Et si Julien Sorel avait vécu au temps de Parcoursup ? Puisque le jeune et ambitieux héros du roman de Stendhal « Le Rouge et le Noir » est à la recherche de son chemin et de sa place dans la société, puisqu’il joue à la roulette de la réussite professionnelle et du déterminisme social, et si on lui faisait faire un voyage dans le temps pour le confronter aux modalités et difficultés de la recherche de formation et d’emploi dans le monde actuel ? Tel est le singulier et savoureux travail d’écriture d’appropriation qu’ont mené les lycéen.nes du lycée de l’Iroise à Brest dans le cadre de leur projet i-voix. Le projet « Parcoursorel » témoigne de défis à relever : comment le professeur de lettres peut-il se faire « designer » d’expériences de la littérature ? l’expérience de l’œuvre peut-elle devenir pour l’élève expérimentation de soi ?
Parcours de l’élève-personnage
Le projet d’écriture est lancé dès le début de la séquence, au moment même où les élèves vont entrer dans la lecture du roman de Stendhal qu’on sait long et complexe pour un jeune lecteur de 2022 : la dynamique de la classe contributive, la participation individuelle à un projet collectif, la prise en considération de la subjectivité et de la créativité de l’élève viennent motiver la lecture, lui donner une orientation et un sens.
Pour réaliser ce « Parcoursorel », les élèves découvrent, complètent et se répartissent des propositions de créations numériques variées. Iels vont les réaliser au fil des séances en salle multimédia et les partager sur le site i-voix de la classe : bulletin scolaire du « fils de scieur de bois » de Verrières (avec des résultats et des appréciations souvent fort contrastées selon les matières et selon un jeu parodique joliment désacralisant), réalisation par le héros d’un quiz Onisep pour ajuster au mieux ses choix d’orientation à sa personnalité, vœux Parcoursup éclairant les gouts, les compétences et les aspirations de Julien, enregistrement de la dernière partie du Grand oral du bac pour éclairer et justifier le projet d’étude, CV numérique par lequel le héros retrace ses expériences et réalise un autoportrait élogieux, lettre de motivation (par exemple, vu la crise de recrutement actuelle, une candidature à un poste d’enseignant de LCA !), lettre de recommandation (d’autres personnages du roman ou même d’une conseillère d’orientation), problèmes d’e-réputation sur les réseaux sociaux ou dans des articles de presse en ligne (avec éveil à la question du « devenir trace de sa présence en ligne »), enregistrement d’un entretien d’embauche (dans l’armée de terre ou comme journaliste d’entreprise)…
Les élèves se sont aussi transformés en « coachs professionnels » : sous forme de courriers, de SMS ou de messages sur le répondeur de Julien Sorel, iels lui ont délivré des conseils à trois moments précis du roman (librement choisis) pour l’éclairer dans ses questionnements, l’inviter à changer son comportement ou l’inciter à faire preuve d’initiative. Selon un angle à la fois pragmatique et éthique, le lecteur se fait alors mentor du personnage pour l’accompagner dans son cheminement et ses interrogations morales, pour entrer avec lui en connivence ou pour exprimer un jugement critique. Le point de vue ainsi adopté permet à l’élève d’évaluer et guider le personnage jusqu’à réaliser au final son bilan d’expériences et de compétences : sous une forme originale. Les élèves dressent ainsi, individuellement et collectivement, un portrait sensible, illustré, nuancé, du « personnage de roman » que le programme invite à étudier.
Orientations pour l’écriture d’appropriation
Le projet « Parcoursorel » des lycéen.nes i-voix montre combien l’écriture d’appropriation peut donner de l’air à des programmes de français au lycée quelque peu étouffants.
Elle apparaît particulièrement efficace quand elle se fait comme ici à double détente, à la fois créative et réflexive : entre « je » et « tu », l’immersion et l’empathie fictionnelles se complètent d’une analyse distanciée. Le projet favorise alors tout à la fois le plaisir du jeu de rôles, la réflexion sur l’œuvre, et même une amitié lucide avec le personnage de Julien, qui se manifestera aussi tout au long de la séquence dans les explications collaboratives de textes ou les études transversales. Les élèves se sont faits, comme l’écrit Anaée, « véritables archéologues et rêveurs de la littérature ». Jusqu’à mettre à jour, comme l’écrit Capucine, « les signes d’humanité » du personnage de fiction : « Tu es plus qu’un héros de roman. Tu es un homme dans lequel on se reconnait. » Le travail mené autour de cette ascension sociale contrariée de Julien Sorel va permettre d’ailleurs de nourrir la problématique générale de la séquence autour des « transclasses », du « capital culturel », de la difficulté d’être « un working class hero », avec des lectures complémentaires d’Edouard Louis, Didier Eribon ou Annie Ernaux.
