Thierry Lépineux a été inspecteur de l’éducation nationale, formateur et professeur d’école normale. Il est l’auteur de « Changer l’école, changer leur vie. Une école responsable ». Dans cette tribune, il s’interroge sur la pertinence des annonces de « revalorisation » des enseignants via le Pacte. « Ce conditionnement de la revalorisation écarte l’idée même de revalorisation » explique-t-il. L’IEN à la retraite en profite pour dénoncer la dégradation du métier d’enseignant, « pour les enseignants français la décennie écoulée les a conviés au bal des privations, les invitant à une valse à cinq « D » : déclassement, dévalorisation, déconsidération, déqualification, déshumanisation ».
La revalorisation des professeurs par le « pacte enseignant » ne laisse espérer ni bénéfice décisif pour les élèves, ni réponse aux besoins des enseignants. Elle s’apparente plutôt à une ultime humiliation. L’exécutif fait le pari que le processus continu de dégradation du pouvoir d’achat des professeurs est de nature à leur faire accepter le conditionnement d’une revalorisation qui, en fait, n’en n’est pas une. Aux enseignants qui s’étaient entendu promettre une revalorisation générale et « inconditionnelle d’environ 10 % », la promesse est à présent celle de tâches supplémentaires rémunérées. Ce nouvel épisode de la mise en transformation du système semble surtout cumuler dogmatisme et improvisation. Un sentiment d’improvisation lié aux hésitations dans la présentation des tâches supplémentaires constitutives du pacte, mais aussi à la demande faite aux professeurs des écoles de rejoindre le collège pour y assurer des heures de soutien. Pause méridienne et temps de décharge des directeurs écartés, la solution du mercredi matin va contraindre à déporter les temps de formation continue sur les fins de journées. Restent posées les questions des enseignants travaillant le mercredi et de ceux résidant loin de leur lieu d’exercice. Quel bénéfice économique d’une ou deux heures de soutien, une fois déduits les frais de route, de garde d’enfant ou d’une nuitée supplémentaire sur place ? Au-delà des questions pratiques, c’est l’absence de considération pour les personnels, qui frappe le plus. Comment entendre la nouvelle injustice à l’encontre des femmes, quand nul n’ignore les raisons sociales et culturelles qui leur rendront plus difficile qu’aux hommes l’accès aux tâches de la revalorisation ?
Revalorisation, vraiment ?
Ce conditionnement de la revalorisation écarte l’idée même de revalorisation. Il s’agit d’un accroissement rémunéré de la charge de travail, aucunement d’une revalorisation actant les retards accumulés ces dernières années. La démarche n’a pas été de considérer qu’il y avait des besoins pédagogiques à satisfaire. Elle a consisté à créer une « coquille vide », le pacte, au service de principes dogmatiques, puis à chercher avec quoi la remplir. Le primat est celui du « travailler plus » pour retrouver un pouvoir d’achat mis à mal par les choix et les mesures politiques adoptés depuis une quinzaine d’années. Or, les professeurs des écoles français sont, avec ceux d’Irlande et des Pays-Bas, les enseignants assurant le plus grand nombre d’heures de cours en Europe. Quand la moyenne est de 720 heures annuelles, ils en effectuent 900. Ces heures nécessitant de la préparation, il n’est pas étonnant que le temps de travail hebdomadaire médian des professeurs français soit de 43 heures contre 40 heures pour la moyenne des cadres A de la fonction publique d’ État. Rappelons que les heures que les professeurs des écoles effectuent au-delà de leur obligation de service ne donnent lieu à aucune rémunération ni compensation, contrairement à nombre d’autres professions. Rappelons que ces mêmes enseignants travaillent dans les classes présentant les taux d’encadrement les moins favorables parmi 26 pays européens étudiés par la DEPP. Rappelons, enfin, que les écoles n’ont pas été conçues pour répondre aux impératifs du travail en équipe et pas plus pour le travail personnel des enseignants. Pourtant, à terme l’idée est que les professeurs assurent une présence d’une plus grande amplitude horaire dans leur école. Or, les pays ayant adopté ce fonctionnement n’ont pas institué un temps de travail face à élèves aussi conséquent qu’en France et c’est ne pas considérer le temps de préparation requis, contrairement à des temps de rencontre ou de bilan. C’est bien une posture idéologique qui préside au conditionnement de l’amélioration des revenus des enseignants, aucunement une posture objective et rationnelle.
