Depuis longtemps, la recherche montre que l’espace cour de récréation est un lieu où se joue la construction des stéréotypes de genre. « « Se rendre compte que nos gestes professionnels participent malgré nous à reproduire les stéréotypes et les inégalités de genre, cela peut être douloureux ! » témoigne Virginie Morin, directrice de l’école élémentaire Saint Exupéry de Gradignan (33). Face à ce constat, l’équipe de l’école a décidé de faire de la restructuration de la cour de récréation un levier pour déconstruire ces stéréotypes et éduquer à l’égalité.
Mais c’est justement avec l’envie de bousculer les habitudes intégrées que Virginie a lancé avec l’équipe pédagogique une réflexion sur les inégalités filles-garçons, en prenant comme appui la restructuration de la cour de récréation. La réflexion a débuté suite à des interpellations d’élèves, lors de conseils de délégué.es, rapportant une exclusion de certaines filles des matchs de foot. Seules celles que les garçons estimaient « jouer bien » étaient autorisées à participer. C’est lors d’une journée de présentation du projet GATE (Gender Awareness, Tackling stereotypes in Education, projet du programme Erasmus+ visant à lutter contre les inégalités de genre dès le plus jeune âge à travers la sensibilisation et la formation d’enseignant.es) proposée par le rectorat de Bordeaux à des directrices et directeurs d’école que Virginie prend conscience des curriculums cachés. Les décryptages explicites lui donnent à percevoir et comprendre ces pratiques et ces savoirs non perçus par les enseignant.es et les élèves qui participent à des différenciations genrées. « C’était comme un électro-choc » se souvient la directrice. « Il fallait sortir d’une pensée hégémonique qui exclut les minorités, les dominé.es. Sans en être conscient.es, nous différencions nos attitudes professionnelles selon le sexe des enfants à l’école. »
Virginie va alors s’appuyer sur les travaux d’Edith Maruéjouls, docteure en géographie, spécialiste de la géographie de genre, pour alerter sur l’occupation différenciée et inégalitaire de la cour de récréation. Le constat est sans appel et vient corroborer les études de la chercheuse : les espaces sont rarement mixtes, mal-répartis, avec des filles reléguées à la périphérie dans des jeux calmes, susceptibles d’être envahis à tout moment par un ballon ou une course-poursuite. « Dès le CP, les garçons jouent au foot en reproduisant l’esprit de compétition des clubs et la non mixité. Du coup, les filles y sont tolérées si on leur attribue des « compétences ». Mais globalement, à force de refus, elles se lassent, ne demandent plus et acceptent cette exclusion, parfois même la justifient » précise-t-elle.
Ancienne enseignante en maternelle, elle se souvient d’une mixité plus importante chez les plus jeunes enfants, d’une attention aussi plus importante à ne pas laisser s’installer des représentations basées sur les normes de genre comme l’utilisation partagée des coins dinette ou de construction. « Sans régulation permanente, la mixité se déconstruit progressivement. Je l’ai constaté aussi sur les rangs qui deviennent séparés filles-garçons à l’élémentaire ».
Chantier en cours
« Cette formation m’a ouvert les yeux ! Et les discussions avec des anciens élèves de l’école devenus parents voire grands-parents m’ont montré que la structuration de l’école n’avait pas changé depuis des décennies. Une ancienne école des garçons constituée d’un terrain de foot immense et central, et une ancienne école des filles avec des espaces divers plus petits. »
Profitant d’un projet de la ville de restructuration de plusieurs groupes scolaires, la directrice de cette école de 18 classes lance des moments de discussions informelles ou formelles au sein des conseils des maîtres et maîtresses pour repenser les espaces. Le débat sur le terrain de foot était d’ailleurs animé, et pourtant il ne s’agissait pas d’interdire le foot mais de le questionner et de proposer des alternatives. « L’idée est de réorganiser les espaces pour que tout le monde ait sa place. » Les classes sont amenées à réfléchir à un répertoire de jeux collectifs mixtes, sans notion de performance et encadrés par les adultes. « La récré est un espace peu investi par les adultes, il est un lieu de liberté et d’autonomie que nous régulons peu en dehors de la gestion des conflits et d’une veille sécuritaire. C’est comme si la cours n’appartenait pas vraiment à cette école où on apprend et où on progresse. » explique Virginie. Le terrain de foot central n’était d’ailleurs pas vécu comme une problématique par l’ensemble des personnels. Pour Edith Maruéjouls, les espaces sont rapidement identifiés comme spécifiquement masculin ou féminin et rarement mixtes et l’occupation inégalitaire de la ville en découle. Ainsi 1/3 seulement des équipements publics sont fréquentés par des femmes. Le livre Faire je(u) égal d’Edith Maruéjouls (Double ponctuation- 2022) s’échange entre les enseignant.es de l’école pour faire avancer l’expérimentation au sein des espaces des deux cours afin que la mixité s’installe.
