Le français au lycée est une des rares disciplines dont le programme change chaque année. Le B.O. du 30 juin annonce pour 2023-2024 un renouvellement des œuvres poétiques. Y figurent le « Cahier de Douai » d’Arthur Rimbaud (parcours : émancipations créatrices), « La rage de l’expression » de Francis Ponge (parcours : dans l’atelier du poète), « Mes forêts » d’Hélène Dorion (parcours : la poésie, la nature, l’intime). Ce programme ouvrira-t-il de nouveaux horizons à une discipline en souffrance tant l’écrasent les contraintes et les conservatismes ? Le choix d’Hélène Dorion constitue une vivifiante proposition : une autrice dans un programme sous domination masculine, une artiste contemporaine dans un programme idéologiquement patrimonial, une Québécoise dans un programme fermé à la francophonie, une œuvre non encore étouffée sous les commentaires parascolaires. Un « tournant et un « recueil magnifique » pour Claire Tastet, enseignante et amatrice de littérature québécoise …
« Les brèches
maintiennent la vie
dans sa fragilité
l’aube s’infiltre
touche l’écorce blessée
(…)
la forêt défriche
en moi tant d’années »
Hélène Dorion, « Mes forêts », éditions Bruno Doucey, 2021
Claire Tastet, pourquoi saluez-vous le choix d’inscrire Hélène Dorion dans les programmes ?
Si j’ai manifesté ma joie de voir le recueil d’Hélène Dorion au programme du baccalauréat de français 2023-2024, c’est d’abord que je ne m’attendais pas du tout à y voir figurer cette poétesse et romancière que je lis depuis quelques années ! Je trouve que ce choix marque un tournant dans les programmes de français et ce sur plusieurs plans.
En quoi s’agit-il d’un tournant ?
Tout d’abord on remarque une présence croissante des autrices dans le programme puisque désormais un seul objet d’étude n’en présente pas. Nous ne sommes pas encore à la parité mais nous avons les moyens de la réaliser en fonction des choix que nous ferons dans les œuvres. Qui plus est, la place de ces autrices évolue. Si Madame de La Fayette était une autrice canonique figurant déjà dans le Lagarde et Michard, les choix d’Olympe de Gouges et de Colette ont affirmé une volonté de donner à entendre des voix féministes. C’était d’ailleurs un autre écueil de la présence des autrices. Pourquoi les cantonner au sujet de leur condition de femme ? Rien de tel avec Hélène Dorion qui dans le recueil Mes forêts se met à l’écoute du monde tout à la fois moderne et ancestral, plongeant son humanité dans la matière de la nature. Autre élément de satisfaction à mes yeux, le recueil a été publié en 2021 chez Bruno Doucey. On a là, pour la première fois dans ce programme limitatif de Première, une œuvre parfaitement contemporaine, une autrice vivante. L’occasion de montrer à nos jeunes élèves que la poésie n’est pas écrite au passé, qu’elle est un art du vivant, un art vivace !
Faut-il y voir aussi une ouverture vers la francophonie ?
Ce n’est pas là un détail, Hélène Dorion est une autrice écrivant en français mais qui est québécoise. Le programme fait donc place à une littérature en français et plus seulement à la littérature française. On peut espérer voir un dramaturge congolais, sénégalais, ivoirien, algérien, marocain, tunisien, haïtien, antillais, belge, suisse rejoindre le programme 2024-2025 ! Loin d’être inconnue, Hélène Dorion, récompensée par de nombreux prix, est une figure majeure de la littérature québécoise qui a publié une vingtaine de recueils poétiques, une dizaine de romans. Le mois dernier, elle était une des invitées du festival Etonnants Voyageurs à Saint-Malo.
Vous êtes probablement une des rares professeur.es de français à avoir lu ce recueil d’Hélène Dorion : quel regard portez-vous sur cette œuvre ?
Le recueil choisi est magnifique, à la fois lyrique et moderne dans son écriture, sa structure et sa composition. Hélène Dorion propose même, d’écouter les musiques qui ont accompagné la création de ses poèmes, mises en ligne sur son site. Poésie lyrique, le recueil propose une plongée dans les forêts, espace de chaos et de beauté, espace de matière et de langage, espace refuge, espace de résistance et espace propre à penser le monde moderne, promenade à l’extérieur et à l’intérieur de soi, promenade dans l’espace et dans le temps. A noter que le site d’Hélène Dorion propose des articles et entretiens qui ont accompagné la parution du recueil. L’article de Sylvie Fabre G., paru dans la revue Europe, me semble une très bonne entrée en matière pour celles et ceux qui voudraient approcher la démarche d’Hélène Dorion. Un recueil qu’il sera probablement difficile mais passionnant d’enseigner.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Claire Tastet dans le Café pédagogique