En 2022, l’enseignement du français est-il vraiment incapable d’enseigner le français ? Faut-il désespérer des élèves, « ignares » et « incompétents » en langue, et des professeur.es, dont les cours de grammaire seraient « inefficaces » ou « dissuasifs » ? Au collège Le Grand Meaulnes à Bourges, Cécile Rullon vient renverser bien des à priori en la matière. Les élèves confrontent d’abord leurs intuitions sur la notion abordée, mènent en ilots une démarche d’investigation, puis s’accordent en classe entière sur une formalisation, enfin fixent par la transmission les savoirs acquis en enregistrant des fiches audios et des blind tests à destination de leurs camarades. En 2022, la voie de la grammaire, serait-ce la voix des élèves ?
En quoi l’étude de la langue vous semble-t-elle souvent poser problème dans les classes ?
L’étude de la langue est à la fois la marotte et le parent pauvre de l’enseignement du français dans le secondaire. Les programmes fixent des objectifs et les épreuves du DNB comme du bac ont petit à petit rétabli des questions de langue, mais la place accordée à l’enseignement de la langue dans les cours de français est problématique. Les élèves ont, en théorie, appris à maîtriser ce qu’on pourrait appeler les bases de l’orthographe, de la grammaire de phrase, en école élémentaire. Le collège devrait donc réactiver ces notions et intégrer la grammaire de texte dans son enseignement. Mais pour de nombreux élèves, les fameuses bases ne sont pas acquises à l’entrée en 6ème, et les inégalités se creusent entre ceux pour qui les réactivations sont ennuyeuses et ceux pour lesquels elles sont insuffisantes. En outre, dans la formation des enseignants de lettres comme lors des inspections, il est préconisé de ne pas détacher l’enseignement de la langue de l’enseignement littéraire, et d’éviter à tout prix le texte prétexte. Un vœu pieu et contradictoire, puisque l’épreuve écrite du DNB, par exemple, détache l’étude de la langue de l’étude du texte dans une partie « compétences linguistiques ».
Du point de vue des élèves, l’étude de la langue est rébarbative et hors sol, alors même qu’elle est nécessaire à la construction et la formulation de la pensée. C’est un constat qui à mon sens n’a pas de lien direct avec l’époque – nous entendions nous-mêmes, élèves, les camarades se plaindre des cours de grammaire, et régulièrement les adultes aujourd’hui rire de l’existence des concours de grammaire, jugés pointus et élitistes – mais un constat qui probablement est amplifié par notre mode de vie. En effet, il semble que, dans un monde de communication immédiate et de réseaux sociaux, les élèves n’ont plus envie de s’encombrer de règles qui entravent selon eux la rapidité des échanges et ne sont pas nécessaires, puisqu’ils se comprennent. L’enjeu est donc multiple pour les enseignants de lettres : il faut à la fois convaincre de l’utilité de cet enseignement, respecter un cahier des charges assez lourd, rendre les cours vivants et concrets.
Comment abordez-vous le travail sur une notion ?
La première étape est menée comme un cours dialogué. Le but est justement de dédramatiser la notion et de montrer aux élèves à la fois qu’il subsiste des souvenirs des années passées, qu’ils ont des intuitions langagières, mais que certaines occurrences/situations posent problème ou sont à réviser. C’est un état des lieux qui est également utile à l’enseignant. Le fait de mener cet état des lieux à l’oral, en prévenant aussi les élèves qu’ils sont enregistrés, non à des fins de diffusion externe, mais pour réfléchir à leur progression, a un effet attractif : ils ont le sentiment de participer à un projet, ce qui n’est pas souvent le cas dans les cours de langue.
Concrètement, dans ma classe, les élèves sont répartis en îlots (l’an dernier, du fait de la distance préconisée par la situation sanitaire, des îlots de 3 seulement, mais je préfère travailler ordinairement avec des îlots de 3 à 5). La 1ʳᵉ question a été posée à la classe entière (« Qu’est-ce qu’un verbe ? »), et les élèves ont répondu à tour de rôle et ont été enregistrés. À noter qu’aucun n’a réellement donné une définition convenable de ce qu’était un verbe. Ensuite, une deuxième question a été posée aux îlots : « Comment identifier une forme verbale ? », à partir d’une phrase exemple avec un verbe conjugué. Cette question a permis aux élèves de réfléchir en groupes, et de dégager un certain nombre de critères, de réactiver des réflexes de conjugaison à d’autres temps, d’identification du sujet, de manipulations diverses.
