Depuis plusieurs années, et plus récemment avec le confinement et l’utilisation massive du numérique, se pose la question des interactions humaines entre adultes et jeunes au sein du système éducatif. À la base, l’image d’un jeune, seul, collé à l’écran dont on ne parvient pas à le détacher est l’image générique qui porte l’idée de la déshumanisation liée aux écrans. Dans la salle de classe et dans tout son parcours scolaire, l’image de l’élève seul devant sa feuille faisant face à l’enseignant et sans communiquer avec ses voisins(es) est une autre image générique qui porte, elle aussi la même idée. Certaines situations de vie semblent propices à la perte de relation, ou la détérioration même en situation de face à face. Le sentiment d’éloignement, de distance, que procure l’utilisation des moyens numériques en période de confinement a amené nombre d’enseignants, élèves, parents, éducateurs à exprimer un sentiment de déshumanisation. Faisant écho ainsi aux critiques de longue date sur la « froideur » des liaisons à distance (on ne se sent pas, on ne se touche pas…) ce ressenti mérite d’être analysé et questionné. Est-ce uniquement le numérique qui en est la cause ? Les relations dans le monde scolaire ne sont-elles pas aussi parfois déshumanisées ? La scientifisation de l’enseignement (neuroéducation, approche par compétences, par exemple) et de l’éducation n’est-elle pas aussi en train de déshumaniser les relations éducatives ? L’idée de « professionnalisation » de l’activité enseignante n’est-elle pas aussi le terreau d’un « refroidissement » de la relation éducative ?
A l’origine, le « métier d’élève »
On pourrait multiplier les questions sur ce thème, tant notre société, post-fordienne, a validé l’idée que sciences et technologies sont des progrès positifs pour l’humain. La société fordienne avait déjà été critiquée pour l’approche mécaniste de la force de travail de l’humain. Notre société actuelle, de plus en plus basée sur l’information, n’est-elle pas en train de rechercher de nouveaux chemins techniques, mécaniques, pour imposer aux humains des formes de vie en société au service d’un projet politique et économique ? Et bien sûr l’école va accompagner ce mouvement, comme elle l’a toujours fait, en particulier depuis le début du 19è siècle. En généralisant l’usage du numérique en contexte scolaire et en situation particulière, il faut donc s’interroger sur, non pas le degré de déshumanisation, mais au contraire sur l’humanisation possible dans ces nouveaux contextes.
Le face à face pédagogique, en particulier dans des enseignements magistraux ne laisse que peu de place à la relation humaine entre l’enseignant et son public. Si l’on ajoute à cette situation le poids de l’évaluation portée par ce même enseignant, on s’aperçoit que tout est en place pour faire passer la relation de sa dimension humaine à sa dimension économique, transactionnelle. Pour le dire autrement chacun, élève comme enseignant, essaie de trouver un équilibre et une forme de relation qui va lui permettre le meilleur résultat. C’est ainsi, que comme le montrait Philippe Perrenoud, le métier d’élève se construit. Parler ici de métier, pour l’élève, l’étudiant ou l’enseignant, c’est mettre de côté la dimension humaine des interactions au profit d’une dimension que l’on peut qualifier de commerciale : séduire le client pour obtenir de lui qu’il réponde à mes objectifs.
Le rôle des moyens numériques
La pédagogie par objectif des années 1970, toujours présente dans les esprits, est aussi un exemple de professionnalisation et de mécanisation de l’enseignement. L’enseignement assisté par ordinateur a d’ailleurs accompagné ce mouvement au début des années 1980 permettant ainsi à cette approche opérationnelle de l’enseignement de trouver une traduction machinique. Avec l’apparition des référentiels de toutes sortes, le mouvement de mécanisation s’est largement développé avec l’aide de l’approche par compétences. Les moyens numériques ont servi là aussi de tremplin comme on a pu le constater avec le B2i, le LSU et aussi PIX. Avec l’arrivée de moyens informatiques plus performants (moteurs logiciels fondés sur des algorithmes dits d’intelligence artificielle) on voit émerger la suite de cette tendance à repousser le relationnel humain en dehors de la question pédagogique. Certains tenants de la neuropédagogie/neuroéducation n’échappent pas à cette tendance en utilisant la métaphore mécanique du fonctionnement du cerveau pour inciter à des pratiques qui pourraient devenir, elles aussi mécaniques, relayées souvent par les moyens numériques, comme le montrent certains projets eFran.
La visioconférence et la situation d’enseignement à distance a parfois été dénoncée, elle aussi comme déhumanisante. On peut considérer que, au vu de la situation récente, c’est d’abord le contexte d’usage basé sur la contrainte conjoncturelle qui a favorisé cette idée. Alors que nous avons recueilli plusieurs témoignages d’enseignants et d’élèves qui ont vu davantage de relation interpersonnelle voir de personnalisation de l’activité d’enseignement/apprentissage. Cependant, ces témoignages sont à mettre en balance avec le sentiment aussi souvent entendu selon lequel la distance physique était le premier obstacle. C’est pourquoi il nous faut interroger toutes ces situations vécues aussi bien en présentiel qu’à distance pour engager la réflexion sur la nécessaire ré-humanisation de la relation d’enseignement/apprentissage.
Une question pédagogique
Pour ceux qui ont lu Pierre Merle sur l’humiliation ressentie par les élèves face aux propos et actes de leurs enseignants, il est évident que la question se situe dans le domaine de l’éthique et dans celui de la posture. Il y a parfois autant de distance humaine en face à face qu’à travers les écrans. En partant sur cette analyse, il faut alors admettre que la question n’est pas seulement les écrans, mais qu’elle est plutôt dans la « mise en scène » pédagogique et son instrumentation (avec le numérique le tableau noir, le livre, le papier et même la parole et le silence…).
Suite à la situation vécue depuis mars 2020, nous avons un ensemble d’observations qui doivent nous inciter à mettre dans le collectif des réflexions et enseignements à tirer de l’expérience la dimension humaine et relationnelle des « gestes » commis pendant cette période, mais aussi avant. Si nous voulons tirer profit de cette année et des précédentes en même temps, l’axe d’interrogation doit passer non seulement sur les manières de faire, mais aussi les manières d’être dans la relation pédagogique. Du coup cela interroge aussi les manières de faire de l’enseignement à distance. Une plateforme comme Moodle se revendique du courant socio-constructiviste, mais elle peut très bien se réduire à une EAO à distance. L’augmentation de l’utilisation des quizz numériques est un des révélateurs d’une dérive techniciste qui demande, quand on les utilise, de réfléchir à leur insertion dans une scénarisation pédagogique qui pourrait alors porter davantage d’humain…
Bruno Devauchelle