Les choix de ces dernières décennies ont conduit l’école française entre les 20e et 25e places des enquêtes internationales sur les résultats des élèves, mais aussi sur les compétences psychosociales, le climat scolaire, le bien-être et la confiance des élèves et enseignants, la qualité de vie au travail. Pour les enseignants français la décennie écoulée les a conviés au bal des privations, les invitant à une valse à cinq « D » : déclassement, dévalorisation, déconsidération, déqualification, déshumanisation. Cette convergence des privations fait le lit des renoncements et du mal-être professionnels. Elle démobilise, installe les amertumes, la défiance et les tensions au travail. Elle dicte le deuil de l’efficacité en organisant une humiliation institutionnalisée, strict opposé de la reconnaissance.
Les enseignants français, parmi les plus mal payés des pays riches
Lucas Chancel, économiste, a relevé que « les jeunes enseignants sont passés d’un salaire équivalent à 2,3 fois le SMIC en 1980 à un salaire à peine au-dessus du SMIC aujourd’hui (1,2 fois le SMIC) ». L’OCDE confirme que nos enseignants du primaire ayant quinze ans d’expérience gagnent environ 20 % de moins que ceux de l’ OCDE, les plaçant parmi les plus mal payés des pays riches. Entre 2005 et 2019 les salaires des professeurs de l’ OCDE ont augmenté en moyenne de 11 %. Sur la même période ils ont baissé de 2 à 6 % en France. Depuis 2000, la baisse est accentuée, entre 7 et 10 %. Les salaires enseignants connaissent un décrochage plus marqué que ceux des autres cadres de la fonction publique. Ce décrochage salarial s’observe tout autant vis à vis du privé, les salaires des professeurs d’élémentaire étant inférieurs de 22 % à ceux des actifs du privé.
La forte dégradation salariale des métiers de l’enseignement affecte leur attractivité et contribue à l’altération de leur image. Quand les enseignants finlandais disposent d’un statut social les assimilant aux médecins, les professeurs français flirtent avec le statut de « smicard ». Une « smicardisation » à Bac + 5. Un corps professionnel régulièrement publiquement déconsidéré par ses propres responsables, de M. De Robien à M. Blanquer, en passant par M. Darcos. Il n’y a pas moins de déconsidération dans des lieux de travail vétustes, dans un management infantilisant et injonctif, véritable repoussoir pour les candidats au professorat, facteur d’exaspération et de démobilisation pour les actifs et vecteur d’échec pour le système. L’accroissement des démissions, des « burn-out » et l’expression massive du mal-être des enseignants ne sont pas entendus. A la demande de confiance et de souplesse, le ministère ne sait répondre que par des cadres contraignants, des injonctions pédagogiques et l’introduction d’un rapport hiérarchique entre directeurs et adjoints.
Un professeur des écoles dispose de 108 heures d’obligation de service, dont 48, soit 1 H 20 par semaine, pour le travail en équipe, les rencontres avec les parents et partenaires, l’accueil d’un élève handicapé, les projets etc. Il faudrait ajouter la lecture des ressources, textes et circulaires, les conseils école – collège et tant d’autres choses. Comment ce professeur peut-il ressentir l’insistance de son administration à conditionner sa revalorisation à du travail supplémentaire, alors qu’il en assume d’ores et déjà un nombre excédant largement ce qui est dû, cela à titre gracieux ?
La déqualification réside dans des formations initiale et continue carencées, incapables de répondre aux enjeux professionnels. Elle est tout autant dans le recours à des enseignants contractuels dont les quatre jours dits de formation complètent un constat de déliquescence.
Le pacte, un danger pour le collectif ?
En instaurant des formes de travail « à la carte », en introduisant une logique de tâches optionnelles potentiellement différentes selon les enseignants d’une même école, le pacte est la promesse d’une plus grande dissémination des équipes pédagogiques. Il est de nature à renforcer la solitude du métier de professeur, plutôt que d’en faire un métier fondamentalement collectif. Les promoteurs du pacte semblent obsédés par la volonté d’optimiser le temps de mobilisation des professeurs. En occupant chaque interstice de leur temps professionnel on parviendra, avant tout, à faire disparaître des opportunités de collaboration et d’innovation, mais aussi de régulation du stress professionnel et des risques de conflits. Les questions de la santé et du bien-être des personnels demeurent reléguées et négligées. Les enseignants français affichent une dégradation de leur moral et une souffrance beaucoup plus conséquentes que leurs homologues de l’ OCDE.
Aujourd’hui, la transformation du management des organisations qui ont compris les enjeux de la réussite repose sur la responsabilisation de leurs salariés et sur leur engagement au sein d’équipes maîtrisant leur travail dans une plus grande autonomie. Elles ont compris le rôle majeur de la qualité de vie au travail, notamment dans l’enjeu du recrutement des jeunes, l’importance de considérer leurs employés et de les impliquer dans l’adaptation du travail. Dans le même temps, l’éducation nationale prend le parti d’un contresens historique. Quand les échecs et les dysfonctionnements appellent à considérer les salariés non comme un coût devant être abaissé mais comme un investissement, quand le métier d’enseignant n’a jamais autant nécessité de coopération responsable, le ministère de l’éducation nationale formate le travail en modules déconnectés et désocialise professionnellement les enseignants. En imposant le pacte, le ministère créé une antinomie du travail reposant sur l’autonomie, l’intelligence et l’initiative de ses personnels. Le pacte réclame des noms et des heures à comptabiliser. Du chiffre, si possible beaucoup de chiffre.
