si dans la Grèce antique, on célébrait la déesse Athéna par une hécatombe, c’est-à-dire un sacrifice de 100 bœufs, en France ce sont au moins 1400 hommes et femmes, pour beaucoup âgé.es de moins de 25 ans, qui sont morts et mortes sur l’autel du dieu du Travail, entre 2019 et 2022. Comment justifier une telle hécatombe ? Jusqu’à quand fermerons-nous les yeux sur ces chiffres qui font de la France le pays européen où le travail tue le plus ? Entretien avec l’auteur, Matthieu Lépine, dont l’ouvrage se trouve à l’exacte et juste place entre empathie bouleversante et distance nécessaire à la réflexion.
Comment de professeur d’Histoire-Géographie au collège en Seine Saint-Denis devient-on « lanceur d’alerte » sur les accidents du travail ? Comment en vient-on ainsi à passer « l’essentiel de son temps libre » « à rendre visible ce qui ne l’est pas » ?
C’est d’abord l’indignation suite aux morts de deux travailleurs en janvier 2019, et au peu de réactions qu’elles suscitent alors, qui m’a poussé à m’engager dans la lutte contre les accidents du travail. A l’époque, je m’intéresse déjà au sujet depuis quelque temps mais je suis choqué, touché, par les disparitions de Michel Brahim, un ouvrier de 68 ans et de Franck Page, livreur Uber eats de 19 ans. L’un aurait dû être à la retraite, l’autre était étudiant et tous les deux ont perdu la vie en travaillant. Leurs morts ne provoquent pourtant guère de réactions. Pire, les victimes ayant le statut d’autoentrepreneurs, elles ne seront même pas qualifiées comme des accidents du travail. Alors, afin de donner davantage de visibilité à ce sujet, qui peine à sortir de la catégorie des faits divers, je me lance dans un recensement quotidien de ces drames. M’inspirant de la démarche du journaliste David Dufresne sur les violences policières, je décide d’utiliser les réseaux sociaux pour rendre visible mon travail. Je n’ai cessé de m’y atteler depuis maintenant plus de quatre ans et demi. Le sentiment d’œuvrer pour une cause juste et de me montrer utile à celle-ci est resté mon moteur principal jusqu’à aujourd’hui.
Enseignant, vous êtes particulièrement sensible à « la vulnérabilité des jeunes au travail », les accidents de travail sont d’ailleurs, vous le rappelez, 2,5 fois plus élevés chez les moins de 25 ans. Comment ce phénomène s’explique-t-il ? La réforme de l’enseignement professionnel annoncée vous semble-t-elle prendre en compte ce chiffre alarmant ?
A mesure que mon recensement s’étoffait, j’ai découvert qu’on pouvait mourir au travail à 17 ou 18 ans. La plus jeune victime que j’évoque dans mon ouvrage est un jeune stagiaire dans le monde agricole âgé de 14 ans. Il aurait pu être l’un de mes élèves. Parce qu’ils sont inexpérimentés, peu formés et méconnaissent leurs droits, les jeunes représentent une population particulièrement vulnérable face aux accidents du travail. Ainsi, 12 094 apprentis ont été victimes d’un accident du travail en 2021 dont 5 mortels (hors monde agricole). Plus d’un par heure. Un chiffre qui s’élève à plus de 105 000 si on prend en compte l’ensemble des jeunes de moins de 25 ans.
Les risques sont d’autant plus élevés si ces jeunes sont mal encadrés et uniquement considérés comme une main d’œuvre pas cher à qui on confie des missions similaires à celles des employés. La promotion à tout crin de l’apprentissage depuis un certain nombre d’années ou encore la réforme de l’enseignement professionnel poussent malheureusement à cela. Aides à l’embauche pour les entreprises, augmentation de la durée des stages en milieu professionnel, indemnisation de ces stages prise en charge à 100% par l’Etat… Tout est fait pour pousser les entreprises à avoir recours à ce type de main d’œuvre. Mais un jeune en formation, cela demande de l’attention, du temps, de l’investissement de la part des encadrants. On notera que depuis 2015, les employeurs n’ont plus l’obligation de recevoir l’aval de l’Inspection du travail pour faire travailler des mineurs à des postes dangereux. François Rebsamen, Ministre du travail de l’époque, avait justifié cela en affirmant faire « le pari que les employeurs sont responsables »…
Il faut attendre 1906 pour que naisse le Ministère du Travail et de la Prévoyance Sociale, en réponse aux 1099 morts de la catastrophe de Courrières. Et 1910 pour que le premier texte du code travail voit le jour avec l’objectif de « régler les rapports des travailleurs et de leurs employeurs ». Vous semblez penser que ces priorités ont désormais changé, vous parlez même de « détricotage » : pour quelles raisons ?
Il suffit de voir le mépris de certains de nos dirigeants politiques concernant le Code du travail dont, il faut le rappeler, un quart des articles évoque les questions de santé et de sécurité au travail. Prenons par exemple Murielle Pénicaud (Ministre du travail de 2017 à 2020) : « On a un Code du travail, qui, en gros, n’est fait que pour embêter 95% des entreprises » dit-elle. Vous me direz, la droite et le patronat tenaient déjà ce discours il y a un siècle.
