Un jeudi sur deux, Daniel Gostain, enseignant spécialisé, membre de la FNAREN, et Jacques Marpeau, docteur en sciences de l’éducation, nous proposent de décortiquer certaines notions pour en faire un sujet de réflexion, pour ouvrir le débat, afin de mettre en relief les enjeux qui découlent de leur utilisation.
Au sens commun du terme, l’altération désigne une dégradation, une détérioration des propriétés d’un corps. L’altération est un processus de remaniement d’un système vivant qui nécessite, pour évoluer, la perte de certaines de ses propriétés. Il ne peut y avoir ni changement, ni création, sans altération. L’altération est inhérente au système vivant, mais c’est la conscience de son altération et de sa finitude qui différencie l’humain du règne animal. Aucune situation humaine ne peut perdurer en l’état, car alors, elle perd sa nouveauté et de là une partie de son intérêt, pour ensuite, s’affadir dans l’habitude et la routine.
L’altération dans la rencontre d’autrui
La rencontre de l’altérité de l’Autre entraîne un changement de soi, et donc l’altération d’une partie de ce qui constituait notre identité avant la rencontre. Dès qu’il y a de l’Autre, il y a altération réciproque. Cet autre m’altère et me change, en même temps qu’il est changé par sa rencontre avec moi. En me révélant qu’il est Autre, il me dévoile une autre façon d’être et d’habiter le monde que la mienne. Il déconstruit partiellement ma manière de voir et de penser en l’ouvrant à d’autres possibilités. Il m’altère en me révélant que ma façon de le voir m’est personnelle et que ma vision du monde n’est pas universelle. Il me révèle ainsi ce que je suis en propre.
En nommant ce qui me constitue en termes de sens et de valeur au regard de cet autre qui m’invite ou me convoque au débat, je me constitue en tant que sujet singulier. Il y a subjectivation, c’est à dire constitution de soi en tant que sujet, grâce et par l’échange intersubjectif. Chacun peut se révéler à soi-même dans sa singularité radicale par l’autre, en même temps que dans son appartenance à une humanité commune. D’où l’importance et l’enjeu de l’instauration du débat authentique
C’est par l’altération que l’on peut « grandir »
C’est grâce à l’altération de certains aspects de l’existant et par la désorganisation des rapports institués que s’ouvrent des perspectives nouvelles et impensées tant au niveau des personnes que des institutions. L’altération de soi dans la confrontation à la réalité est liée à la prise de conscience que la représentation que l’individu se fait d’une réalité « ne colle pas » avec certains des aspects auxquels il se trouve confronté. Il y a invalidation de ses repères, de ses évidences et de son mode de fonctionnement. Il y a pour lui une urgente obligation à déconstruire ses représentations, ses acquis et ses certitudes. Il lui faut « désapprendre » pour pouvoir entrer dans un domaine autre. Il y a pour lui obligation de sortir d’une réaction d’immédiateté et de certitude qui le condamne à l’échec d’une réaction inappropriée. C’est l’acceptation de l’altération qui lui permet d’entrevoir qu’une toute autre attitude est nécessaire et possible, à condition qu’il change de mode de compréhension.
Qu’en est-il de l’altération pour des enfants qui sont eux-mêmes en difficulté ou en insécurité ?
L’altération existe pour tout-un-chacun, elle est incontournable. Mais la transformation est tellement redoutable que l’enfant va freiner des quatre fers pour ne rien changer.
Le problème de l’enfant en difficulté, c’est que justement, il a une expérience de l’altération qui est extrêmement douloureuse, et de ce fait, il va dépenser toute son énergie pour s’en défendre.
Par exemple, en natation, il va être tellement terrorisé de perdre ses repères de verticalité qu’il ne va absolument pas pouvoir se lâcher.
Ce serait quoi une pédagogie de l’altération ?
C’est la pédagogie du jeu : avoir du plaisir gratuit, c’est-à-dire pouvoir perdre avec plaisir. Que le plaisir du jeu l’emporte sur l’enjeu de gagner ou de perdre.
La question de la pédagogie de l’altération, c’est faire accéder une personne au fait d’assumer de gagner très peu, mais que ce soit tangible, et donc de renoncer à un tas de choses. C’est sortir de la toute-puissance. Les psychologues parleraient de tout le travail de désillusionnement, qui doit se faire dans la petite enfance, mais hélas, si ce n’est pas fait, ça sera aussi le problème des adultes.
Le véritable enjeu de la compréhension de l’altération, c’est que si tu intègres l’altération, tu vas avoir de la frustration, mais tu déboucheras aussi sur de la créativité. Si tu te défends contre l’altération, tu vas t’enfermer dans des mécanismes de défense qui vont tenter de te garantir la toute-puissance et tu vas basculer dans l’auto-destructivité et/ou l’hétéro-destructivité.
Ce serait quoi le travail avec l’altération pour une classe ?
L’altération d’une classe, c’est une classe qui n’accepterait pas la frustration et qui voudrait être dans une espèce de constante facilité. La question de l’altération, c’est en fait la place de la frustration : si tu n’as pas de frustration, tu ne peux pas grandir et tu ne peux produire que de l’addiction.
Un enseignant qui ne serait que dans la gratification, qui ne ferait que « re-narcississer », ce serait de la pompe à gloriole qui est fausse, car ça vient de l’extérieur. Il faut aider l’enfant à s’affronter à la fois à la réalité et à ses fantômes. C’est être un adulte authentique et « consistant ».
C’est un enjeu considérable.
Un propos de Jacques Marpeau recueilli par Daniel Gostain