Comment imaginer aujourd’hui une fiction française sur la rencontre avec des migrants apte à balayer les poncifs de représentation et les caricatures médiatiques porteuses de haine et de rejet ? Thierry Binisti, réalisateur pour la télévision et le cinéma, n’y va pas par quatre chemins : il nous donne à voir une histoire formidablement incarnée, simplement humaine. A partir d’un script inlassablement documenté par l’expérience dans la vie associative de Sophie Gueydon, coscénariste avec Pierre Chosson, « Le Prix du passage » accompagne à toute allure le quotidien chaotique de Natacha, 25 ans, élevant seule son fils de 8 ans Enzo, serveuse dans un snack d’un port au Nord de la France (et voie d’accès à la côte anglaise pour les migrants) et fière guerrière en lutte pour sa survie. Malgré le soutien d’Irène, mère accueillante, sa précarité ne pousse guère notre héroïne rageuse à prêter attention aux migrants alentour. Pourtant, la rencontre avec Walid, d’origine irakienne, tentant de réunir l’argent nécessaire à son passage pour l’Angleterre, va changer le cours de cette existence fragile. Et leur aventure, contradictoire et audacieuse, sans temps morts ni romance amoureuse, déjoue toutes les attentes et les conventions du cinéma démonstratif. Un tour de force bouleversant au point que « Le Prix du passage » nous livre le nouveau visage d’une jeune femme énergique et rêveuse, métamorphosée par la richesse de la confrontation à l’étrange étranger. Et nous, spectateurs, en prenons de la graine.
Panne de chaudière, solutions de fortune
Dans le minuscule appartement, Enzo (Ilan Debrabant, déjà excellent) refuse la douche trop froide et Natacha, sa mère (Alice Isaaz, interprète époustouflante) en convient et enjambe le rebord de la fenêtre son garçon de 8 ans sous le bras, tandis qu’un homme (un ancien compagnon ? ) vient de frapper à la porte pour demander de l’argent pour payer un loyer. Toujours énervée, tentant de ménager l’enfant à qui elle promet régulièrement que tout va aller (alors que ce dernier resterait bien plus longtemps chez sa grand-mère Irène (Catherine Salée, comédienne d’une grande justesse), laquelle offre bon repas, réconfort et affection bienveillante.
Mais Natacha courre toujours, un peu à la manière de la « Rosetta » des Frères Dardenne pour échapper au pire et ‘éviter de tomber dans le trou’. La chaudière n’est pas réparable selon un homme entreprenant et débrouillard, ancien amant prêt à négocier (sexuellement) une hypothétique réparation. Ce que l’intéressée refuse catégoriquement. Comment trouver l’argent alors qu’un manque d’ardeur au bar vient d’excéder son patron qui la met dehors sans ménagement ?
Dans l’urgence de la survie et l’absence d’empathie pour les migrants côtoyés chaque jour, elle propose à deux d’entre eux la douche chez elle à 20€. Au fil d’échanges minimalistes, Natacha découvre avec un certain étonnement à la mesure de son ignorance le tarif élevé du passage pour l’Angleterre (5 000€). D’où l’idée immédiatement mise en œuvre de proposer un passage par ferry dans le coffre de sa voiture à un prix défiant toute concurrence. Et qui va provoquer l’ire des passeurs « professionnels »…
Thriller social, parcours initiatique, territoires de liberté
Avec Walid (Adam Bessa au jeu impressionnant), l’Irakien qui parle le Français étudié au pays, des liens déroutants se créent lentement, au-delà de la vitesse et de l’énervement inhérents au corps toujours en mouvement de Natacha confrontée au calme affiché par son interlocuteur pourtant encore plus vulnérable qu’elle. Les passages (et les dangers accrus) se multiplient et ,mine de rien, tous deux viennent de monter ‘une petite entreprise’ de transferts clandestins à coût réduit.
La caméra filme au plus près -comme si nous embarquions avec la conductrice et son passager dans le noir étouffant sous le couvercle du coffre arrière- l’assurance et la fièvre, le tremblement maîtrisé sur son beau visage au regard clair, cheveux blonds oxydés attachés en queue de cheval et sourire appuyé devant les contrôleurs des points de passage…
Il serait criminel de dévoiler les rebondissements de ce thriller particulier qui file à la vitesse d’un cheval au galop jusqu’aux terrains vagues bordant les côtes britanniques. Le coffre arrière s’ouvre, la lumière éblouit le ou les clandestiins (parfois !) qui ouvrent les bras aux proches venus les attendent. Et remercient avec retenue la conductrice aguerrie et rieuse.
Ni attendrissement lacrymal ni pathos affiché dans ce jeu de cache-cache répété avec les autorités et les réseaux de passeurs criminels. La vraie vie est ailleurs même si Natacha paiera aussi le ‘prix fort’ pour avoir enfreint la loi en France.
A travers un thriller parfaitement maîtrisé, traversé par une tension extrême, le réalisateur, attentif aux mouvements intimes engendrés par ce ‘petit commerce’ aux enjeux de vie et de mort, dessine le portrait sensible d’une jeune femme au bord du gouffre, habitée par la rage de survivre, et capte son passage de l’indifférence au monde à la conscience de l’existence de l’autre, de l’empathie à la reconnaissance de sa singularité et à la conscience de soi élaborée par ce parcours initiatique, à la fois différent pour chacun, et commun dans la découverte réciproque de leur humanité.
Nous tairons également la (belle) manière dont Natacha aborde elle aussi d’autres côtes de rêve en compagnie d’Enzo.’Au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau’. Finalement, « Le Prix du passage » nous offre une célébration incarnée de l’exploration féconde de tous les territoires de l’autre.
Samra Bonvoisin
« Le Prix du passage », film de Thierry Binisti-sortie le 12 avril 2023