« Si elle se donne souvent comme paisible et consensuelle, l’offre de lecture adressée aux enfants et aux jeunes est toujours politique, qu’elle conforte l’ordre des choses ou qu’elle lui résiste ».
Ainsi est présenté le dernier livre de Christian Bruel « L’aventure politique du livre jeunesse » aux Éditions La fabrique. L’auteur, qui fut éditeur d’albums jeunesse pendant près de quarante ans, est aussi formateur d’adultes aux enjeux culturels et sociaux de ce champ. Son livre, entre enthousiasmes, circonspections et réticences analyse l’offre de lecture destinée à l’enfance et à la jeunesse sous l’angle rare du politique. Il interroge les contenus mais aussi les conditions de l’appropriation réelle par les lecteurs et lectrices, avec pour boussole les chemins d’émancipation proposés aux adultes en devenir. Il répond ici à quelques questions.
Vous partez du préalable que les livres jeunesse ne sont pas exempts d’idéologie ?
Tous les livres sont engagés. Tous, même les plus benoîtement innocents, proposent des représentations. Avec des niveaux divers de conscience, d’intention et d’intensité, ces représentations offrent des points de vue nécessairement empreints des substrats affectifs, idéologiques et esthétiques de celles et ceux qui les créent. Seules certaines démarches créatrices sont militantes. Elles proposent un pacte de lecture laissant peu de place à l’interprétation, un pacte à prendre ou à laisser. Dans toute la production, les idéologies sont omniprésentes. Nous sommes, vous et moi, des feuilletés d’idéologies. L’idéologie, originellement science des idées, n’est pas un gros mot. Les tuilages d’idées sont consubstantiels à l’existence. Or trop d’adultes attendent on ne sait quelle neutralité des propositions imprimées destinées à l’enfance et à la jeunesse, une neutralité en phase avec l’innocence postulée d’un jeune lectorat généralement éduqué et enseigné hors sol. D’où les deux grands méchants mots repoussoirs : l’idéologie et le politique.
En quoi le livre jeunesse peut-il être politique ?
J’ai en mémoire deux des rares albums qui ont accompagné ma petite enfance : « Le Canard et la panthère » de Marcel Aymé, un livre où le fauve promettait le pire à des parents obtus et sévères qui voulaient conduire à l’abattoir le vieux cheval adoré par leurs filles Delphine et Marinette. Mes parents étaient très gentils mais voilà que le biais symbolique me laissait entrevoir une omnipuissance contrée et un étayage solidaire. Dans l’autre album « Monsieur Chien » de Margaret Wise Brown publié dans la très sage et conformiste collection des Petits livres d’or, un chien « qui était son propre maître » invitait dans sa maison extraordinaire, un garçon « n’ayant d’autre maître que lui-même ». Après une journée bien remplie, ils s’endormaient dans des lits jumeaux où ils faisaient « leurs propres rêves ». Voilà qui tranchait avec nombre de formatages véhiculés. Comme l’a écrit Machiavel « Tout n’est pas politique mais la politique s’intéresse à tout ». Et j’aime à croire que ces deux livres (et d’autres ensuite) m’ont ouvert des horizons.
Pour que toute jeune existence puisse compter sur ses lectures afin de développer de l’estime pour elle-même, un mieux-être immédiat, une jouissance esthétique et ludique, une intelligence sensible, sociale et politique du proche et du lointain, il faut sans doute qu’elle rencontre des chef-d’œuvres mais aussi des adultes pouvant dire pourquoi, eux, n’aiment pas certains livres. Avoir un point de vue…sur un point de vue, qui n’est pas immanent, s’apprend.
La littérature jeunesse reste foncièrement normative ?