Au-delà des mots, il y a les actes et s’il fallait pointer une mesure emblématique concernant ce « détricotage », je citerai inévitablement la suppression des CHSCT suite aux ordonnances Macron de 2017. Il s’agit d’un véritable coup porté à la prévention puisque la fusion des CHSCT dans les CSE a eu pour conséquence de réduire le nombre de représentants du personnel en charge de questions de santé et de sécurité et d’amoindrir leurs pouvoirs d’intervention. La même année, ce sont quatre des dix critères de pénibilité qui ont été supprimés. Cela vient s’ajouter aux effets de la loi El Khomri de 2016 qui a supprimé la visite médicale d’embauche et rendu plus complexe le suivi régulier des salariés par la médecine du travail. En parallèle, on allonge de deux ans l’âge de départ à la retraite alors que les plus de 50 ans représentent plus de la moitié des morts au travail…
Selon la CPAM un accident du travail survient toutes les deux minutes dans le BTP, « jamais par hasard » dites-vous, refusant l’idée que le risque zéro n’existerait pas. De quels leviers pourrait-on se servir pour lutter contre cette logique infernale et améliorer l’efficacité des politiques de prévention ?
La banalisation des morts au travail est un véritable fléau dans notre pays. Alors que plus d’un million d’accidents est déclaré chaque année, beaucoup feignent encore de voir dans ces drames de simples faits divers plutôt que d’ouvrir les yeux sur ce qui fait système. Organisation du travail défaillante, externalisation et précarisation de la main d’œuvre, déresponsabilisation des donneurs d’ordres…
Face à cela, la réponse politique n’est absolument pas à la hauteur. Le Ministère du travail vient de lancer une campagne nationale de prévention à travers notamment des clips. C’est un début. Malheureusement, si l’action gouvernementale se limite à cela les effets seront ridiculement faibles. L’une des priorités, en matière de prévention des risques et de contrôle des conditions de travail, serait de redonner de véritables moyens à l’Inspection du travail alors même que le nombre d’agents ne cesse de se réduire. Le rôle des inspecteurs du travail est primordial. Ils veillent au rééquilibrage du rapport de forces entre employeurs et salariés via l’application du Code du travail. Or aujourd’hui, cette mission de service public est entravée dans certains départements faute de personnel. Par ailleurs, la justice doit aussi se montrer plus ferme avec les employeurs qui ne respectent pas la loi et mettent ainsi en danger la vie de leurs salariés. On constante pourtant qu’une large majorité des procès-verbaux dressés par l’Inspection du travail ne donne lieu à aucune condamnation.
Les secteurs de l’agriculture, de l’industrie des transports, du bûcheronnage et de la pêche, majoritairement masculins, sont les secteurs les plus exposés. Pour autant les femmes sont-elles épargnées par les accidents du travail ?
Absolument pas. En 2021, plus de 220 000 femmes ont été victimes d’un accident du travail. Ce n’est pas rien. Ceci d’autant plus que l’évolution du nombre de ces accidents est très inquiétante depuis une vingtaine d’années. Plus 41,6% entre 2001 et 2019 selon une enquête de Disclose. Il en va de même concernant les maladies professionnelles (+158,7%). Employées dans les secteurs de la santé, des services à la personne, de la propreté ou encore de la grande distribution, les femmes sont victimes de 60% des troubles musculosquelettiques. Le fait que les victimes d’accidents mortels soient très largement des hommes ne doit pas nous faire oublier cette autre réalité du monde du travail.
Vous évoquez dans les premières pages du livre le suicide de notre collègue Christine Renon. Diriez-vous que les risques psychosociaux se sont aggravés dans l’Education Nationale, souvent perçue comme un milieu protégé en termes d’accident de travail – si ce n’est de souffrance au travail – et pourquoi selon vous ?
La souffrance au travail n’a probablement jamais été aussi présente qu’aujourd’hui dans l’Education nationale. Les raisons sont multiples : dégradation globale du climat scolaire, multiplication des taches (chronophage…), manque de formation, perte de sens… On voit bien que le métier n’attire plus car il y a une forme de déclassement social et salarial des enseignants. Il faut voir le nombre de contractuels aujourd’hui dans nos établissements et la façon dont ils sont parfois traités.
