par Agnès Van Zanten
Quelles sont les missions de l’école ? Comment l’institution traduit-elle les décisions politiques ? Quelle influence exercent ses différents acteurs ? Comment s’appliquent les réformes ? Comment évalue-t-on leurs effets ? Telles sont les questions que pose l’analyse des politiques éducatives.
Tous les ministres de l’éducation – de quelque parti politique qu’ils soient – le savent bien : il n’est pas facile, et c’est un euphémisme, de réformer l’éducation nationale. Cela n’a pourtant pas empêché la multiplication des initiatives pour changer l’école dans les trente dernières années. Cette évolution produit un effet paradoxal : elle témoigne d’une part du dynamisme de l’action publique dans ce domaine, mais elle en donne d’autre part une image moins flatteuse, car l’extension de son intervention la rend plus ouverte aux critiques que par le passé. Elle rend aussi plus nécessaire que jamais l’analyse des politiques éducatives. Celle-ci montre que trois grandes étapes conditionnent le passage du « dire » au « faire ». Il faut commencer par analyser des valeurs et des idées qui orientent les choix éducatifs, en d’autres mots, les finalités de l’école (voir l’article de Gaëtane Chapelle, p. 36). Il faut ensuite se pencher sur leurs traductions politiques et institutionnelles, sur les circuits de décision et le rôle des acteurs (Etat, enseignants, administration, experts, etc.). Enfin, il faut examiner les conditions de leur application (voir l’article de Sabine Kahn, p. 42) et l’évaluation de leurs effets (voir l’article de Clémence Aubane, p. 45).
Définir les finalités de l’école implique des prises de position politiques et idéologiques. Une question se pose alors : comment expliquer le large consensus dans les efforts de justification et dans les choix des dirigeants au cours du dernier quart de siècle alors qu’il y a eu sur la même période de nombreuses alternances politiques ? Au-delà de l’effacement des différences droite-gauche sur un certain nombre de thèmes, cet accord relatif s’explique par le caractère durable des principes au nom desquels les décisions sont prises. En France, deux grandes valeurs ont fondé l’école républicaine : la laïcité et l’égalité. Mais ces valeurs de référence ont évolué : le modèle national est aujourd’hui plus perméable aux particularismes culturels et religieux, plus sensible aux disparités entre l’égalité de droit et les inégalités de fait, et plus ouvert aux valeurs managériales et libérales.
De nouvelles demandes à l’égard du politique
Mais les valeurs et les idées ne sont qu’une des composantes des choix politiques. Avec le développement de l’action publique, l’éventail des choix est limité et canalisé par les décisions antérieures. Chaque décision modifie le contexte d’action et fait émerger de nouveaux problèmes. A cela s’ajoute la difficulté à anticiper les conséquences de politiques de plus en plus nombreuses (1). Ceci explique la continuité dans les ajustements successifs, mais aussi la paralysie à l’égard de grandes réformes. La gestion des affaires de « foulard islamique » est à ce niveau éclairante. En 1989, le ministre de l’Education Lionel Jospin a refusé de prendre position et demandé l’avis du Conseil constitutionnel. Celui-ci a prôné une « laïcité ouverte », estimant que, « dans les établissements scolaires, le port par les élèves de signes par lesquels ils entendent manifester leur appartenance à une religion n’est pas, par lui-même, incompatible avec la laïcité », sous réserve qu’ils ne constituent pas des actes de prosélytisme et ne perturbent pas l’ordre dans les établissements d’enseignement. Confirmée par la jurisprudence ultérieure, cette position était en décalage avec celle d’une large majorité d’enseignant et d’une fraction de l’opinion publique. C’est pourquoi elle a été partiellement corrigée par la réglementation émanant du ministère de l’Education qui a banni la présence de signes ostentatoires des établissements scolaires tout en incitant les chefs d’établissement et les enseignants à convaincre avant d’exclure. Cette laïcité « délibérative » a toutefois été perçue à son tour comme donnant trop de responsabilités et pas assez de soutien réglementaire à la base. Elle a donc engendré de nouvelles demandes à l’égard du politique et, en 2004, une nouvelle loi, plus stricte, mais dont l’application apparaît d’ores et déjà problématique.
