Ismael Ferhat est professeur des Université à Paris Nanterre et chargé de mission laïcité à l’INSPE de l’académie de Versailles. Dans un article publié dans la revue Diversité, il revient sur le principe de laïcité.
Beaucoup situent la laïcisation de l’école aux lois de Ferry. Qu’en est-il ? À quel moment l’école s’est-elle « émancipée » du religieux ?
Il convient de souligner que la laïcisation de l’école- comme d’autres institutions, comme l’hôpital notamment- est loin d’avoir été un long fleuve tranquille. Les pouvoirs publics ont agi sur trois points : les locaux, les programmes, les personnels. Les locaux scolaires publics ont été laïcisés à partir de 1882, avec le retrait des signes et symboles religieux, qui fut très progressif. Encore au début du XXe siècle, des crucifix étaient par exemple encore présents. Le second point est celui des programmes scolaires. Ceux issus de la loi Ferry de 1882 ne comportent plus d’enseignement religieux, et pour permettre aux élèves d’aller au catéchisme, on fait naître les rythmes scolaires modernes – une journée par semaine libérée hors du dimanche, art.2 de la loi. Enfin, les enseignants des écoles publiques ne peuvent plus être recrutés parmi les prêtres avec la loi Goblet de 1886. Cette règle est étendue par un arrêt du Conseil d’État aux enseignants du second degré public.
Ces trois décisions sécularisent profondément l’école publique française et notre laïcité scolaire en est encore très marquée. Cependant, il serait naïf de penser que l’influence du religieux a disparu d’un coup, dans une société encore très profondément catholique. Les programmes scolaires ont mentionné les « devoirs envers Dieu » jusqu’en 1923. Les contenus et les pratiques scolaires étaient tout à fait compatibles avec une population religieuse, d’autant que les associations de pères de famille catholique, l’opinion conservatrice et certains médias ne se privaient pas de dénoncer tout ce qui paraissait être une atteinte au christianisme à l’école publique. Ainsi, Amédée Thalamas, professeur de lycée parisien, fut l’objet d’une véritable campagne de violences physiques et verbales orchestrée par l’extrême-droite catholique entre 1904 et 1909 pour avoir supposément remis en cause le caractère miraculeux de l’action de Jeanne d’Arc. Sur la scolarisation des filles, si les laïques sont moins fermés que les catholiques, ils ont très loin d’avoir été immédiatement pour une homogénéisation des parcours. Quand la République, alors déjà engagée sur le chemin de la laïcisation de l’école, crée des lycées de filles en 1880, ceux-ci initialement ne débouchent pas sur un baccalauréat.
Ces tensions déclinent très largement par la suite pour deux raisons majeures probablement. Un, les enjeux de scolarisation tournent de plus en plus sur les questions d’accès, de démocratisation scolaire, d’inégalités, de réformes éducatives. Le collège unique n’est pas fondamentalement une question de laïcité… De même, le déclin brutal de la pratique catholique en France à partir des années 1960, analysé par l’historien Guillaume Cuchet, crée paradoxalement une certaine indifférence quant aux débats laïques à l’école. Après mai 68, quand le ministère de l’Éducation nationale ou la majorité parlementaire abordent ce sujet, c’est souvent sous l’angle de la critique de la politisation- notamment au sein des lycées.
En quoi l’affaire du foulard est-elle un « tournant majeur » pour le principe de laïcité à l’école ?
Trois ruptures me semblent fondamentales. Le premier élément est le basculement du questionnement laïque, de l’institution scolaire de ses personnels proprement dits vers les élèves. Or, les limites de la liberté d’expression de ceux-ci sont légalement plus complexes à déterminer que celles des agentes et agents du service public. Dès les années 1930, la notion de « prosélytisme » vient poser ces limites : un élève ne peut, au nom de ses convictions – politiques ou religieuses d’ailleurs, perturber le bon fonctionnement de l’institution scolaire. C’est d’ailleurs ce que souligne le Conseil d’État dans son avis du 27 novembre 1989 lors de l’affaire du foulard. Le second point est le changement des conflits politico-religieux : jusque-là, les débats sur la laïcité concernaient le catholicisme grosso modo. A partir des années 1980, c’est l’islam qui est de plus en plus évoqué- aujourd’hui, ce serait probablement presque automatique de penser à cette religion dès lors qu’il est question du principe laïque.
Un troisième point me paraît aussi important : la géographie des conflits sur la laïcité scolaire. Pendant très longtemps, les résistances au principe laïque à l’école étaient souvent en zone rurale, ou dans des établissements scolaires favorisés- Thalamas, le professeur menacé et bousculé par les catholiques, enseignait à Condorcet, qui aujourd’hui encore n’est pas tout à fait un établissement prioritaire. A partir de l’affaire du foulard, cette géographie bascule vers les quartiers populaires dégradés, dont la commune de Creil – où se déroule l’affaire – est l’archétype. Ce n’est pas un hasard si les conflits de 1994, de 2003- les sœurs Levy à Aubervilliers – ou les remontées disponibles à partir des années 2010 pointent souvent des établissements prioritaires, des quartiers populaires et les minorités ethnoreligieuses.