En ne s’employant pas à remédier au quintyque « déclassement, dévalorisation, déconsidération, déqualification, déshumanisation » autrement que par un saupoudrage de primes soumises à des exigences supplémentaires, le ministère de l’éducation nationale fait œuvre d’humiliation. Après les promesses non tenues, il demande à ceux qui ont été socialement rétrogradés de « mériter » la récupération de ce qui leur a été retiré. Loin de leur soumettre ou d’élaborer avec eux un projet pour l’avenir, il les enjoint de s’inscrire dans des dispositifs qui semblent plus destinés à les contraindre qu’à répondre aux difficultés et aux besoins essentiels des élèves. Ces derniers ne trouveront pas leur compte, ni les réponses à leurs difficultés, dans ces dispositifs qui sont des artifices consommateurs de temps et de crédits. Ils trouveront face à eux de plus en plus d’enseignants fatigués, désillusionnés et pressés.
Il y a humiliation lorsque n’est pas donnée à ceux qui œuvrent, la possibilité de bien faire leur travail, comme il y a humiliation à renforcer les sentiments de subordination et d’exécutant. Le pacte est de nature à créer les conditions de la mise en situation de « job strain » des enseignants, lorsque le salarié ne dispose plus de marge de manœuvre individuelle suffisante pour faire face aux exigences ressenties dans son travail, entraînant tension et mal-être pouvant conduire à une dégradation de la santé physique ou mentale. En France, 32 % des travailleurs disent « subir une tension au travail », une « demande excessive de travailler vite », « une quantité excessive de travail » et « manquer de temps pour le faire correctement ». Les troubles psychosociaux représentent un coût de plusieurs milliards d’Euros, la France étant particulièrement concernée en raison de la mauvaise qualité de son organisation du travail et de son management. Elle cumule tout autant un mauvais taux d’engagement des salariés et le record européen pour leur désengagement actif. On mesure l’état du travail et de la prise en compte de sa qualité de vie, dans notre pays. Manifestement, l’éducation nationale n’a pas pour projet de déroger à cette carence et préfère persister dans la voie du pire.
La question se pose de savoir et comprendre pourquoi les enseignants ont été soumis, ces quinze dernières années, à un régime de déclassement et de privation. Si, de façon générale, la fonction publique d’ État a été impactée au cours de cette période, pourquoi le monde de l’éducation a-t-il été particulièrement plus affecté que les autres administrations ? Conséquence d’un électorat moins favorable que le reste de la fonction publique aux candidats élus ? Projet de société reposant sur une asymétrie sociale d’éducation ? Analyse prospective considérant que l’éducation n’appelle pas à de l’investissement, mais plutôt à l’instauration des conditions favorables à une « nouvelle donne libérale » ? Le modèle du pacte enseignant déconnecte la rémunération du salaire. Il conditionne cette rémunération à l’accomplissement de tâches. Il définit l’acte d’enseignement en des espaces – temps morcelés, en une accumulation de dispositifs disjoints choisis « à la carte » par des professeurs devenant prestataires. Il réintroduit une forte dimension de « silo » dans un travail dont les modalités isolent l’enseignant, le décrochent de son équipe d’école. Le projet de pacte porte les prémices d’une « ubérisation » de l’enseignement. L’ubérisation repose sur une transformation digitale des métiers, or, les plateformes numériques dédiées à l’enseignement ne cessent de se développer, sur le modèle de « Chegg » et de bien d’autres aux Etats-Unis, mais aussi en France. L’enjeu n’est d’ores et déjà plus de savoir si cela est nécessaire, efficace, souhaitable ou pas. Il est de s’atteler à penser et refonder notre école en l’affranchissant de modalités et de principes, pour certains centenaires. Il est de créer les conditions d’une école ambitieuse et juste pour tous ses élèves, comme d’autres pays sont parvenus à le faire. Il n’y a aucune chance que les empilements de mesures et les juxtapositions de dispositifs du type « pacte » puissent constituer un salut. Ils ne font que faire perdre sens au système. La seule alternative est que l’administration se positionne enfin en appui d’unités pédagogiques au sein desquelles enseignants et responsables, qualitativement formés et reconnus, travaillent collectivement à la déclinaison d’un projet éducatif national, dans le respect, la confiance et la responsabilité.
Thierry Lépineux