Relégués, marginalisés, les professeurs de lycée professionnel Lettres- Histoire-géo sont mal connus. Ils sont aussi méconnus, très inventifs et très résistants. C’est ce que montre la remarquable thèse que Guillaume Jacq (Université Lyon 2) leur consacre. Appuyé sur l’exploitation de près de 1500 dossiers administratifs ainsi que sur une enquête auprès d’un nombre équivalent d’enseignants, il construit une analyse sociologique fine des PLP Lettres-histoire et explique leur bivalence. Mais Guillaume Jacq a su aussi mettre de la chair et du cœur dans son travail. Il l’éclaire à l’aide d’entretiens. Il reconstitue remarquablement des parcours de vie d’enseignants, tirés au hasard des archives administratives, à la manière d’A. Corbin. Ce rare travail va au delà de la connaissance froide d’une catégorie d’enseignants qui sort rarement de l’ombre. Guillaume Jacq y a mis de l’affection et de l’estime. Il fait apparaitre ces enseignants dans leur singularité et leur dignité. Il nous livre dans cet entretien les principaux enseignements d’une thèse qui devrait être prochainement publiée.
Vous écrivez : « il y a plus inconnu que le lycée professionnel. Ce sont ses professeurs ». Or on compte 13 000 PLP Lettres-histoire (PLP LHG). Vous dites qu’ils sont « insaisissables ». Pourquoi ?
Les travaux sur les PLP se sont surtout focalisés sur les disciplines tertiaires ou industrielles ou sont restés dans une approche globale, comme ceux d’A. Jellab. Les disciplines d’enseignement général de la voie professionnelle ont été laissées de coté, alors que ce sont les enseignants les plus nombreux et qu’ils sont présents dans tous les lycées professionnels (LP). C’est ce qui m’a intéressé : travailler sur ces enseignants très spécifiques car bivalents et voir leur conception de l’enseignement de leurs disciplines en LP.
Votre thèse analyse près de 1400 dossiers individuels et autant de réponses à une enquête auprès de ces PLP Lettres Histoire-Géo. Sait-on quelle est leur discipline de formation ?
J’ai mis en lumière que l’idée reçue selon laquelle ils seraient à 80% des historiens est fausse. Les dossiers administratifs dépouillés pour une académie montre 40% d’historiens, 20% de diplômés en lettres modernes et 10% de géographes. Les autres (29%) se répartissent entre 35 formations différentes qui vont de la philosophie au secrétariat. C’est confirmé par l’enquête menée nationalement qui montre que 30% des PLP LHG ont suivi une formation universitaire dans aucune valence qu’ils enseignent. Cela c’est pour le public. Dans le privé la situation est différente : la majorité des PLP LHG ont une formation en lettres modernes. Finalement, on constate que les PLP LHG forment un corps polymorphe et complexe.
Si on regarde leur origine sociale : ont-ils une origine sociale différente des autres professeurs ? Plus proches des élèves qu’ils accueillent ?
On disait que les PLP étaient des enfants d’ouvriers en promotion sociale. C’est vrai pour les enseignants des disciplines professionnelles. Pour les disciplines d’enseignement général, comme les PLP LHG, c’est plus complexe. La majorité vient de familles ouvrières et d’employés. Mais on compte une part importante d’enfants de cadres. Pour ceux-ci, le concours de PLP vient après des échecs au capes ou à l’agrégation. Une autre catégorie d’enseignants arrive au métier après avoir vécu des expériences professionnelles.
Les PLP LHG font de leur relation aux élèves le cœur de leur métier. Cela revient dans les entretiens. Ils sont donc très proches de leurs élèves, mais pas socialement. Ceux qui ont connu d’autres métiers avant de devenir enseignants sont un peu plus proches socialement.
Les PLP LHG sont-ils différents des autres PLP ?
Ils ne sont pas les seuls à être bivalents. Mais par rapport aux autres PLP bivalents, comme maths sciences ou langue-lettres, ils ont des formations universitaires plus diverses. Le rapport aux disciplines est donc différent et celui à la bivalence aussi.
Un trait caractéristique des PLP LHG c’est bien cette bivalence. Vous écrivez que c’est à la fois « un no man’s land », un « chuchotement institutionnel » et « un étendard ». Vous pouvez expliquer ces termes ?
Quand on réfléchit au corps des PLP LHG, on voit que l’inspection générale les positionne entre les professeurs des écoles et les certifiés monovalents. La bivalence est donc un marqueur fort de leur identité. Or c’est un terme peu défini. Il ne l’est que dans de rares écrits de l’Inspection générale, ce qui explique le terme « chuchotement institutionnel ». C’est un champ de possibles fabuleux car il n’y a pas de directives précises. Mais il y a un grand silence sur cette notion. On parle de bivalence mais on laisse les enseignants se débrouiller avec ça. Et c’est aussi un étendard car quand on demande aux PLP LHG ce qui les définit, après la relation aux élèves arrive la bivalence. Sur les 1400 professeurs enquêtés , seuls 15% considèrent que la bivalence n’est pas une plus value. La bivalence illustre la revendication d’une identité particulière de ce corps.
