François Jarraud –
Il reste à convaincre tous les professeurs que l’organisation du travail devrait être leur affaire, collectivement, au moins à l’échelle de l’établissement et de l’équipe pédagogique
FJ- En France le système éducatif a connu une crise grave dont on voit bien qu’elle n’a pas été que sociale mais aussi morale. Cette année va être celle d’une réforme de fond, avec une nouvelle loi d’orientation dont on peut craindre qu’elle appuie un retour à l’autorité sur une sélection précoce des élèves et sur l’éloge de la transmission et de la tradition. Que pensez-vous d’une orientation précoce des jeunes ? L’école peut-elle à elle seule régler les problèmes d’intégration culturelle ou sociale ? L’école a-t-elle davantage besoin de tradition ou d’innovation ?
PP- Le bac représente le niveau de culture générale nécessaire pour vivre décemment dans une société complexe. Par rapport à cet objectif, l’orientation vers telle ou telle filière est secondaire. Dans certains pays, on parle plus clairement de l’éducation de base comme clé d’accès à la citoyenneté, dans son sens le plus large. Cela inclut la participation aux décisions à tous niveaux, les moyens de gagner honnêtement sa vie et de la conduire lucidement, la capacité de conserver identité et autonomie sans perdre le sens des responsabilités, de la solidarité et de l’appartenance à un ensemble régional, national et planétaire.
Reconstituer des filières hiérarchisées est non seulement une régression à un état antérieur et » bêtement sélectif » du système éducatif, mais une erreur stratégique. Les classes sociales revenues au pouvoir en France préfèrent manifestement leurs intérêts immédiats au développement global de la société française. C’est une politique à courte vue, et aussi une façon de signifier la fin du gaullisme.
Cela dit, le collège unique n’apparaît pas une réussite et offre donc sur un plateau le prétexte à son démantèlement. Hétérogénéité, absentéisme, manque de sens, incivilités se conjuguent pour démontrer que rassembler tous les jeunes dans les mêmes établissements, sans même les répartir en filières ou en niveaux, n’est qu’une partie de la solution.
Certes, la critique est injuste parce que, dans les pays qui ne connaissent pas le collège unique, l’école moyenne ne se porte guère mieux. Mais la ségrégation rend les choses moins visibles : dans les filières exigeantes, les élèves travaillent, sous la pression des parents et des examens ; et dans les filières où l’on relègue les élèves en difficulté ou en rupture, qu’importent les absences ou les incivilités, puisqu’elles restent confinées à ces filières » sacrifiées » ?
On ne saurait donc faire porter au collège unique le poids de tous les problèmes de l’enseignement secondaire. De là à en faire une solution satisfaisante au problème de l’hétérogénéité, il y a un pas à ne pas franchir. Hélas, ceux qui restent acquis au collège unique défendent souvent un symbole davantage qu’une organisation efficace des études. Il est louable de faire coexister sous un même toit des adolescents de toutes origines sociales. Mais on sait bien que le jeu des options crée des filières officieuses et hiérarchise aussi sûrement selon le niveau et le destin. Les élèves ne deviennent pas égaux du seul fait qu’on les rassemble. Les ségrégations se recréent, en fonction des appartenances sociales aussi bien que des acquis scolaires et des projets de vie. Ces variables se recoupent d’ailleurs largement.
Lutter contre l’hétérogénéité, c’est viser les mêmes objectifs de formation en différenciant les prises en charge pédagogiques et les parcours. De Louis Legrand ou Pierre Bourdieu à Philippe Meirieu ou François Dubet, les chercheurs plaident depuis plus de trente ans, avec les mouvements pédagogiques, pour une pédagogie différenciée au cœur de l’école primaire, du collège et du lycée.
