Quelles traces dépose la guerre d’Algérie au cœur de jeunes soldats français en 1960 ? A fortiori chez des appelés pris dans une entreprise de ‘pacification’ que les autorités en métropole désignent sous le vocable d‘événements’ ? Dans le sillage de « La Guerre sans nom » [1991], le remarquable documentaire du cinéaste Bertrand Tavernier (récits déchirants d’une quarante d’appelés témoignant, souvent pour la première fois, de leur expérience personnelle douloureuse), le réalisateur Lucas Belvaux, en transposant le roman éponyme de Laurent Mauvignier [2009], ambitionne de suggérer à l’écran ‘les blessures secrètes et les marques indélébiles que la guerre laisse dans la conscience des hommes’. Pari risqué. Pour la première fois une fiction sur grand écran donne forme à cette déchirure intime inguérissable.
Au village, le surgissement violent d’un passé enfoui dans une fête de famille
Appelés d’Algérie en 1960 [une période de grandes tensions sur le territoire entre renforcement et durcissement du FNL et de ses alliés et tentative de putsch d’anciens généraux de l’armée française en avril 1961], Bernard, Rabut, Février sont rentrés deux ans plus tard en France [signature des accords d’Evian, 18 mars 1962, proclamation de l’indépendance de l’Algérie, 3 juin 1962]. Ils en sont revenus. Ils se sont tus. Quarante après, ils vivent leur vie dans le silence. Jusqu’à la fête au village pour l’anniversaire de Solange (Catherine Frot).
Ce jour-là dans la grande salle où famille et proches sont réunis, l’irruption du corps massif de Bernard (Gérard Depardieu) dit Feu-de-bois, en tenue apprêtée inhabituelle, déclenche l’hostilité et sa présence insolite jette un froid. Il s’avance vers sa sœur Solange et l’assistance peine à distinguer le cadeau qu’il lui offre, un objet précieux, hors de prix, une incongruité. Il s’agit d’une broche en or qu’il exige lui voir agrafer sur sa robe fleurie. La réprobation criarde enfle face à celui qui traîne une existence solitaire, sans ressources, dans la crasse et le dénuement. Rabut (son cousin et ancien appelé comme lui, Jean-Pierre Darroussin) se tient à l’écart d’une scène pleine de bruit et de fureur jusqu’à l’expulsion de ‘Feu-de-bois’ par l’assemblée. Rabut silencieux, regard triste, expression retenue, assiste au scandale présent et perçoit le désastre ancien qui le sous-tend.
Comme si le passé de la guerre sautait à la figure des ‘survivants’ qu’ils sont restés et faisait revenir dans leur tête et leur chair ce qu’ils ont vu, ce qu’ils ont subi, ce qu’ils ont fait là-bas, en ce temps-là, sans en abolir la brûlure.
Visages intimes de la ‘sale guerre’
Inspiré par les monologues caractéristiques du magnifique roman de Laurent Mauvignier, le cinéaste associe subtilement les voix-off des protagonistes (lettres personnelles des années de guerre, commentaires du présent) aux allers et retours entre le quotidien d’aujourd’hui au village et des bribes des grands traumatismes revenant progressivement à la surface, parfois à la faveur d’un glissement imperceptible dans la nuit (et la tête du dormeur ou de l’insomniaque).
Nous revivons alors, du point de vue d’un des appelés (Bernard jeune joué par Yohann Zimmer ou Rabut jeune joué par Edouard Sulpice, tous deux talentueux à la hauteur d’une troupe de comédiens au cordeau), un épisode de la vie quotidienne, de l’ordinaire des militaires français avant de revenir au moment dramatique de l’anniversaire et de ses conséquences tragiques pour toute la ‘communauté’ et pour Bernard en particulier. Peu à peu, l’Algérie et le terrain des opérations envahissent notre champ de vision et la fête en réunion qui a fini en fiasco s’estompe au profit du temps (des images et des sons, des mots qui les accompagnent) de la guerre, pour nous faire entrevoir ce qu’ont connu les jeunes soldats dont les bouches se sont tues.