Des pans entiers de la réalité psychologique et sociale restent à la porte des livres et de la presse jeunesse. Ou imposent une transparence immuable. Ainsi, l’apparition marginale de configurations monoparentales et homoparentales n’écorne pas l’omniprésence d’une institution familiale nucléaire hétéronormée et destinée à la reproduction. Les femmes sont essentiellement des mères, les célibataires demeurent invisibles, et il ne se trouve pas de couples d’humains ou d’animaux qui déciderait de ne pas avoir d’enfant ! De même, les rares occurrences d’une sexualité adulte ont pour objet explicite la procréation. Quant à la quasi absence de la sensualité et de toute sexualité de personnages juvéniles, même consentie et strictement entre eux, elle signe encore et toujours une frilosité sociale soucieuse de formatage. S’agissant des normes genrées, on tend à dépasser les stéréotypes les plus flagrants. Et des filles rebelles s’opposent à l’évidente domination masculine, mais Fifi Brindacier ou Mortelle Adèle regimbent dans un périmètre circonscrit. Les luttes féministes contribuent à la modification des représentations sexuées et des schèmes d’actions imposés mais si l’émancipation des figures féminines gagne du terrain, les masculinités non hégémoniques peinent à trouver place.
D’où vient cette frilosité de la littérature jeunesse ?
La transmission dominante des valeurs ne vient pas contrarier l’ordre des choses où production et reproduction ont partie liée et si les livres sont parfois des œuvres, ce sont toujours des marchandises. Le marché est foisonnant, inventif, luxuriant et prospère. La prise de risques n’intervient qu’à la marge. Le système social délègue par défaut au cercle familial le religieux, le politique et la sexualité. Le livre de jeunesse évite globalement ces sujets, l’argent et la domination économique sont des tabous. La frilosité actuelle me glace pour une autre raison. Parmi les censures (étatique, économique, ou la vox populi des réseaux dits sociaux) il en est une qui a le vent en poupe : une forme de pensée magique qui prétend éradiquer des comportements en supprimant les représentations honnies. Outre que les curseurs sont innombrables, l’art doit au contraire donner la possibilité, à tout âge, d’apprendre à évaluer tant une représentation que la réalité, en distinguant l’une de l’autre à l’aune de la loi, de la morale et de l’éthique. S’il manque le matériau fictif, ce travail n’a plus de support.
Par ailleurs, je suis frappé par la rareté des utopies concrètes proposées à la jeunesse, des utopies transitoires, ouvertes, permettant de « démentir l’avenir » selon la forte expression d’Emil Cioran. Dans ce champ culturel du livre jeunesse, moins que de subversion, c’est d’imagination, d’interprétation et d’émancipation dont il doit être question.
Un conseil de lecture alors ?
Deux, si vous m’y autorisez. Le premier est un album accessible dès le plus jeune âge, sans limite supérieure : « C’est ma mare » de Claire Garralon aux Éditions MeMo. Un canard découvre une mare. Il se l’approprie mais doit vite la partager en deux quand survient un deuxième canard. Un à un, arrivent d’autres canards. Le plan d’eau se trouve vite divisé en autant de petits espaces privés aux frontières jalousement gardées par chaque volatile. Jusqu’à l’arrivée d’un canard noir qui suggère, lui, une jouissance collective de la mare. Tous trouvent l’idée excellente. Ils se baignent et s’ébrouent ensemble. Le livre n’est pas un traité portant sur la valeur d’usage…quoique. Et sa fin ouverte est une merveille car se présente un hippopotame « Oh, la jolie mare, c’est ma mare » … Arrive un autre…
Le second est un roman, « Queen Kong » d’Hélène Vignal publié chez Thierry Magnier. Une belle écriture, une fille exigeante, quatre jeunes mâles décevants et une émancipation tant sexuelle que politique. Une réussite hardie.
Quelle part peuvent prendre les enseignantes et enseignants pour favoriser des lectures émancipatrices ?
Ils et elles doivent bien sûr prendre en charge, selon les niveaux, l’indispensable qualification du jeune lectorat à la lecture, à l’abord du monde repensé par l’écrit, à l’histoire des idées et des affects, à tout ce qui touche à l’interprétation et à l’actualisation idéologique. Les programmes, la hiérarchie, la pression parentale, la neutralité postulée sont d’incontestables obstacles. Mais ils et elles sont en position de faire en sorte qu’hors du groupe classe, les compétences acquises et les affects puissent être réinvestis tant du côté de l’intime que du social. C’est cette puissance d’agir renseignée des jeunes hors de la situation d’apprentissage qui importe. La lecture est un levier à la fois personnel et collectif.
L’aventure politique du livre jeunesse est, en ce sens, à venir.
Propos recueillis par Cerise Lenoir