Les acteurs impliqués dans les politiques éducatives influent ainsi sur les principes et les finalités. Dans le modèle politique français, le dialogue entre l’Etat et les corps de métiers, ici les enseignants et leurs représentants, est privilégié. Mais d’autres acteurs peuvent également jouer un rôle important, comme les juges dans les décisions en matière de laïcité ou les scientifiques sur des questions telles que la violence scolaire ou les inégalités.
Ces influences extérieures sont encore plus présentes dans l’émergence de deux nouvelles missions assignées à l’école : l’efficacité et « mettre l’enfant au centre ». La nécessité d’optimiser les ressources et de promouvoir de nouveaux modes d’organisation a été affirmée par des organismes supranationaux comme l’OCDE et les divers experts qui comparent les systèmes éducatifs des différents pays (voir l’entretien avec Aaron Bénavot, p. 33). Une conception libérale de l’éducation fait ainsi l’hypothèse que le choix des établissements par les parents permettrait une meilleure adéquation entre la diversité de l’offre et celle de la demande d’éducation, accroîtrait la responsabilité des parents et des professionnels de l’éducation, et augmenterait la productivité moyenne des systèmes éducatifs. Débattue dans de nombreux pays, l’idée du libre choix par les parents a été très peu examinée publiquement en France car les hommes politiques et les cadres de l’administration répugnent à associer directement des valeurs marchandes à l’activité d’enseignement. Mais cela n’a néanmoins pas empêché que se développent – en creux des dispositifs officiels ou en lien avec eux – des « quasi-marchés éducatifs locaux ».
Une coalition hétéroclite de psychologues, médecins, pédagogues, juristes, maires et représentants syndicaux est par ailleurs à l’origine d’une autre mission assignée à l’école : celle de «mettre l’élève au centre du système». Dans cet esprit est reconnu le droit des élèves à bénéficier de libertés d’expression et d’association. Des initiatives visent à encadrer la vie des enfants et des jeunes à l’extérieur des établissements. On a vu émerger des politiques d’aménagement du temps scolaire et des rythmes de vie des enfants. A cela s’ajoutent les politiques centrées sur la notion d’« enfant citoyen », qui ont débouché sur la création de conseils municipaux d’enfants et de jeunes. Toutefois, si l’idée de mettre l’enfant au centre offre une forme de consensus, elle n’est pas très mobilisatrice. Son rôle est plus de désamorcer les tensions que de proposer des orientations pour l’action, ce qui fait que le consensus de principe se traduit par une très grande hétérogénéité de pratiques (2).
Un jeu d’acteurs opaque et complexe
En plus d’influer sur la définition des finalités de l’école, les grands acteurs du système éducatif – les hommes politiques, les syndicats enseignants, les experts, le personnel de l’administration – jouent un rôle fondamental dans les prises de décisions politiques et leurs applications. Il existe néanmoins à leur sujet un certain nombre d’idées reçues qu’il est utile de déconstruire.
La première concerne la vision largement partagée de l’originalité du lien entre l’école et l’Etat central en France. Tout d’abord, cette « exception française » est très relative. Un modèle transnational d’« école de masse » s’est en effet diffusé dans les sociétés occidentales avancées au cours du xixe siècle par des processus de mimétisme institutionnel, puis dans le reste du monde avec la colonisation et le développement ultérieur des Etats-nations (3). Cette vision conduit par ailleurs à minimiser les convergences récentes entre les systèmes éducatifs engendrées par les évolutions de l’économie, la circulation plus importante et plus rapide des idées et l’impulsion d’acteurs transnationaux. L’Union européenne, par exemple, oriente les politiques nationales à travers l’élargissement du concept de formation professionnelle ou des décisions concernant la mobilité des étudiants et la reconnaissance des diplômes. Ce qui n’exclut pas le maintien de spécificités nationales, comme on l’a vu avec la question du libre choix de l’école (4).
