À l’ère du numérique, à l’heure de l’exposition de soi sur les réseaux sociaux devient la norme d’une partie de notre jeunesse, quel rôle doit jouer l’École pour éviter les dérives ? Bruno Devauchelle, chercheur spécialiste de la question du numérique éducatif. « Comment instruire et/ou éduquer dans ce contexte ? » interroge-t-il. « Malheureusement, les propos actuels des responsables politiques n’apportent pas d’éclairages suffisants pour accompagner les équipes éducatives et installer de nouvelles pratiques. Les évènements récemment médiatisés suscitent beaucoup d’émotion, mais peu de propositions… Il est temps que l’Éducation Nationale sorte de la naïveté voire le déni, l’exemple du harcèlement scolaire nous y incite ».
Pourquoi, devenus adultes, l’exposition de soi, en particulier en ligne, nous attire tant ? Pourquoi avons-nous adopté l’informatique puis sa version sociale, le numérique avec davantage d’enthousiasme que de réserve ou de méfiance ? Sommes-nous soumis à la publicité, aux médias, à l’évolution de la société ? Le credo néolibéral individualiste n’est-il pas en train de provoquer des dégâts importants dans le monde adulte, pour peu que celui-ci soit, en plus, vulnérable ? Il semble bien que l’on puisse attribuer le terme « d’emprise » pour qualifier ce qui est advenu au cours des soixante dernières années. L’idéologie du développement, le « toujours plus » a été complètement intégré, assimilé dans la culture en particulier dans le monde occidental. Si chacun essaie de trouver une « zone de confort » quels que soient ses moyens matériels et humains, tous nous avons accepté le fait numérique au coeur de notre manière de vivre. Et désormais, nous donnons aux jeunes ce monde tel qu’il est alors même que nous adultes, parents, éducateurs, sommes parfois en difficulté face à cette réalité du numérique dans la société !
Des inégalités persistantes
Le monde de l’enseignement n’échappe pas à ces réalités que chacun peut constater depuis de nombreuses années. Dès les développements et la généralisation de la télévision et maintenant de l’informatique mobile connectée, les enseignants sont doublement confrontés à ces questionnements : d’abord pour eux-mêmes, ensuite pour les publics auprès desquels ils travaillent, élèves et parents. Dans notre billet intitulé « Autorité versus légitimité, quelle politique éducative à l’ère du numérique ? », nous faisons référence aux enquêtes récentes publiées au cours de l’été qui montrent les multiples vulnérabilités qui touchent la population et en priorité le monde de l’éducation (et pas uniquement scolaire). Or si l’école se veut égalitaire, au moins dans ses finalités, elle doit faire face à de nombreuses disparités et problématiques parfois difficiles à identifier. Au coeur de ces disparités, le rapport aux moyens numériques complète désormais un tableau des inégalités que l’école ne parvient pas à réduire.
Harcèlement, cyber ou pas, un phénomène révélateur
L’actualité du harcèlement illustre tout à fait la difficulté d’une institution contraignante, l’école, face à un problème qui utilise ses « marges » pour se manifester : récréations, relations interpersonnelles, moyens numériques etc… Nombre d’acteurs de l’enseignement disent ne pas repérer ces situations facilement et demandent de l’aide extérieure (du style lieu d’écoute, d’accueil, accompagnement psychologique…). Cette difficulté de repérage inquiète les acteurs impliqués de l’école et les extensions numériques ne font qu’amplifier le risque et l’incompréhension et parfois l’incrédulité. Les éducateurs peuvent aussi parfois tendre vers une volonté de se « décharger » du repérage et encore davantage du traitement de ces situations. Si l’on peut les comprendre, il faut regretter un des aspects centraux du vivre ensemble : la possibilité de parole et d’écoute dans une démarche d’autorité confiante. Le danger le plus important est celui de la défiance des jeunes face au monde des adultes, comme semblent le montrer les situations dramatiques régulièrement médiatisées. Quand la parole n’a plus de lieu pour s’exprimer, elle s’enferme et elle enferme. Et pour cela les moyens numériques sont un piège supplémentaire dès lors que la parole expose celui ou celle qui la tient en ligne. Si une grande majorité des jeunes apprennent progressivement à se prémunir des dangers, certains sont en difficulté car, entre le souhait d’exister par la parole en ligne et les risques d’une expression publique, ils ne mesurent pas réellement ce qui se produit et en souffrent, en sont victimes.
