« Une porte d’entrée intéressante c’est de faire faire aux élèves l’expérience des valeurs qu’on veut transmettre ». Professeur d’histoire-géographie EMC au lycée L de Vinci de Levallois-Perret (92), Pierre Porcher-Ancelle a fait construire par ses élèves de 2de et de 1ère un dictionnaire du « patois adolescent ». Près de 500 mots définis et situés pour un travail tout en finesse sur la compréhension mutuelle, les valeurs et les repères.
Les repères perdus du confinement
De « Abus » et « Aïgo » à « Zehef » et « Zerma », Pierre Porcher-Ancelle a fait construire par ses élèves un dictionnaire où ils explicitent le vocabulaire adolescent en en donnant des exemples d’usage, une définition, une qualification et même des origines. Un énorme travail, très original, réalisé en cours d’EMC par ces lycées venus de tout le nord des Hauts-de-Seine, Neuilly mais aussi Nanterre et Gennevilliers.
« A l’origine j’avais l’impression qu’après la pandémie et le confinement, les élèves de 2de avaient perdu les repères du vivre ensemble« , nous dit Pierre Porcher-Ancelle. « Ils se comportaient en classe comme chez eux, de bonne foi. Je me suis dit que plutôt qu’adopter une approche frontale, ça pouvait être intéressant de les faire réfléchir sur leur expression« . Et voilà le professeur d’EMC parti pour ce qu’il croyait une courte aventure qui l’emmène plus loin que prévu.
« Je voulais qu’ils réfléchissent à leur expression et mettre fin à des micro-conflits. Ils n’avaient pas conscience de tenir des propos dérangeants entre eux ou entre eux et les adultes. Mais je me suis rendu compte que leur donner ce temps de réflexion est aussi une façon de créer du commun entre des élèves dispersés, depuis la réforme du lycée« .
500 mots de la vie adolescente
» Monsieur, on peut mettre les gros mots ? » (oui) « Monsieur, les mots d’origine étrangère, on peut les mettre dans notre liste ? » (oui) « Monsieur, est-ce que les abréviations ça marche ? » (oui) » Monsieur, on peut vraiment parler de tout ? Genre, même mettre des mots sur l’amour et… [silence gêné] …plus loin ? » (oui) ». Tout est bon pour que les 172 élèves participent au dictionnaire. Ce travail est fait en ilots. Les élèves doivent donner une définition mais aussi des exemples d’utilisation, une traduction et dire si le mot peut être utilisé avec des adultes et en famille. Au final cela donne un gros dictionnaire qui est imprimé en livret et remis à chaque élève.
» Ce travail sur le langage a touché un grand nombre de domaines et le cadre d’apparence informelle du travail en groupes a créé un espace de discussion entre les élèves et avec le professeur« , dit Pierre Porcher-Ancelle. Ainsi, des questions ont été posées sur une grande variété de thèmes (harcèlement, vie affective et amicale, climat scolaire, utilisation des réseaux sociaux, addictions, entre autres) au sujet desquels le professeur a pu modérer des conversations entre élèves et intervenir en transmettant sur-mesure des informations et des connaissances. Il était fréquent que les élèves s’interrompent brièvement lorsqu’une question posée par un de leur camarade débouchait sur des échanges ouverts autour de ma réponse. » La réflexion collective sur le sens des mots a dans certains cas permis de révéler des divergences de sens et, parfois, de réduire les confusions et incompréhensions qui étaient à la source de certains conflits ; certains élèves qui ont un vocabulaire atypique ont ainsi pu l’expliquer à leurs camarades, ce qui a contribué à leur intégration ».
Un regard subtil sur l’EMC et les jeunes
Derrière ce travail , il y a une conception de l’EMC. « L’EMC est sans doute quelque chose de surplombant dans une certaine mesure« , dit Pierre Porcher-Ancelle. « Mais on peut aussi le prendre par le bas et remonter. Une porte d’entrée intéressante c’est de faire faire aux élèves l’expérience des valeurs qu’on veut transmettre. On ne peut pas attendre d’adolescents qu’ils aient le recul pour fixer des normes. Mais il y a une construction avec les élèves« .
Dans la construction du dictionnaire apparaissent les stéréotypes et les imaginaires des élèves. « Les mots désignant les parties du corps sont toujours proposés par des garçons« , relève Pierre Porcher-Ancelle. « Les élèves sont poreux aux stéréotypes de la société. Par exemple ils associent la faiblesse et l’homosexualité. De nombreux mots viennent des influenceurs. D’autres mots viennent des mangas. Des mots anciens perdurent comme le « renard des surfaces. L’école est très présente dans les exemples donnés par les élèves. Particulièrement l’évaluation« .
Le mot qui a le plus frappé Pierre Porcher-Ancelle c’est le mot « sauce« . Etre saucé c’est être chanceux. Etre dans la sauce c’est le contraire. « La même métaphore veut dire des choses opposées »
Historien de la jeunesse, Pierre Porcher-Ancelle sait que le langage adolescent existe déjà à la fin du XVIIIème. « C’est un espace d’autonomie, une façon d’être autonome« . Si certains mots sont partagés par tous les élèves, d’autres sont moins connus et le sens pas forcément fixé pour tous. Surtout ce langage s’avère plus subtil et nuancé que ce qui était attendu. « J’ai appris que le vocabulaire ado est plus complexe que ce que l’on croit« , nous dit Pierre Porcher-Ancelle. « Il a plus de nuances que ce qu’un regard superficiel permet de saisir. C’est un mode de communication qui montre que les jeunes sont capables de beaucoup de nuances« .
Le dictionnaire et le récit de cette séquence peu banale sont en ligne. Vous aussi téléchargez le dictionnaire du patois adolescent pour mieux comprendre vos élèves.
François Jarraud