Dire qu’ils n’ont nullement été entendus serait exagéré. Les militants, les enseignants des ZEP et tous ceux qui aiment leur métier et pensent que l’échec n’est pas une fatalité ont fait d’honorables tentatives dans ce sens. Le système se déclare d’ailleurs favorable à une pédagogie différenciée, mais sans s’en donner les moyens. Les enseignants ne sont pas formés à l’évaluation formative et à la gestion de situations d’apprentissage différenciées ; les programmes et les procédures d’évaluation n’en tiennent aucun compte. Bref, le système dit combattre l’échec scolaire, mais ne fait rien de sérieux pour s’attaquer au fond de l’affaire, les méthodes pédagogiques, la formation des professeurs, le groupement des élèves, la coopération autour de dispositifs complexes. Dans la plupart des établissements, on conserve une grille horaire hebdomadaire, chaque professeur tente de » faire le programme » dans » sa » discipline, de façon solitaire. Comment espérer qu’une telle organisation du travail produise une école efficace pour ceux qui n’apprennent pas tout seuls ?
Je ne dis pas qu’il est facile de pratiquer une pédagogie différenciée à large échelle. Je dis que le collège unique n’a pas vraiment essayé, qu’il a oublié ou n’a pas compris qu’une école unique n’est équitable que si elle pratique une différenciation intensive. En enseignant de façon peu différenciée à des élèves très inégaux à l’entrée en 6e, on ne peut qu’aggraver les écarts. Bourdieu décortiquait dès 1966 les effets implacables de l’indifférence aux différences. Son analyse n’a pas pris une ride et vaut évidemment pour l’école primaire.
À qui la faute ? On peut évidemment incriminer les élitistes, la droite, les antipédagogues, la réaction qui se fait entendre haut et fort aujourd’hui. Mais à quoi bon attendre le soutien ou même la neutralité de ceux qui appellent de leur vœu une école conservatrice et reproductrice ? La gauche (politique et pédagogique) ferait mieux de balayer devant sa porte. Elle n’a pas su créer les conditions de réussite du collège unique. Faute d’une analyse serrée du traitement des différences.
FJ- Que peut-on dire aux collègues qui font face à des situations pédagogiques difficiles pour éveiller » l’appétit de savoir » de leurs élèves ?
PP- Une pédagogie différenciée ne donne pas à elle seule du sens aux savoirs scolaires. Mais elle y contribue : quoi de plus démobilisateur, pour un élève, que d’être chaque jour confronté à des situations d’apprentissage qui le dépassent ? Une pédagogie faiblement différenciée oblige les élèves soit à faire semblant de comprendre et d’apprendre, soit à refuser un jeu dont les dés sont pipés.
Il ne suffit pas cependant d’ajuster les situations et les activités aux possibilités et au niveau des élèves, à leur style cognitif, à leur manière d’apprendre. Même quand apprendre est possible, cela reste un travail, une confrontation de l’élève à ses propres limites. Tout le monde voudrait savoir, dit souvent Philippe Meirieu, mais tout le monde n’est pas prêt à en payer le prix. Je serai moins optimiste : rien n’assure que les savoirs scolaires font envie à tous les élèves, que chacun perçoit l’intérêt de les maîtriser, même si cela ne lui coûtait aucun effort, ne lui volait aucune minute de sa vie. Le premier défi des professeurs est de convaincre une partie de leurs élèves que les savoirs scolaires ajoutent de la valeur à l’existence. Le second défi est de les convaincre que le profit obtenu est proportionné à l’effort demandé. Tâche d’autant plus difficile que l’effort doit être consenti tout de suite alors qu’il ne portera ses fruits que bien plus tard : quand tu seras grand…
Les enseignants secondaires, en dépit de tous les travaux sur le rapport au savoir, notamment ceux de Charlot ou Rochex, n’ont pas pris la mesure du problème. Ils cherchent encore à » ouvrir les yeux » des élèves, ils les invitent à se rendre à l’évidence de la valeur absolue des savoirs disciplinaires tels que l’école les enseigne. Cette tentative est vouée à l’échec lorsqu’elle s’adresse à des élèves qui viennent, sociologiquement, d’une autre planète. L’école ressemble à ces élus qui estiment qu’il suffit de convaincre les électeurs de la valeur de leur politique.