Une autre idée reçue concerne la place centrale, voire hégémonique, qu’occuperait la négociation entre l’Etat et les syndicats enseignants dans l’élaboration des politiques. Certes, ces derniers orientent encore fortement les choix et leurs modalités d’application : ils interviennent dans l’élaboration et la mise en oeuvre des politiques aussi bien par la contestation que par les échanges avec les dirigeants au niveau central et la participation au niveau local, notamment à la gestion des carrières. Toutefois, ces trois modes d’intervention ne sont plus aussi efficaces qu’auparavant. Les actions revendicatrices de la base sont moins contrôlées qu’autrefois par les dirigeants, la négociation est critiquée pour son absence de transparence et, surtout, le faible poids politique des syndicats dans les instances de concertation – comme les conseils académiques ou départementaux – limite fortement leur influence, plus encore dans le cadre de la décentralisation.
L’influence des syndicats enseignants se trouve aussi affaiblie par le recours aux experts scientifiques et aux nombreuses instances consultatives, qu’elles soient permanentes (comme le Conseil national des programmes) ou temporaires, (comme les nombreuses commissions créées à l’occasion de telle ou telle réforme). L’Etat y fait appel afin de se doter d’une plus grande expertise technique et d’une plus forte légitimité politique.
L’autonomie du champ éducatif s’est en outre réduite depuis les années 60 par le développement de liens plus étroits entre les planifications économique et éducative. L’influence croissante de l’économie s’est exercée d’abord de façon centralisée, au travers des plans du Commissariat général du plan. Actuellement, elle est moins dirigiste et plus localisée. Cela est particulièrement évident dans l’enseignement professionnel au sein duquel on tente d’ajuster la formation à l’emploi au niveau national : dans les commissions professionnelles consultatives, et aux niveaux régional et départemental, dans les bassins de la formation et de l’emploi. Enfin, l’autonomie du champ éducatif se trouve également limitée par l’articulation des politiques d’éducation avec d’autres politiques sectorielles, comme par exemple celle de la ville.
Un dernier préjugé très répandu concerne le fonctionnement de l’administration de l’Education nationale, souvent critiquée pour son haut degré de centralisation et son immobilisme bureaucratique. Il est vrai que, malgré la décentralisation, l’administration centrale conserve encore des compétences essentielles et des moyens divers d’influence sur les décisions locales. Par ailleurs, la « centrale » et plus encore les administrations locales peuvent apparaître comme le modèle le plus achevé de la bureaucratie à la française : omniprésence de la hiérarchie, haut degré de segmentation des directions, des services et des tâches, et forte standardisation des activités (5). Mais un certain nombre de changements apparaissent. Le découplage entre l’action de l’administration et le coeur de l’activité qu’elle est censée encadrer – c’est-à-dire l’action pédagogique dans les classes – semble diminuer. Le système tend, en fait, à « pédagogiser » la hiérarchie administrative et à demander à la hiérarchie pédagogique d’intégrer les dimensions administratives et financières. Ainsi, l’Inspection générale de l’Education nationale joue un rôle plus important qu’autrefois de conseil et d’aide à la mise en oeuvre et à l’évaluation de la politique éducative au niveau national (réformes, formations, programmes et méthodes d’enseignement) mais aussi au niveau territorial (analyse du fonctionnement des académies).
Une mise en oeuvre problématique
L’évolution de l’administration est d’ailleurs particulièrement sensible au niveau territorial. En effet, d’une part, la prise en charge du fonctionnement matériel des établissements a été confiée aux collectivités territoriales dans le cadre de la décentralisation. La hiérarchie administrative se voit ainsi libérée de l’essentiel de ses fonctions antérieures. D’autre part, de nombreux pouvoirs de gestion pédagogique ont été accordés aux rectorats et aux inspections académiques qui non seulement gèrent la quasi-totalité de la carte scolaire, mais doivent aussi participer au cadrage des projets d’établissement et à l’impulsion de tous les nouveaux dispositifs pédagogiques. Du coup, l’organisation et les missions de la hiérarchie pédagogique ont dû être revues. Le rôle des inspecteurs pédagogiques régionaux, qui sont depuis 1990 sous la tutelle des recteurs, ne consiste plus seulement à inspecter individuellement les enseignants, mais aussi à conseiller les autorités académiques et les chefs d’établissement. Mais ces changements rencontrent des obstacles sur le terrain. Des « districts scolaires » ont été créés dans le but de permettre aux inspections académiques d’harmoniser le fonctionnement pédagogique des lycées et surtout des collèges. Mais l’administration a du mal à passer de la logique traditionnelle d’encadrement hiérarchique à une logique « d’animation », alors que les chefs d’établissement y voient surtout un lieu de régulation autonome, entre pairs, de leurs activités.
