Dans cette tribune, Laurence De Cock revient sur l’annonces d’Élisabeth Borne concernant la découverte des métiers. C’est l’occasion pour l’historienne et enseignante d’interroger la vocation de l’école : est-elle vraiment de préparer à un métier ?
Le 26 avril dernier, Elisabeth Borne annonçait dans ses « chantiers de rentrée » la généralisation de la découverte des métiers dès la classe de Cinquième, c’est-à-dire à l’âge de 12 ans. L’annonce ne surprend pas, elle figurait déjà dans le programme présidentiel d’Emmanuel Macron. L’argument avancé rejoue une vieille rengaine : s’il y a autant d’orientations subies à l’école, ne serait-ce pas parce que les enfants seraient sous-informés sur ce que le monde du travail leur réserve comme monts et merveilles ? Dès lors, ne faudrait-il pas les initier de manière plus précoce ?
L’idée de « découverte des métiers » n’est pas nouvelle
On peut même la faire remonter à l’orientation professionnelle du début du XXème siècle, dans un contexte où la scolarisation obligatoire ne courait que jusqu’à la fin de l’école primaire, et où il fallait bien préparer la très grande majorité des élèves à entrer dans le monde du travail laborieux, d’autant qu’une toute petite minorité seulement – et en très grande partie issue de la bourgeoisie – poursuivait des études dans le secondaire. L’orientation professionnelle s’adressait alors en priorité aux enfants d’ouvriers. Des spécialistes de l’orientation, formés à la psychologie, s’efforçaient de faire correspondre le profil de l’enfant à une spécialité ouvrière. Il s’agissait d’une prise en charge de bout de course afin de faciliter la transition entre la scolarité obligatoire et le monde du travail.
Mais la massification et la démocratisation scolaire sont venues changer la donne après la Seconde Guerre mondiale. L’équation devient simple : plus les élèves poursuivent leur scolarité, plus la nécessité d’une orientation professionnelle précoce s’éloigne. Dès lors, c’est une orientation « scolaire » et non plus « professionnelle » qui s’impose dans le système éducatif, c’est-à-dire un aiguillage des élèves dans des filières censées mener le plus grand nombre au Baccalauréat. C’est de cela que se chargent les conseiller d’orientations qui deviennent en 1991 les « Co-psy », et intègrent l’équipe éducative des établissements du secondaire. Bien-sûr l’idée d’une orientation précoce ne disparaît pas pour autant. Même avec le collège unique en 1975, l’idée de classes à vocation professionnelle perdure. On y regroupe les élèves en difficulté que l’on prépare lentement à rejoindre le lycée professionnel au motif qu’ils n’ont pas les capacités de suivre un cursus commun. La démarche est déjà problématique. Elle signe l’incapacité du collège unique, tel qu’il fonctionne, d’offrir les mêmes possibilités de réussite à tous les enfants et démontre surtout les procédures de reproduction des logiques ségrégatives à l’intérieur des établissements scolaires. Toutefois, le modèle sous-jacent reste la gestion marginale des enfants exclus des voies traditionnelles. En cela, elle aurait comme destin de disparaître en cas de démocratisation scolaire digne de ce nom.
Il n’en est rien hélas et toutes les études statistiques et sociologiques démontrent les unes après les autres le caractère très inégalitaire du système éducatif français et sa propension à accompagner très loin les enfants les mieux dotés et à laisser sur le carreau ceux qui ont le plus de difficultés.
Le couple « école-entreprise »
À tout ceci vient s’ajouter une autre tendance depuis une petite vingtaine d’années, liées aux recommandations européennes : celle de sensibiliser les élèves très tôt à la connaissance du monde de l’entreprise qui se voit ravie d’un copinage jusque-là réservé à l’enseignement professionnel. Depuis, les dispositifs se multiplient et le couple « école-entreprise » s’invite régulièrement dans les directives officielles : il faut le bichonner, l’améliorer, le structurer, et le code de l’éducation inclut « l’insertion dans la vie sociale et professionnelle » dans son article 1er. Le PDMF (parcours de découverte des métiers et des formations) depuis 2009, le stage en entreprise en Troisième, la semaine « école-entreprise », tout cela participe d’une même volonté « de rapprocher le monde éducatif de celui de l’entreprise afin de préparer l’intégration des jeunes dans le monde du travail et de leur donner envie de devenir entrepreneur (souligné par moi) » comme l’indique le site de référence Eduscol. La messe est dite : « devenir entrepreneur », le nouveau graal !