Si l’on veut que s’amenuise la distance entre les savoirs scolaires et les élèves qui les rejettent ou n’y entrent pas spontanément, l’école et les enseignants doivent faire une partie du chemin. Non pas en abaissant le niveau, mais en acceptant enfin de voir que le sens des savoirs ne va de soi que pour les héritiers, que la tâche prioritaire est de le construire lorsque la famille ne s’en est pas chargée.
Personne ne peut résoudre ce problème tout seul dans son coin. Il faut s’attaquer aux programmes, inscrire la lutte contre l’échec et le désintérêt au cœur du métier d’enseignant et de chaque projet d’établissement. Si les professeurs ne travaillent pas leur propre rapport au savoir, s’ils ne prennent pas la mesure de la distance qui les sépare d’une partie des élèves, les décisions institutionnelles n’auront cependant guère d’effets.
Il ne s’agit pas de trouver quelques trucs pour retenir l’attention cinq minutes. Le problème n’avancera pas aussi longtemps que de nombreux enseignants penseront encore que, pour faire leur métier, il suffit de maîtriser des savoirs à enseigner et un peu de didactique de la discipline. On ne peut espérer gagner les élèves à la culture scolaire sans connaissances anthropologiques, sociologiques, psychologiques, pédagogiques qui vont au-delà du bon sens et d’une aptitude à communiquer. Ce que je me risque à conseiller aux professeurs en difficulté, c’est a) de s’ouvrir davantage aux sciences sociales et humaines et à la pédagogie ; b) de considérer que leur identité et leur satisfaction professionnelles tiennent davantage à une pratique pédagogique équitable et efficace qu’à la maîtrise d’une discipline ou à leurs diplômes universitaires ; c) de construire les problèmes avant de chercher des boucs émissaires ou des solutions toutes faites ; d) de faire de la pratique réflexive une seconde nature ; e) de travailler en équipe. Rien de tout cela ne produira de miracle à court terme, mais devrait aider à survivre dans ce métier sans devenir aigri, dépressif ou cynique.
FJ- C’est une perspective assez triste : faire le deuil de leur formation juste pour » survivre « …
PP- Pas du tout. La maîtrise des disciplines enseignées ne suffit pas, mais elle reste indispendable. Il n’y a aucun deuil à faire, sauf celui de la toute-puissance et de l’autosuffisance de la culture disciplinaire du savoir. Par ailleurs, il ne s’agit pas de juxtaposer aux savoirs disciplinaires nobles quelques savoir-faire » pratico-pratiques « . S’ouvrir davantage aux sciences sociales et humaines, c’est compléter les savoirs à enseigner par des savoirs pour enseigner qui sont tout aussi » académiques « . Dans un article récent (Adosser la pratique réflexive aux sciences sociales, condition de la professionnalisation), je souligne par exemple qu’il serait utile, pour n’importe quel professeur, d’avoir certaines notions à propos :
– du transfert, du narcissisme, des mécanismes de défense, de l’inconscient psychanalytique ;
– de l’inconscient pratique, des routines qui nous font agir sans y penser ;
– du travail et de l’intelligence au travail ;
– du pouvoir dans les organisations, de la dimension stratégique de l’action ;
– des paradigmes familiaux, de la socialisation qui en découle ;
– de la diversité des cultures des diverses classes sociales et ethnies qui coexistent dans la même société et dans le travail ;
– des mécanismes de perception et de pensée ;
– du rapport au savoir, de son ancrage dans une condition sociale, une identité, un projet ;
– des processus d’apprentissage, de construction de savoirs et de compétences ;
– du changement et de la résistance au changement ;
– des processus de décision intra et interpersonnels ;
– de l’influence de l’implication subjective et des émotions ;
– de la formation des représentations sociales ;
– de la transposition et du contrat didactiques ;
– de l’identité, du projet, de la motivation ;
– des relations intersubjectives et des dynamiques de groupe.
On ne peut que regretter que la formation professionnelle des enseignants français, même depuis la création des IUFM, ne rende pas cette culture en sciences sociales et humaines aussi légitime et nécessaire que la maîtrise des disciplines et de leurs didactiques.