En fait, la troisième grande difficulté qui ressort de l’analyse des politiques éducatives concerne la mise en oeuvre des réformes sur le terrain. Beaucoup d’entre elles n’ont jamais été appliquées ou l’ont été sous des formes divergentes, voire contraires aux intentions des réformateurs. Cette tendance ne pourra par ailleurs que s’accroître, étant donné la plus grande autonomie dévolue aux échelons territoriaux et aux établissements. Dans ces derniers, ce sont les chefs d’établissement qui jouent un rôle essentiel de médiateurs de réformes. L’investissement extérieur de ces derniers, qui doivent négocier avec l’administration et les collectivités territoriales, ainsi qu’avec des nombreux « partenaires extérieurs » dans le cadre, par exemple, de l’élaboration de projets de zones d’éducation prioritaires ou de contrats éducatifs locaux, entre en concurrence avec ce que l’on attend d’eux à l’intérieur des établissements. Et dans ceux-ci, leur rôle d’impulsion des politiques se heurte à leur manque de légitimité pédagogique auprès des enseignants.
L’introduction de changements à l’échelle des établissements est par ailleurs limitée par le manque de cohésion entre les acteurs qui participent à son fonctionnement. Ainsi, la régulation collégiale est très faible entre les enseignants. Pour des raisons liées aux modes de constitution de leurs identités professionnelles et à leurs conditions de travail, ces derniers restent très attachés à une vision individualiste de l’autonomie. Ils échangent et travaillent en commun en fonction d’affinités électives et tiennent assez peu compte du niveau « établissement ». De même, il y a une très faible coordination des activités entre les enseignants et les autres personnels (conseillers d’éducation, assistantes sociales scolaires, surveillants, etc.) qui encadrent l’activité des élèves. Il faut ajouter à cela que, malgré les nombreux discours qui insistent sur l’importance de leurs rôles d’usagers, élèves et parents sont, dans les faits, peu associés aux décisions. Cette ambiguïté ne fait que renforcer l’émergence de pratiques utilitaristes ou de retrait des uns et des autres vis-à-vis de l’institution (6).
Face à la difficulté de mise en oeuvre des politiques éducatives, il est devenu crucial de vérifier par des évaluations a posteriori si les choix sont effectivement mis en pratique. Or, si l’on a assisté à un développement important de différents types d’évaluation – des élèves, des établissements, des politiques – impulsé par la direction de l’évaluation et de la prospective du ministère de l’Education, mais aussi par les élus locaux, celle-ci ne joue que très imparfaitement le rôle de rationalisation de l’action éducative. Cela tient à deux facteurs : d’une part aux limites posées par l’orientation et l’organisation des recherches et des études en éducation ; d’autre part à l’existence d’une culture politico-administrative et d’une culture pédagogique peu favorables à l’évaluation. Bien souvent, l’évaluation sert moins à informer l’action et la prise de décision qu’à créer du consensus ou à renforcer la légitimité technique et politique des instances qui la conçoivent et la mettent en oeuvre (7).
En définitive, aux différentes étapes de leur construction et de leur application, les politiques d’éducation rencontrent des sources potentielles de détournement, de blocage et de fragmentation. Sans prétendre que les recherches puissent à elles seules fonder la décision en matière d’éducation, leur développement et leur diffusion pourraient accroître les capacités réflexives et stratégiques des acteurs politiques au sommet comme à la base. L’action publique en éducation gagnerait ainsi en légitimité et en efficacité.
Agnès Van Zanten
Sociologue, directrice de recherche au CNRS,
Auteur notamment De l’école de la périphérie, Puf, 2001, et Les politiques de l’éducation, Puf, Coll. « Que sais-je ? », 2004.
Article paru dans la revue Sciences Humaines
Issu du Grand Dossier « L’école en débat : quelles politiques pour l’éducation ? »
Octobre 2004
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