Fort heureusement la quasi totalité des enseignants est loin de ces comportements. Du moins semble-t-il. Le livre de Pierre Merle (PUF 2005 – 2012) intitulé « L’élève humilié, L’école, un espace de non-droit ? » a pourtant montré que les pratiques enseignantes peuvent se révéler difficiles à supporter par les élèves se sentant humiliés. L’indice fourni ici est que c’est à bas bruit que circulent les propos d’adultes qui peuvent affecter lourdement une personne jeune. Comme de plus le contexte scolaire est un milieu « à part », avec des règles internes spécifiques, les élèves ont aussi pris exemple sur leurs enseignants (les propos véhéments, vexants), mais désormais dans un autre but (l’atteinte personnelle de l’autre). On peut donc s’interroger sur nos attitudes d’adultes qui pourraient induire, voire fabriquer, chez les jeunes des manières de faire. L’exemple actuel de la violence verbale dans la société et sur les réseaux numériques étant assez éclairant. C’est pourquoi au sein des établissements scolaires, le collectif est appelé à échanger, engager une réflexion commune afin de fournir aux élèves un cadre stable et rassurant sur ce qu’est le « vivre ensemble », ce qu’est le « faire société ».
L’exposition de soi, une question essentielle
A ces différents points s’ajoute donc celui de l’exposition de soi. Chacun de nous peut avoir besoin pour avoir le sentiment d’exister d’être reconnu. La caractéristique de l’enseignant est qu’il est a priori reconnu par son statut, à l’instar d’autres professions. Toutefois la lente et continue dévalorisation du métier met à mal cette reconnaissance que certains vont tenter de chercher « ailleurs », comme, par exemple, ceux qui s’investissent dans le développement du numérique éducatif (nous-même en avons été) pour tenter de renforcer leur propre image. Mais les dérives, en particulier sur les réseaux sociaux numériques, observées dans ce monde sont en train de provoquer une mise à l’écart du monde scolaire de certaines pratiques chères à de nombreux jeunes. Cette mise à l’écart est d’abord une méconnaissance ordinaire et habituelle par les adultes des pratiques des jeunes, c’est ensuite un repli sur des zones sécurisées et en l’occurrence, l’espace scolaire en est un pour les adultes.
Sortir de l’ornière éducative
Des chercheurs, comme Anne Cordier par exemple, tentent de nous aider à comprendre les jeunes (adolescents en particulier) et leurs comportements face aux moyens numériques. D’autres embarquent avec le bateau de la déploration sans apporter d’alternatives autres que la suppression de ces moyens, au moins à l’école. D’autres encore, à l’instar des autorités politiques françaises et européennes, tentent de contrôler, de réguler, de légiférer parfois même en imposant aux adultes des règles qu’ils ne parviennent pas à mettre en place sans le cadre légal (contrôle parental, filtrages amont etc.). La question est essentielle pour le système éducatif : comment instruire et/ou éduquer dans ce contexte ? Malheureusement, les propos actuels des responsables politiques n’apportent pas d’éclairages suffisants pour accompagner les équipes éducatives et installer de nouvelles pratiques. Les évènements récemment médiatisés suscitent beaucoup d’émotion, mais peu de propositions… Il est temps que l’Éducation Nationale sorte de la naïveté voire le déni, l’exemple du harcèlement scolaire nous y incite.
Bruno Devauchelle