Ce deuxième mouvement du drame historique, tout en refusant les représentations complaisantes, suggère chez les appelés ici concernés la découverte de la réalité du conflit, des horreurs commises de part et d’autre, à travers le vécu intime et personnel de chacun des militaire, simple soldat ou gradé : la peur, la frustration, la violence, le crime et le viol. Et l’exacerbation des relations entre des hommes a priori du même bord. Chacun découvre également, à travers les récits des exactions de l’armée française, des méthodes des ‘fell’s’ (selon la terminologie en vigueur alors), le cycle infernal massacres-répressions, tortures-nouveaux massacres.
Les rêves que chaque voix-off des jeunes appelés (Bernard d’un côté et Rabut de l’autre) suggère encore se confrontent aussi aux images d’archives choisies par Lucas Belvaux pour évoquer la fin de la guerre et ses contradictions multiples : foules d’Algériens en liesse, Français quittant le pays après avoir brûlé tout ce qu’ils ne peuvent emporter, tirs et massacres de Français dans les rues d’Alger, allusion au sort des Harkis abandonnés et sans armes…
Un procédé notable de la part du réalisateur car ces images –liées à la proclamation de l’indépendance- ont pu être vues, contrairement à celles de la guerre elle-même –une guerre sans images en raison de la censure officielle, seulement couverte par certains journalistes à la radio-. Or, c’est cette guerre invisible qu’ont vécue les jeunes appelés. Des événements tragiques, restés gravés en eux, et dont ils n’ont pas fait le récit à leur famille et à leurs proches. Et dont ils n’ont pas reparlé entre eux.
Au plus près des ‘cœurs secrets et douloureux’ d’appelés de la guerre d’Algérie
Depuis « Avoir 20 ans dans les Aurès » de René Vautier [1972, après une longue période de censure] jusqu’à « La Trahison » de Philippe Faucon [2005], par exemple, les fictions se sont multipliées sur les écrans français mais l’originalité de la démarche de Lucas Belvaux frappe en raison de l’angle inédit choisi. Le cinéaste préfère en effet mettre au jour le présent irrémédiablement blessé au plus profond des êtres par un passé traumatisant, un passé qui ne passe pas. Des hommes dans la fleur de l’âge, font brutalement l’expérience de la violence de l’autre, sont confrontés au mystère d’un pays dont ils ne connaissent ni la géographie ni la population, un pays de toute beauté –ils la remarquent- dont ils sont amenés à violer les femmes, à saccager les villages et les terres. Des soldats qui sont aussi confrontés avec effarement à leur propre violence et à des actes barbares qu’ils s’imaginaient ne pas pouvoir connaître.
Sans rien ajouter sur le destin funeste de Feu-de-bois ou le triste devenir de Rabut, nous sommes reconnaissants à Lucas Belvaux de la force saisissante et de la délicatesse avec lesquelles sa mise en scène embrasse la complexité historique d’une ‘guerre coloniale’ qui ne disait pas son nom et reste innommable pour les ‘sans grades’ qui l’ont faite et qui l’ont perdue.
En faisant affleurer par les moyens du cinéma ‘le cœur secret et douloureux’ (selon l’expression de Jean Genet citée par Laurent Mauvignier en exergue du roman) et les fantômes qui hantent encore d’anciens soldats français des décennies après la fin du conflit, « Des Hommes » nous donne une occasion magistrale de regarder en face un moment essentiel de l’histoire de notre pays, toujours ‘travaillé par cette guerre alors que plus de la moitié de la population est née après la fin de cette dernière’, selon les mots du réalisateur.
Samra Bonvoisin
« Des Hommes », film de Lucas Belvaux-sortie le 2 juin 2021-