Cette dégradation généralisée du métier elle est aussi le résultat d’une perte de confiance énorme envers l’institution. Difficile d’oublier la façon dont Samuel Paty a été abandonné. Difficile d’oublier Christine Renon et sa lettre qu’elle conclut ainsi : « Je remercie l’institution de ne pas salir mon nom ». Le mandat de Jean-Michel Blanquer a fait très mal. La gestion du Covid aussi. Je me souviens des propos de Sibeth Ndiyae pendant le confinement au sujet des « enseignants qui ne travaillent pas » alors que, du jour au lendemain, nous avons dû totalement réinventer notre façon d’enseigner. Et voilà maintenant qu’on nous propose de travailler plus, pour gagner plus ou encore de nous former en dehors de notre temps de travail. A titre personnel, c’est l’inique système de mutation que je subis. Après 12 ans d’enseignement en REP+, je reste assigné à mon établissement. J’ai dû prendre la décision de me séparer géographiquement de ma femme et de mes enfants pour espérer pouvoir retourner en Bretagne (mon académie d’origine) avec toutes les conséquences que cela a engendrées. Comment peut-on traiter ainsi son personnel ? C’est tout cela qui nourrit le désespoir des enseignants, les pousse à la démission et dans les cas les plus tragiques au suicide.
Pour obtenir justice les victimes ont à mener un « véritable parcours du combattant », à l’issue souvent décevante, voire scandaleuse. Pourriez-vous en ce sens revenir sur l’exemple édifiant de l’indemnisation des victimes de la catastrophe AZF à Toulouse que vous racontez dans le livre ?
Nous avons en France un système d’indemnisation des victimes d’accidents du travail qui est absolument scandaleux. Si une victime d’un accident de la route est indemnisée intégralement (loi Badinter de 1985), un salarié, bien qu’ayant subi un préjudice égal, devra lui se contenter d’une indemnisation forfaitaire. Une inégalité de traitement absolument invraisemblable.
Le cas de la catastrophe AZF est en effet un exemple éclairant. A l’époque, les victimes se trouvant en dehors du site industriel ont pu bénéficier de la convention nationale pour l’indemnisation des victimes d’explosion. Mais les salariés présents au sein de l’usine en ont eux été exclus en raison de la législation sur les accidents du travail. Ainsi, si les premiers ont été entièrement indemnisés, les seconds n’ont reçu qu’une indemnisation forfaitaire. Il a fallu mener une bataille judiciaire et médiatique pour qu’un accord soit finalement trouvé avec Total sur ce sujet. Ainsi, les cas d’indemnisation intégrale de victimes d’accidents du travail en France sont très rares. Ces dernières années, plutôt que s’atteler à réparer cette injustice nos élus ont préféré s’attaquer à l’exonération fiscale des indemnités journalières ou encore à mettre fin à leur revalorisation.
De par votre formation, vous êtes particulièrement sensible à l’importance d’une culture mémorielle. Vous rappelez d’ailleurs qu’existe depuis 1991 au Canada « un jour de deuil national en mémoire des victimes d’accident de travail et de maladies professionnelles », pourriez-vous, pour terminer cet entretien, nous donner quelques exemples d’actions mémorielles que vous avez recensées, et peut-être d’actions aussi à mener par des enseignant.es ?
Il y a beaucoup à faire en France sur cette question. Contrairement au Canada, il n’y a jamais eu de réflexion portée au niveau national pour entretenir cette mémoire comme cela peut se faire sur d’autres sujets. Les initiatives viennent souvent de familles de victimes, d’association ou de syndicats. Pourtant, c’est en France, dans les mines de Courrières, que le 10 mars 1906 eut lieu la plus grande catastrophe industrielle de l’histoire européenne. 1099 morts. Le député Aurélien Saintoul a d’ailleurs récemment proposé qu’un jour férié en hommage aux morts au travail soit créé le 10 mars tant cette date est symbolique. Cependant, en dehors du bassin minier évidemment, peu de personnes connaissent finalement cette tragédie. C’est anormal.
Lorsque j’évoque ce sujet on me rétorque souvent : « on ne va pas mettre une plaque à chaque fois qu’un ouvrier meurt ». Voilà qui en dit long sur le niveau de réflexion de certains. Ce travail me semble pourtant nécessaire à plusieurs égards. C’est d’abord, l’hommage qu’on doit à ces personnes qui un matin sont partis au travail, pour construire nos logements, transporter nos marchandises, produire notre nourriture et ne sont jamais revenues. C’est aussi à mon sens le chemin à prendre pour enclencher une véritable prise de conscience sur le sujet des accidents du travail.
En tant que professeur d’Histoire-géographie, je prends ma part. Chaque année, dans le cadre du chapitre sur la Révolution industrielle j’étudie avec mes élèves de quatrième un monument commémoratif. Il s’agit d’une stèle inaugurée en 2019 à Bully-les-mines (Pas-de-Calais) à l’occasion des 150 ans de la catastrophe minière du 18 novembre 1869. Sur une plaque figurent les noms et âges des victimes. Parmi elles, Henri (9 ans), Léandre (10 ans) ou Alexandre (11 ans). A leur évocation, les réactions des élèves ne tardent pas. C’est ainsi que les échanges sur le sujet débutent et que la réflexion des uns et des autres commence à se nourrir.
Propos recueillis par Claire Berest
L’Hécatombe invisible, Enquête sur les morts au travail par Matthieu Lépine aux éditions du Seuil
Courrier du 21 septembre 2019 de Christine Renon