FJ- En France, la tradition scolaire c’est que l’école évalue sans cesse pour dégager les meilleurs. L’école doit-elle privilégier les savoirs ou, comme on le fait en Europe du Nord, l’épanouissement des enfants ? Ce modèle nordiste est-il transférable ?
PP- Il faut évaluer sans cesse pour savoir où l’on en est, mais se servir de l’évaluation avant tout comme outil de régulation des apprentissages et des parcours. Ce n’est donc pas l’évaluation qu’il faut mettre en cause, mais son usage comme outil de sélection précoce. L’essentiel est d’optimiser l’usage du temps qui reste. Et pour cela, la lucidité est une ressource décisive. Les professeurs doivent apprendre à identifier des lacunes et des difficultés sans dévaloriser les personnes (ou leurs familles), ni les enfermer dans cet état provisoire de leurs savoirs.
Il est sûr que les pays latins sont obsédés par les savoirs, alors que dans d’autres cultures, l’école doit d’abord contribuer au développement global de la personne. Mais gardons-nous de tout schématisme : nul ne s’épanouit dans l’ignorance ! Le développement a des dimensions cognitives aussi bien qu’affectives, relationnelles, sociales, physiques. Et l’on sait aujourd’hui que, plutôt que de jouer ces dimensions les unes contre les autres, l’enjeu est de viser une formation équilibrée, qui fasse leur juste part aux savoirs. Certes, cela ne va pas sans deuil sur la quantité de savoirs enseignés. L’école n’a pas encore réussi à rompre avec l’encyclopédisme. Dans l’élaboration des programmes, les lobbies disciplinaires ont toujours gain de cause, on charge le bateau au-delà du raisonnable, même pour les élèves qui n’ont pas de difficultés notables. Il faut résister aussi aux attentes des ordres d’enseignement qui suivent. On étudie au lycée ce que l’on apprenait à l’université il y a 50 ans, et donc au collège ce que l’on apprenait jadis au lycée. La responsabilité des professeurs est également engagée. Comme le dit Chevallard, le programme est un cadre vide, mais le professeur voit le tableau déjà peint. Il contribue à la surcharge dont il se plaint.
La quantité de savoirs enseignés et exigés n’est pas le seul enjeu. Les programmes qui s’orientent vers des compétences ne tournent pas le dos aux savoirs, mais se soucient de leur intégration, de leur transfert, de leur mobilisation. Une compétence suppose des savoirs, mais y ajoute la faculté de s’en servir pour prendre des décisions, régler des problèmes, agir à bon escient. Nous savons maintenant que le transfert de connaissances s’apprend, à défaut de s’enseigner, qu’il n’est pas donné par surcroît. Il exige du temps et des didactiques adéquates. C’est aussi une des clés du travail sur le sens, car l’approche par compétences relie les savoirs aux pratiques sociales.
Dernière remarque : la Finlande vient en tête dans l’enquête internationale sur la lecture (PISA) et les pays scandinaves sont bien placés, mieux que la France ou la Suisse. Question : comment font les systèmes éducatifs qu’on prétend centrés sur » l’épanouissement » des personnes pour les instruire mieux que les systèmes qui traitent le savoir comme une vache sacrée ?
FJ- Dans votre article » Dix principes pour rendre le système éducatif plus efficace « , vous développez l’idée que la question de l’hétérogénéité des classes n’a de solution que dans une réorganisation du travail scolaire à l’échelle de l’établissement. Cet objectif, qui nécessite à la fois une évolution institutionnelle et une formation des enseignants, est-il accessible ?
PP- Il est extrêmement difficile de ne pas transformer les différences culturelles en inégalités scolaires, en particulier si la pédagogie différenciée ne cède pas un pouce de terrain sur les objectifs essentiels. Nous savons qu’il ne suffit pas de donner du temps au temps, que le redoublement ou toute forme d’allongement du temps des études ne met pas les élèves à niveau. C’est sur la qualité, l’intensité et l’inventivité de la prise en charge pédagogique qu’il faut jouer. Un élève qui apprend difficilement a besoin d’un investissement pédagogique dix fois supérieur à celui qui permet à un élève favorisé de parcourir le même chemin dans le même temps.