On comprend mieux pourquoi, l’Institut Montaigne, il y a dix ans, s’était emparé de la question de l’orientation des jeunes pour faire quelques propositions parmi lesquelles celle-ci : « Intégrer, dans les programmes dès le collège, des cours d’orientation adaptés à l’âge des élèves et au type d’établissement, qui seraient dispensés par des enseignants ou des professionnels extérieurs à l’Éducation nationale ».
Et on ne s’étonnera donc pas de la proximité de cette piste avec la proposition faite par Emmanuel Macron d’intégrer l’équivalent d’une « demi-journée avenir » par semaine dans les emplois du temps des élèves à l’âge de 12 ans dès la rentrée prochaine, signant au passage l’acte de disparition des Co-psy.
Il n’empêche que tout cela pose de sérieuses questions quant aux visions de l’école, de la démocratisation scolaire et de l’enfance qui ressortent de ces dispositifs.
La démocratisation scolaire repose sur la possibilité offerte à tous les enfants, quels que soient leurs profils sociaux, culturels, genrés, d’avoir accès aux mêmes ressources éducatives pour se constituer une culture commune, partagée et émancipatrice. On ne voit pas ce que la connaissance du monde de l’entreprise vient faire là-dedans. En quoi pourrait-elle par exemple remédier au déficit culturel de certains enfants ? En quoi pourrait-elle garantir que tous les enfants mangent à leur faim et vivent dans des conditions matérielles décentes, préalables nécessaires à tout apprentissage ? en quoi devrions-nous considérer que l’objectif de « devenir entrepreneur » pallierait le déficit flagrant d’enfants d’ouvriers dans les études supérieures ?
La relation entre l’école et l’entreprise n’a nullement comme vocation d’améliorer l’école, mais celle de contenter les entreprises qui en sortent doublement gagnantes : d’abord parce qu’elles se font connaître aux plus jeunes, ce que l’on appelle de la publicité gratuite ; ensuite parce qu’en donnant à voir leurs besoins aux élèves, elles les préparent à des missions qui n’auront nullement été réfléchies grâce aux savoirs scolaires, mais assénées comme des incontournables pour le monde bâti par et pour les entreprises elles-mêmes. Pire, pour les enfants les plus en difficulté, cette découverte précoce du monde de l’entreprise distille l’idée que certains métiers sont davantage faits pour eux. Elle participe donc à rendre acceptable le tri social.
Mais l’école n’a-t-elle pas vocation à préparer à un métier ?
La question est régulièrement posée et il est peut-être temps d’accepter de la détourner une fois pour toutes, surtout à l’aune des bifurcations attendues en prévision d’un nouveau monde dont nous ne savons pas encore grand-chose des « métiers » qui lui seraient utiles. Considérons plutôt que l’on attend de l’école qu’elle protège les enfants des violences du monde tel qu’il va, et dont le (dys)fonctionnement économique est l’un des principaux moteurs. Apprendre à décrypter le modèle économique ne peut passer par celles et ceux qui le promeuvent.
Surtout, un enfant de 12 ans doit-il se préoccuper de son futur métier ? Il faut oser répondre fermement par la négative à cette question. Un enfant de 12 ans a déjà beaucoup à faire et à apprendre. L’école devrait surtout travailler à lui garantir la possibilité de l’insouciance pour se concentrer sur son parcours d’élève et son passage de l’enfance à l’adolescence. Il est temps d’inverser le raisonnement en défendant l’idée que la démocratisation scolaire ne peut reposer sur la découverte précoce du monde du travail, laquelle n’aide à aucun choix mais brouille les frontières avec le monde éducatif et nourrit les déterminismes. Bien au contraire, la condition de la démocratisation scolaire est de repousser aux limites de l’âge de scolarisation obligatoire la possibilité de se déterminer pour un avenir professionnel. S’opposer à la décision d’Emmanuel Macron doit donc se faire au nom des droits de l’enfant et de la protection de l’enfance.
Laurence De Cock