L’écriture d’appropriation semble aussi plus percutante quand sa nature même naît de la singularité de l’œuvre. On sait l’intérêt du « journal de lecture », mais la forme du travail lycéen peut varier pour s’ajuster au mieux à l’œuvre, prolonger et éclairer sa spécificité littéraire. Ici l’écriture « Parcoursorel » s’accorde évidemment à l’ambition du héros. Dans le même esprit, durant l’année i-voix, l’écriture d’appropriation s’est adaptée à l’esthétique d’Apollinaire (les élèves ont fait vivre leur lecture du recueil « Alcools » en réalisant des montages numériques « cubistes » sur ses poèmes), à la douloureuse pudeur de personnages d’une pièce de Lagarce (dont les élèves ont exhibé les tourments et désirs en réalisant leurs journaux intimes vidéos), aux conflits entre personnages de pièces de théâtres diverses (les élèves ont créé des « clashs » numériques entre les protagonistes, puis en ont analysé la portée) ou encore aux enjeux citoyens et à l’écriture juridique de la « Déclaration » d’Olympe de Gouges (les élèves ont rédigé une Déclaration universelle des droits de personnages de fictions à partir de romans racontant une expérience féminine d’un monde sous domination masculine).
Rappelons encore combien il est important d’amener les sujets lecteurs et lectrices à partager leurs lectures en mutualisant leurs productions. Ici la publication ouverte des créations sur un site internet (en mode de libre partage Creative Commons) vient valoriser et donc motiver le travail scolaire. Elle ouvre la possibilité d’explorer les réalisations de ses pairs pour enrichir sa compréhension de l’œuvre ou décaler son regard sur le personnage. Elle transforme la relation qui à l’Ecole peut se nouer, ou non, avec la culture : en donnant à chaque élève un pouvoir d’écrire et d’agir, on lui offre la possibilité de considérer la culture (littéraire ou numérique) comme une culture commune, vivante, plus participative que patrimoniale. Autrement dit, l’appropriation en jeu est, plus encore que celle de l’œuvre, celle de la culture elle-même, pour la faire sienne, pour être autorisé.e à y contribuer, pour s’y sentir légitime.
L’écriture d’appropriation telle que la déploie le projet « Parcoursorel » montre enfin combien il est possible, et nécessaire, d’orchestrer des résonances entre la fiction et le réel, entre l’Ecole et le monde, entre le passé, le présent, et même ici le futur. Le projet développe ici chez l’élève des compétences susceptibles de l’aider à construire son propre parcours d’orientation : à s’approprier des outils et des procédures, à faire des recherches et des choix, à investir des espaces et des formats de présentation, à réfléchir sur les difficultés. les embûches, les possibles, les limites d’un tel parcours, encore à construire. L’identification à un personnage miroir invite à (se) réfléchir, à se questionner, à se projeter dans le temps et dans la société : le travail sur la littérature, en particulier sur le personnage comme soi possible, comme soi autre, vient fortifier alors un savoir devenir. C’est là le bonheur d’une actualisation qui porte l’ambition de « rendre actif et résonnant dans notre environnement présent, pour nos subjectivités présentes » le « potentiel de signification porté par les œuvres héritées du passé » (Y. Citton, J-F. Massol). C’est tout le plaisir de « l’anachronie », tel que la nomme Jacques Rancière : « un mot, un événement, une séquence signifiante sortis de « leur » temps, doués du même coup de la capacité de définir des aiguillages temporels inédits, d’assurer le saut ou la connexion d’une ligne de temporalité à une autre.»
Ainsi, dans le projet pédagogique « Parcoursorel », la « Chronique de 1830 » s’est-elle faite aussi chronique de 2022. Et le « réalisme subjectif » propre à Stendhal est devenu celui du lecteur et de la lectrice : un « miroir que l’on promène le long d’un chemin », le long d’un parcours de lecture et d’un itinéraire de vie encore à tracer.
Jean-Michel Le Baut
Le projet i-voix dans Café pédagogique