Or, optimiser les situations d’apprentissage et la prise en charge de chacun est, fondamentalement, une question d’organisation du travail. Quelques pédagogues d’exception font des miracles, seuls dans leur classe. Les enseignants ordinaires se heurtent plus vite à des limites, qu’ils ne peuvent repousser qu’au gré d’un travail en équipe, permettant de concevoir et d’animer en parallèle divers types de groupes et de dispositifs. Travailler en cycles pluriannuels passe par une forte continuité de l’action pédagogique, donc une coopération dans le suivi des élèves. De même, le fonctionnement simultané de divers groupes (de niveau, de soutien, de projet, de besoins) et de plusieurs dispositifs d’enseignement-apprentissage exige une division du travail et une bonne entente entre les enseignants.
Hélas, l’école reste engoncée dans un schéma d’organisation du travail qui date du 19e siècle : des classes fermées, une grille horaire hebdomadaire invariable durant toute l’année, une succession de professeurs spécialisés, chacun prenant solitairement la classe en charge à raison d’une ou quelques heures par semaine.
Pour travailler par projets, décloisonner les disciplines, organiser la différenciation, développer des compétences, il faut inventer d’autres manières de travailler et d’organiser le travail. Ce n’est pas évident, la forme scolaire semble se confondre avec l’organisation actuelle du travail, héritée de l’école-caserne. Pourtant, les essais ne manquent pas, dans les écoles alternatives, les collèges expérimentaux ou les ZEP, pour montrer qu’on peut s’y prendre autrement. Il reste à convaincre tous les professeurs que l’organisation du travail devrait être leur affaire, collectivement, au moins à l’échelle de l’établissement et de l’équipe pédagogique, alors qu’aujourd’hui encore, elle reste principalement l’affaire de l’administration centrale ou des chefs d’établissements. Les professeurs ne sont maîtres de l’organisation du travail que dans la classe, pour une petite fraction de la grille horaire.
FJ- La crise de l’école c’est aussi une crise de sa place dans la société. Les enseignants restent attachés au mythe social de l’école outil de promotion individuelle. Ont-ils raison ?
PP- Dans une société fortement individualiste, l’école ne saurait ignorer que chacun cherche avant tout à » tirer son épingle du jeu « . Elle ne cesse d’ailleurs de présenter le travail comme une promesse de réussite individuelle, dans les études puis dans la vie.
L’accent croissant mis sur la civilité, la citoyenneté, la coexistence pacifique indique toutefois que l’école reste ou redevient garante du contrat social. Loin de se borner à offrir des services éducatifs (comme on dit au Québec) à des consommateurs individuels, elle reste ou devrait rester une institution au service de la collectivité. Sachant cependant que de nos jours, on ne peut plus traiter l’individu comme un simple rouage d’une grande machine, lui faire croire qu’il » appartient » à la Nation, qu’il lui doit tout, même la vie. Cela ne devrait pas dissuader d’une forme d’éducation à la solidarité, en sachant qu’entre réussite individuelle et intégration sociale, il y a plus que jamais tension. C’est ainsi que les réformes scolaires les plus prometteuses sont souvent vidées de leur substance ou dénaturées par les stratégies individualistes et consuméristes des parents ou des élèves.
FJ- La France, après les autres pays européens, amorce une certaine décentralisation de son système éducatif. Cela choque une partie des enseignants pour qui l’égalité dans l’accès à l’éducation ne peut se faire que dans un système centralisé. D’autres revendiquent une autonomie accrue des établissements qui leur semble nécessaire pour adapter l’école à des publics différents. Doit-on s’enfermer dans cette opposition ?
PP- Les objectifs essentiels de l’éducation de base doivent être les mêmes pour tous à l’échelle d’une région ou d’une nation. Dans les pays fédéralistes, la région est une société politique à part entière, elle gère son propre système scolaire et lui assigne ses finalités. Nul ne songe à s’étonner que ces finalités ne soient pas exactement les mêmes dans les autres régions. La décentralisation française est loin de reconnaître la région comme une société politique de plein droit. Du coup, il est cohérent que les finalités du système éducatif soient nationales, au moins en partie.