Lors de la mise en commun, enregistrée, elle aussi, on fait dégager aux élèves les 6 éléments d’identification d’une forme verbale. En l’occurrence, cette mise en commun a par exemple révélé une méconnaissance quasi complète de la différence entre voix active et voix passive. C’est donc une phase qui permet à la fois aux élèves de se plonger dans la notion, de faire le bilan, de s’aider entre pairs, et à l’enseignant de préparer les enregistrements qui permettront ensuite aux élèves de mesurer leur progression, et de cibler les exercices à proposer en fonction des lacunes. L’enregistrement permet aussi à l’enseignant de mieux différencier : on peut oublier les difficultés de tel ou tel élève, mais en réécoutant les échanges du cours, on s’en souvient et on peut préparer les exercices en fonction.
Les élèves produisent aussi des ressources numériques sur les notions abordées : selon quel dispositif ?
Pour la production des ressources numériques, deux types de consignes ont été donnés. Pour la fiche de révisions, chaque élève a enregistré chez lui, via le site « monoral.net », sa propre fiche de révisions sur l’identification du verbe. À l’écoute en classe, les élèves ont compris que les fiches étaient parfois incomplètes, parfois confuses, parfois trop longues. Ils ont donc d’abord dû passer par l’écrit pour faire la liste des points nécessaires dans une fiche. Ils ont compris que le format exigeait une sélection des informations principales et que l’outil ne se substituerait pas à la lecture de la leçon et aux exercices, car la visualisation était aussi nécessaire pour bien comprendre. Une fois les points essentiels listés et formulés, la leçon a été divisée en 4 parties pour éviter d’avoir un seul lecteur monotone. Les lecteurs ont ensuite eu pour consigne d’être particulièrement clairs dans leur diction, ceux qui enregistraient leurs camarades à l’aide des zooms devaient se montrer silencieux. Enfin, pour rendre le podcast un peu plus attractif, les élèves ont dû chercher des jingles libres de droit. Faute de temps, le montage a été essentiellement réalisé par mes soins.
Pour le blind test, la consigne suivante a été donnée : « Choisissez quatre formes verbales et enregistrez-vous en les disant lentement et distinctement, avec les pronoms personnels. L’idée est de créer un blind test qui vous servira d’exercices lors de vos révisions pour le DNB. », avec un exemple. Les élèves ont à nouveau utilisé « monoral.net », puis j’ai mis ces exercices à disposition via l’ENT.
Il est assez rare d’associer enseignement de la grammaire et pédagogie de projet : à la lumière de vos expériences, en quoi cette démarche vous semble-t-elle pertinente ?
Pour toutes les raisons évoquées plus haut, la pédagogie de projet me semble pertinente pour enseigner la grammaire. Elle permet aux élèves de s’investir davantage que dans un cours plus classique (repérage, leçon, exercices), tout en conservant finalement le même schéma, qui permet d’identifier des besoins et des appuis, poser des notions, puis manipuler. La pédagogie de projet rend bien souvent les notions plus concrètes. Or, si l’étude de la langue est justement particulièrement concrète, puisqu’il s’agit d’avoir les outils nécessaires à l’expression des idées, elle semble au contraire abstraite aux élèves. La pédagogie de projet permet de l’incarner. La création d’un objet, réutilisable à l’infini, se prête particulièrement à l’enseignement de la langue, qui nécessite l’entraînement. Ici, il s’agit de podcasts, mais cela fonctionne aussi avec tout outil manipulable (cartes, sous-main, porte-clés, marque-pages, couvertures, cartes mentales, etc.).
Quels conseils donneriez-vous à des collègues tenté.es d’adopter une telle démarche ?
Comme pour tout projet, le temps est votre ennemi. L’enseignement de la langue prend toujours plus de temps que prévu, on rencontre toujours des élèves qui en savent moins que ce qu’on pensait, qui éprouvent des difficultés à comprendre et qui vous demandent une réflexion sur votre façon d’aborder la notion. À cela s’ajoutent, dans le cas de la pédagogie de projet, toute la formulation des consignes, car l’élève dans un premier temps ne voit pas bien le rapport entre votre idée d’enregistrement, et le fait qu’il faut maîtriser cette notion en vue de l’évaluation/de l’examen (soyons francs, il ne veut pas la maîtriser juste pour vos beaux yeux ou pour le plaisir de savoir), et bien sûr toute la partie enregistrement. Même si on ne peut pas faire face aux imprévus et que chaque groupe classe est différent, il est utile de peaufiner son scénario pédagogique avant, de vérifier qu’on a bien les outils pour enregistrer correctement les élèves, et qu’on dispose d’assez de temps pour faire les montages audio et qu’ils soient accessibles aux élèves avant la fin de l’année scolaire. Mais le jeu en vaut la chandelle !
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Une fiche audio d’élève sur la voix passive
Un blind test d’élèves sur la conjugaison
Le travail de la langue avec Elodie Lahaye