Tout un chapitre de la thèse est consacré à « l’antre » c’est à dire à la géographie des PLP. Comment s’organise leur place dans les établissements scolaires ?
Cet « antre » est aussi un « entre ». Le corps des PLP LHG est aussi entre le monde économique et scolaire, entre les professeurs des écoles et les certifiés, entre la mission de raccrocher les élèves et celle de les accompagner vers le supérieur.
Mais en analysant leurs discours, on voit l' »entre » devenir « antre ». Leur particularité est aussi un lieu de refuge et de résistance. Dans les lycées on observe des frontières symboliques ou territoriales. Dans un lycée où fusionnaient un établissement général et un LP, je décortique le processus de protection de territoire et d’identité des PLP. Dans un LP les PLP LHG ne sont pas en concurrence disciplinaire. Ils sont nombreux et apparaissent comme les garants des humanités dans la voie professionnelle. Dans un lycée polyvalent, ils sont face à des certifiés et des agrégés. Se pose la question des frontières, en salle des profs ou pour le laboratoire d’histoire-géo par exemple. La frontière n’est pas forcément une barrière. C’est une interface, pas un mur avec des interactions et des influences entre les corps enseignants.
Peut-on dire que ce sont des professeurs marginalisés, relégués, déclassés, dominés ? Quel est le bon adjectif ?
La voie professionnelle est marginalisée. Ses enseignants sont surtout méconnus. On reconnait leur faculté d’adaptation et d’innovation mais sans connaitre la réalité de leur métier.
Vous dites qu’ils « font le sale boulot ». Ce sont les « spécialistes des 20% ». Mais en même temps vous montrez que c’est une force…
Le concept de « sale boulot » vient du milieu hospitalier où on a des chirurgiens mis en lumière par rapport aux infirmières qui restent dans l’ombre. Les PLP LHG sont des spécialistes des élèves qui sont relégués dans la filière professionnelle. Ils sont les spécialistes de ces élèves « réfractaires à la forme scolaire » pour reprendre la formule de V. Troger. A eux de trouver les solutions pour les aider car après eux il n’y a rien. Ils doivent trouver les modalités d’accompagnement de ces jeunes en prenant appui sur la spécificité de leurs profils. La force des PLP c’est d’être capables d’inventer de nouvelles pratiques en prenant appui sur le contexte et les profils des élèves. En m’inspirant de Guillaume Azema, je montre que ces PLP improvisent. Ce n’est ni de l’amateurisme ni de l’expertise. Ils improvisent au sens où on les voit faire une co-construction de pratiques pédagogiques qui s’adaptent aux profils des élèves qui sont très divers. C’est donc complexe. Ce sont des pratiques de formalisme inquiet, pour reprendre la formule de B. Falaize où les enseignants privilégient la construction de la citoyenneté ou apportent une réponse à la question de la bivalence.
Un point très émouvant de votre thèse c’est le chapitre où vous travaillez sur des dossiers de carrière archivés dans un rectorat. Comment vous est venue cette idée et qu’est ce que cela apprend ?
J’ai voulu rendre vivants ces dossiers administratifs pour faire sortir les PLP LHG du silence des archives et de l’ombre. J’agis un peu comme A Corbin mais à l’envers de son travail. Je mets en lumière des enseignants qui ont passé leur vie au service des élèves à partir de leur dossier administratif. Je montre la diversité de leurs parcours, comme cette femme qui a subi les réformes et les changements de statuts, qui n’a jamais été PLP mais reste à jamais identifiée comme PLP LHG dans les archives administratives. Il est émouvant de voir des dossiers où toute une vie professionnelle se résume finalement à seulement 4 ou 5 pièces administratives. C’était très important pour moi de mettre en lumière ces parcours individuels pour comprendre la réalité des PLP. Ces parcours ne permettent pas une généralisation. Mais ils éclairent des parcours de vie, ils en montrent la richesse. Derrière les entités on retrouve les individus. Il faut déconstruire le collectif pour retrouver les individus. On retrouve les relations de pouvoir. Elles peuvent être des processus de domination mais aussi de solidarité.
Vous rappelez la façon dont au ministère, avec les écrits de M Bouyx en 2009 on présentait les PLP de culture générale comme une erreur dans une formation professionnelle. Diriez vous des PLP LHG que c’est une profession menacée de disparition aujourd’hui ?
J’ai voulu montrer que les PLP sont indispensables pour accompagner les élèves de la voie professionnelle. Ils ont une maitrise pédagogique adaptée au profil de ces élèves. Mais la place des humanités reste à clarifier dans la voie professionnelle. Aujourd’hui les humanités ont une place dans la formation des élèves. Mais il faudrait mieux accompagner la bivalence.
Propos recueillis par François Jarraud
La thèse de Guillaume Jacq a été soutenue le 25 novembre 2022 à l’Université Lumière Lyon 2. Elle devrait prochainement être publiée.