Comment expliquer que l’école publique se sente menacée par des revendications religieuses ?
La réponse est complexe car multiple. Le glissement des débats laïques depuis les années 1980 vers l’islam a fait de cette religion le centre médiatique, politique et conflictuel des échanges sur la laïcité. Ajoutons aussi une évolution déterminante que l’on voit, comme j’ai essayé de le montrer, aux débats qui ont agité les syndicats enseignants et les organisations laïques après 1984, et l’échec de la gauche au pouvoir à modifier l’école privée sous contrat. C’est le rapprochement très récent, et au fond aujourd’hui peu interrogé, entre combat laïque et droit des femmes. Celui-ci est de plus en plus net dans les années 1980, aussi bien face à la remise en cause du droit à l’IVG que dans la répression misogyne de la Révolution islamique iranienne. Ce n’est donc pas un hasard si le voile a autant focalisé les débats laïques depuis cette décennie, à l’école mais aussi au-delà. Il est en effet à l’intersection du religieux, du statut des femmes et de la manière dont les pouvoirs publics se positionnent face aux phénomènes cultuels.
Ajoutons enfin que, pour les nationaux-populismes en Europe occidentale, le rejet de l’islam est devenu un point de consensus depuis les attentats de 2001. Opposer des sociétés sécularisées et des populations musulmanes gonflées par l’immigration et qui menaceraient les progrès culturels et sociaux constitue désormais un classique de leurs discours. Évoquer une laïcité menacée à l’école peut être dès lors une manière policée et socialement plus acceptable de pointer certaines minorités ethnoreligieuses.
Y a-t-il beaucoup de comportements d’élèves qui menacent l’école ?
Depuis les annonces de JM Blanquer en décembre 2017 sur le sujet, nous avons désormais des remontées régulières des déclarations faites par les personnels éducatifs sur le sujet. C’est une bonne chose car désormais, on a tout de même des chiffres- les rapports ou travaux sur les « atteintes à la laïcité » auparavant ne pouvaient pas quantifier nationalement le phénomène, comme l’avouait d’ailleurs explicitement le rapport Obin en 2004. Les chiffres des remontées restent modestes : quelques centaines de cas problématiques par semestres, pour une population de plus de 12 millions d’élèves.
Cependant, ces chiffres sont à prendre avec des précautions. Tout d’abord, la catégorie d’atteintes à la laïcité est très difficile à circonscrire. D’autre part, tous les personnels ne connaissent pas la possibilité de remonter les difficultés. Enfin, il existe un halo de phénomènes – attitudes de repli, défiance vis à vis de l’institution scolaire, rigorisme religieux extrême – qui sans être des atteintes proprement dit à la laïcité scolaire, viennent complexifier le travail des personnels éducatifs et parfois leurs rapports aux élèves. Il existe un rapport complexe des jeunes de minorités ethnoreligieuses – et pas que musulmanes – vis à vis de l’école, et ce n’est pas tout à fait un hasard si celle-ci fait partie des institutions les plus visées lors des émeutes de 2005. L’effet est réciproque : une partie des jeunes – et de leurs familles – de culture musulmane peuvent parfois voir l’école comme une institution hostile. C’est hélas bien ce qui semble s’être passé dans l’emballement monstrueux qui a mené à l’assassinat de Samuel Paty. Les personnels scolaires peuvent en sens contraire, comme le montre très bien Samia Langar dans son ouvrage « Islam et école », développer une lecture culturaliste, liant les comportements des élèves à leur religiosité supposée. La combinaison des deux ne joue pas peu dans les frictions qui peuvent surgir.
Vous évoquez une pédagogisation de la laïcité, qu’est-ce que cela signifie ?
C’est le constat que la laïcité, longtemps non-objet des programmes scolaires, soit devenue un objet très présent au sein de celle-ci. Des années 1990 aux années 2010, il y a eu une brusque poussée de la place de celle-ci dans les contenus d’enseignement, qui a été demandée par les pouvoirs publics. L’une des raisons majeures, parfois implicite, était que les pouvoirs publics pensaient apaiser les conflits autour de la laïcité à l’école par un meilleur enseignement de celui-ci. Et comme la crainte de conflits s’est avivée depuis l’affaire de Creil en 1989, l’urgence pédagogique est parue d’autant plus forte. Comme le montre l’étude du CNESCO en 2020, la grande majorité des élèves étudie désormais le principe laïque à l’école, ce qui n’était probablement le cas jusqu’aux années 2000.
Propos recueillis par Lilia Ben Hamouda