Le mot d’ordre « apprendre à apprendre » n’est nullement apparu dans le cadre de la mouvance pédagogique de l’Éducation nouvelle comme on le croit souvent. Dès la fin du xixe siècle, il s’est imposé comme une évidence pour les cadres de l’École républicaine. On peut en prendre pour exemple, parmi bien d’autres possibles, cet extrait banal d’un rapport annuel de l’inspecteur d’Académie de la Somme adressé au Conseil général et au préfet, il y a plus de 130 ans : « Aucun de nos maîtres n’ignore que le but de l’enseignement primaire est double. On veut d’abord, dans nos écoles, donner aux enfants les connaissances nécessaires à la vie moderne ; on veut ensuite cultiver l’intelligence de l’enfant de façon à la rendre forte, souple, capable de réflexions et d’efforts, apte à se gouverner, à travailler, à produire d’elle-même. En deux mots : on veut apprendre, et apprendre à apprendre. De ces deux tâches là, la seconde est la plus importante. Les deux phrases de conclusion sont en caractères gras dans le texte original.
La confusion entretenue sur ce sujet – notamment par des politiques de droite et d’extrême droite – en dit long sur l’enfermement de certains dans l’objectif à rebours d’une « transmission » privilégiant le passé, alors que l’ambition fondamentale des fondateurs de la République est de se projeter vers l’avenir (l’à-venir) et de s’inscrire résolument dans la « modernité », en particulier pour ce qu’il en est du régime républicain lui-même – une « nouveauté» évidente à leur époque, n’étant précédée que de deux autres au niveau mondial alors : la Suisse et les USA…
Lors de son audition par la Commission Thélot le 10 décembre 2004, le philosophe Marcel Gauchet a fait à ce sujet une intervention qui retient l’attention : « Cette formule, “apprendre à apprendre”, a ses premières racines chez Pestalozzi [l’une des références majeures de Jules Ferry lui-même]. C’est effectivement une idée de la modernité […]. Ce n’est pas la peine de polémiquer contre. Mais il faut éclairer le sens qu’elle a […]. D’une certaine manière, c’est un idéal pour nous tous. C’est un idéal qui relève des conditions les plus profondes de ce que veut dire la connaissance pour les Modernes. Mais on peut aussi éclairer sa praticabilité, parce qu’en fait, si on veut efficacement agir avec une telle idée, il faut à la fois montrer aux acteurs les bonnes raisons qu’ils ont de penser comme cela, et le rapport ambigu que cette proposition entretient avec la réalité. Parce que ça n’est pas un programme pratique, c’est un idéal de la modernité […]. Personne n’apprend à apprendre. En apprenant, on apprend à apprendre. »
Apprendrait-on à apprendre comme on fait de la prose, sans le savoir ? Peut-être. Mais cela induit alors que soient favorisés les apprentissages les plus à même d’aller dans ce sens : « apprendre à apprendre » ne se fait pas en apprenant n’importe quoi, ni n’importe comment. Et c’est une question majeure, surtout s’il s’agit effectivement de « faire des républicains », aptes à se projeter dans la « modernité », à se gouverner eux-mêmes, et à être « co-souverains ».
A contrario on peut noter les propos tenus récemment par le député RN René Chaunu : « La transmission est le fondement de toute éducation. A nom d’un pédagogisme ravageur la gauche a affaibli la transmission du savoir et de l’héritage civilisationnel. Désormais l’élève devient l’acteur de son propre apprentissage ». C’était lors de sa présentation du projet de loi imposant un uniforme à l’école déposé par le Rassemblement national et discuté dans le cadre de la commission de la « Culture et de l’éducation » de l’Assemblée nationale. Et ce n’était pas un hasard.
Claude Lelièvre