Cela ne signifie pas que les programmes doivent être les mêmes, encore moins qu’il faut fortement standardiser l’organisation du travail, les démarches pédagogiques, la structuration du cursus en cycles, les découpages disciplinaires, les procédures d’évaluation, le fonctionnement des établissements, la participation des parents ou le statut des enseignants. Les Etats décentralisés doivent apprendre à sauvegarder l’unité sans interdire la diversité.
La décentralisation politique ne donne pas ipso facto une forte autonomie aux établissements scolaires. En Suisse par exemple, pays fédéraliste où coexistent vingt-six systèmes éducatifs assez différents, les établissements scolaires sont nettement moins autonomes qu’en France. La décentralisation est politique, l’autonomie des établissements relève de la gestion publique. L’autonomie des établissements ne devrait pas être conçue comme une liberté fondamentale, ou un droit inaliénable, mais comme un arrangement fonctionnel, qui 1) permet de résoudre les problèmes locaux au niveau où ils sont posés ; 2) favorise l’émergence d’une communauté professionnelle et de l’établissement comme acteur collectif doté d’un projet. Cette autonomie ne va pas sans sa contrepartie : la responsabilité et l’obligation de rendre compte. Les professeurs ne sont pas à leur compte, les établissements ne sont pas des Etats dans l’Etat. L’autonomie n’est ni l’opacité, ni l’impunité assurée quoique qu’on fasse. Il reste à construire des dispositifs intelligents de cadrage (régional ou national) et de contrôle. La » culture de l’évaluation » qui nous envahit ne va malheureusement pas dans ce sens.
FJ- Notre entretien s’est ouvert sur une évolution idéologique qui illustre ce que vous appelez » la montée de l’antipédagogisme « . Comment expliquer ce mouvement ? Quelles perspectives d’avenir pour les » pédagogues » ? En ce début d’année, sur quels leviers les enseignants ou les chefs d’établissement peuvent-ils peser dans leur établissement pour le faire évoluer ?
PP- L’histoire dira l’absurdité de l’opposition entre les savoirs et la pédagogie. Cette dernière n’a qu’un objectif : créer les conditions d’accès aux savoirs pour ceux qui ne sont pas des héritiers. La pédagogie n’est pas une science, et les sciences sociales et humaines restent fragiles. Il peut donc y avoir des errements, des naïvetés, comme dans toute action humaine complexe. La pédagogie n’est pas à l’abri du débat et de la critique, pas plus que les réformes scolaires. Ce qui est en revanche consternant et indécent, c’est de l’opposer au savoir, de l’associer au laxisme, à la baisse des exigences ou à une forme d’animation culturelle.
Nul n’a le monopole du cœur. Ni de l’esprit républicain. Mais il est particulièrement hypocrite d’exclure du savoir une fraction de chaque génération en feignant de croire que la culture scolaire vient aux enfants » naturellement » si les professeurs font preuve de rigueur intellectuelle et morale. La pédagogie est l’art d’amener au savoir des enfants ou des adolescents qui n’y sont pas prédisposés. C’est le cœur du métier d’enseignant. Que de nombreux professeurs se reconnaissent dans le discours des antipédagogues suggère qu’ils se sont trompés de métier, qu’ils rêvent encore d’une transmission harmonieuse et facile des connaissances. Ils ne peuvent alors que rejeter une partie de la réalité, en vouloir aux élèves qui ruinent cette illusion. Ils trouvent un réconfort réel, mais aussi illusoire que passager, dans les professions de foi des antipédagogues, qui pensent qu’il suffit de » remettre le savoir au centre » pour résoudre les contractions de notre société.
