Dans cette tribune, Laurence De Cock revient sur l’affaire d’Hélène Careil, professeure des écoles, praticienne de la pédagogie Freinet et syndicaliste, qui avait été mutée d’office sous prétexte d’intérêt du service en 2021. Il y a quelques jours, le tribunal administratif a désavoué le recteur de l’académie de Créteil en évoquant « une erreur manifeste d’appréciation sur l’intérêt du service ».
L’information est tombée le 4 avril 2023, quasiment deux ans jour pour jour après sa mutation d’office : la professeure des écoles Hélène Careil, militante de SUD éducation et de l’ICEM-Freinet a eu gain de cause contre l’administration et est réintégrée dans son école d’origine sur décision du tribunal administratif. En ce moment les victoires sont assez rares pour ne pas se réjouir doublement : pour Hélène d’abord, pour les droits et libertés des enseignants ensuite.
Deux ans plus tôt
En février 2021, Hélène, professeure des écoles à Bobigny depuis 2014, se voit signifier, pendant les vacances scolaires, que, « dans l’intérêt du service », elle est mutée dans une autre école et une autre ville dès le premier jour de la rentrée. Privée de la possibilité de revoir ses élèves et de leur expliquer la situation, la sanction, sur la base d’un dossier administratif vide, est d’une rare brutalité. L’école de Bobigny n’est pas inconnue de l’administration. C’est ici qu’a travaillé pendant vingt ans Véronique Decker, figure du militantisme pédagogique inspiré de Célestin et Élise Freinet, laquelle avait déjà eu maille à partir avec une inspection tatillonne supportant mal les initiatives de cette directrice fort investie dans la protection des enfants sans-papiers ou sans domiciles. Et c’est justement parce que cette école offre toutes ces perspectives pédagogiques et humanitaires qu’Hélène avait souhaité travailler avec Véronique. La pédagogie Freinet n’a jamais été la tasse de thé du ministre Jean-Michel Blanquer qui, depuis 2017, a entrepris une mise en coupe réglée des méthodes d’apprentissage ponctuée d’évaluations nationales. Une philosophie de l’éducation normative et autoritaire qui va à l’encontre de tous les principes de base de la pédagogie Freinet ou de toutes pédagogies critiques rétives à la logique de performance et d’uniformisation des méthodes d’apprentissage. Ce pourquoi de nombreux enseignants sont entrés en résistance contre cet entrisme dans leurs pratiques ainsi que contre ce qu’ils estiment relever de la maltraitance des élèves. Leur premier geste a été de refuser de faire passer et/ou remonter les évaluations nationales. Ce que décide aussi l’équipe pédagogique de l’école, et ce qui provoque le courroux de la directrice et d’une inspection aux ordres. La mécanique répressive se met en place dès 2019 : inspection collective d’une école fustigée comme la pire de la ville en termes de résultats, pressions, intimidations, et menaces. Des alertes sont faites dans le registre santé et sécurité par une équipe de plus en plus éreintée. Plusieurs demandes de médiation restent lettres mortes. Comme toute représentante syndicale, Hélène accompagne ses collègues dont plusieurs enchaînent les arrêts-maladie. C’est donc elle qui est ciblée par la « mutation d’office dans l’intérêt du service » le 15 février 2021, une acrobatie administrative rendue possible par la loi de réforme de la fonction publique, une décision qui n’a pas le statut de sanction et empêche ainsi toute procédure contradictoire. Difficile de ne pas s’interroger ici sur l’existence d’une discrimination syndicale, d’autant que SUD-éducation93 est dans le collimateur du ministre qui a tenté, en vain, de porter plainte contre lui.
On ne peut donc que se réjouir qu’Hélène, accompagnée de son syndicat, aient malgré tout décidé d’un recours administratif, car les conclusions sont très explicites : considérant que tout avait été fait en amont pour alerter sur la dégradation du climat scolaire, et que la décision annoncée à Hélène pendant les vacances scolaires la contraignait à abandonner les projets pédagogiques entrepris avec ses élèves, le tribunal administratif déclare que : « Dans ces conditions, Mme Careil est fondée à soutenir qu’en décidant de la muter d’office « dans le seul but de mettre un terme aux relations conflictuelles » affectant le fonctionnement de l’école », le recteur de l’académie de Créteil a entaché l’arrêté du 15 février 2021 d’une erreur manifeste d’appréciation sur l’intérêt du service ». On appelle cela un camouflet doublé d’une belle leçon de droit.
Le vent serait-il en train de tourner ?
À Reims, Frédéric Bianic, enseignant muté d’office – toujours « dans l’intérêt du service » – vient lui aussi d’obtenir gain de cause au tribunal administratif. A l’examen par le prisme du droit, les faits ne tiennent pas et ces mutations apparaissent pour ce qu’elles sont : des sanctions déguisées.
Hélène et Frédéric réintègreront leur établissement d’ici quelques mois, mais d’autres collègues sont encore en attente des décisions de recours. Ils se sont regroupés au sein du collectif « Sois prof et tais-toi ». Toutes et tous militent à SUD-éducation, CGT-éduc’action, ou à la FSU, tels Kai Terada, enseignant à Nanterre, muté d’office à la rentrée 2022 – décision annoncée la veille de la rentrée, les six enseignants de l’école Pasteur de Saint-Denis, les profs chantillyonneurs qui ont commis le crime de lèse-majesté-Blanquer hors de leur temps de travail, ou encore les « quatre de Melles ».
Ces mutations d’office brisent des vies. Profondément injustes, elles criminalisent toute forme de militantisme et font peser une terreur sur le corps enseignant déjà fortement mis à mal comme en témoigne l’actuelle désaffection pour le métier. Le collectif « Sois prof et tais-toi » permet à toutes celles et ceux qui subissent une répression gratuite et brutale de ne pas tomber dans l’isolement et de retrouver une dignité sociale et professionnelle quand les attaques de la hiérarchie distillent le doute et parfois la honte. Il faut rappeler l’importance d’intégrer des collectifs face aux décisions arbitraires qui atomisent en cherchant l’affaiblissement des équipes par la division. De même qu’il apparaît désormais évident de contester toute procédure de mutation d’office devant le tribunal administratif. Le jugement de réintégration d’Hélène crée une jurisprudence précieuse. Outre de désavouer une décision autoritaire et absurde, Il reconnaît une dimension fondamentale du métier : celle de l’ancrage dans une équipe et de l’importance de la relation pédagogique continue instaurée avec une classe. Car les réprimé.e.s paient aussi leur implication dans le sauvetage d’un métier dénaturé par des réformes ineptes et par le zèle autocratique de quelques cadres.
« À partir de lundi je n’ai plus le droit d’être votre maitresse » avait écrit Hélène à ses élèves en guise d’aurevoir. Ce jugement du tribunal administratif répare aussi cette aberration.
Laurence De Cock