A l’école Saint Exupéry, le projet s’élabore alors en plusieurs phases. La première consiste à interroger les élèves pour savoir à quoi ils et elles jouent et avec qui. Après une analyse des résultats, les élèves seront amené.es à imaginer la cour de récréation rêvée, avec tous les possibles. L’idée est ensuite de tenter des expérimentations, de les présenter en mai prochain aux parents, aux services scolaires et aux élu.es. Virginie sait que le processus est long. Elle sent l’équipe enseignante motivée même si l’hétérogénéité des représentations initiales et des prises de conscience des stéréotypes entraîne une avancée à des rythmes différents. « Il faut se déconstruire soi-même, ce n’est pas évident. C’est aussi une histoire de patience et de travail de fourmi » avoue-t-elle.
L’égalité partout
Les enjeux de cette répartition dépassent celui du climat scolaire ; il s’agit de traiter la question des discriminations mais aussi de mieux connaître et mieux comprendre l’autre.
Et ce serait ne pas connaître l’énergie de Virginie Morin que de croire que sa démarche va s’arrêter à ce projet ! « J’ai envie de prolonger les réflexions, de mettre en cohérence les traitements différentiels que nous mettons en place, malgré nous, entre les filles et les garçons. De questionner petit à petit d’autres domaines, d’autres gestes professionnels ». Virginie cite déjà plusieurs exemples. La visibilisassions des femmes illustres « qui permettent d’autres projections, d’offrir des modèles ouverts, émancipés des freins liés au genre » dans les leçons, les exposés des élèves. La question des appels aux parents en cas d’enfant malade, avec la volonté de cesser la sollicitation première de la mère plutôt que du père, « C’est à la fois important de donner un égal rôle éducatif et de répartir les charges mentales dans la famille » explique-t-elle. La question de la beauté qui est déjà une préoccupation forte des filles qu’elle tente d’interroger en leur parlant de courage. La question aussi du traitement de la difficulté d’apprentissage. « Comme je suis également coordonnatrice PIAL, j’ai eu l’occasion de constater un traitement différentiel au niveau des signalements d’élèves à besoin éducatif particulier. Sur 74 enfants bénéficiant d’un accompagnement par une AESH, 64 sont des garçons et seulement 10 sont des filles. De même sur le dispositif ULIS, il y a 3 ou 4 filles pour une dizaine de garçons. Souvent quand un garçon a des difficultés, il va remuer et la gestion difficile de ce comportement va entraîner un signalement. Les filles, c’est comme si elles avaient compris le contrat scolaire implicite, elles vont donc rendre leurs difficultés moins visibles. Cela signifie de changer mon regard sur celles « qui ne dérangent pas », de se repositionner pour rétablir des équilibres, de mettre tout le monde sur le même pied. » Ses réflexions pourraient paraître spécifiques à son école si elles ne venaient pas en écho aux travaux de Marie Duru-Bellat (L’école des filles : quelle formation pour quels rôles sociaux ? L’Harmattan- 2004) sur l’évaluation qui font le constat que les filles sont davantage complimentées sur le soin qu’elles accordent à leur production et sur leur comportement alors que les garçons sont plus stimulés intellectuellement. En cas de difficultés, les garçons sont supposés être sous réalisateurs (peu impliqués) alors que les filles feraient ce qu’elles peuvent… Les attentes et les interactions pédagogiques n’échappent pas à l’emprise des stéréotypes de genre et vont enclencher toute une série d’inférences qui influenceront les cheminements scolaires des un.es et des autres, mais aussi les rôles professionnels et familiaux.
Virginie avoue que son attention constante et sa capacité à se décaler et à avoir un regard critique sont facilitées grâce à sa décharge complète, aux formations dont elle bénéficie, aux appuis de Mme Barrère, référente au Rectorat à l’égalité fille-garçon et aux sollicitations de son IEN. Appuyée ainsi par un volontarisme institutionnel, qui avouons-le ne concerne pas tous les territoires, la directrice est pleine de perspectives telle que l’envie d’une sensibilisation auprès des familles, d’un partage des outils et réflexions avec d’autres écoles de la ZAP Talence Gradignan pour que cette problématique infuse dans le primaire. Pour motiver les troupes, elle lance comme un appel : « L’égalité c’est un enjeu de société. Or, déconstruire les normes, interroger les évidences, questionner régulièrement ses pratiques, changer, cela demande un effort et une habitude longue à prendre ; alors quand est-ce qu’on commence ?! »
Cerise Lenoir