Notre laboratoire de recherche LIFE publiera en octobre un petit livre intitulé » L’École entre Autorité et Zizanie. Ou 26 façons de renoncer au dernier mot » (Lyon, Chronique Sociale). En 26 rubriques (autorité, bureaucratie, constructivisme, didactique(s), enfant-au-centre, fatigue, galère, honte, illettrisme, jeu, krach, laxisme, mesure, niveau, objectifs, pédagogie, qualité, redoublement, savoir, transmission, utopie, verbiage, web, x-files, yaka, zizanie), nous tenterons de montrer que le débat actuel sur l’école s’égare dans des simplifications dramatiques, des oppositions noir-blanc absurdes, dont celle qui fait du savoir et de la pédagogie des antinomies, alors que ce sont les deux faces de la même médaille.
Ce qu’un chef d’établissement peut faire de mieux, c’est d’inciter les acteurs à analyser ensemble la réalité d’aujourd’hui plutôt que de cultiver la nostalgie d’un âge d’or qui, s’il a existé, est révolu. Au début du 20e siècle, 4 % d’une classe d’âge fréquentait le lycée. Est-ce à ce » meilleur des mondes » qu’on espère revenir ?
Philippe Perrenoud
Propos recueillis par François Jarraud
Sociologue, né en 1944, est docteur en sociologie et anthropologie. Professeur ordinaire à l’Université de Genève, dans le champ du curriculum, des pratiques pédagogiques et des institutions de formation, il co-anime le Laboratoire de recherche sur l’innovation en formation et en éducation (LIFE). Ses travaux sur la fabrication des inégalités et de l’échec scolaire l’ont conduit à s’intéresser au métier d’élève, aux pratiques pédagogiques, à la formation des enseignants, au curriculum, au fonctionnement des établissements scolaires, aux transformations du système éducatif et aux politiques de l’éducation.
Il a publié notamment :
La fabrication de l’excellence scolaire : du curriculum aux pratiques d’évaluation. Genève, Droz, 1984, 2 e éd. augmentée 1995.
Entre parents et enseignants : un dialogue impossible ? Berne, Lang, 1987, 2 e éd. 1994 (en coll. avec Cléopâtre Montandon).
La formation des enseignants entre théorie et pratique. Paris, L’Harmattan, 1994.
Métier d’élève et sens du travail scolaire. Paris, ESF, 1994, 3 e éd. 1996, 4e éd. 2000.
La pédagogie à l’école des différences. Paris, ESF, 1995, 2 e éd. 1996.
Enseigner : agir dans l’urgence, décider dans l’incertitude. Savoirs et compétences dans un métier complexe. Paris, ESF, 1996, 2e éd. 1999.
Pédagogie différenciée : des intentions à l’action. Paris, ESF, 1997, 2e éd. 2000.
Construire des compétences dès l’école. Paris, ESF, 1997, 3e éd. 2000.
L’évaluation des élèves. De la fabrication de l’excellence à la régulation des apprentissages. Bruxelles, De Boeck, 1998.
Dix nouvelles compétences pour enseigner. Invitation au voyage, Paris, ESF, 1999, 3e éd. 2002.
Développer la pratique réflexive dans le métier d’enseignant. Professionnalisation et raison pédagogique. Paris, ESF, 2001.
Les cycles d’apprentissage. Une autre organisation du travail pour combattre l’échec scolaire. Sainte-Foy, Presses de l’Université du Québec, 2002.
L’école est-elle encore le creuset de la démocratie ?, Lyon, Chronique Sociale, 2003 (sous presse).
Nombre de ses articles sont désormais accessibles sur Internet :
http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/p errenoud/php_main/textes.html
Les publications sont regroupées par thèmes :
* Evaluation des élèves et régulation des apprentissages.
* Echec scolaire, inégalités, différenciation de l’enseignement.
* Cycles d’apprentissage pluriannuels.
* Curriculum, métier d’élève, transposition didactique.
* Construction de compétences et transfert de connaissances.
* Langue et communication en classe.
* Relations familles-école.
* Métier d’enseignant et professionnalisation.
* Formation à l’enseignement et aux métiers de l’humain.
* Analyse de pratiques et dimensions réflexives de l’action.
* Processus d’innovation dans les organisations.
Il existe aussi une liste des textes récents :
http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/p errenoud/php_main/news.html