Après « M le maudit », premier film parlant de Fritz Lang [1931] et « La Nuit du chasseur » de Charles Laughton [1955], le réalisateur hongrois Ladislao Vajda nous raconte à son tour la terrifiante histoire d’un tueur d’enfants psychopathe traqué par un policier acharné. Et « Ca s’est passé en plein jour », sorti en 1958, étrange fiction policière à la lisière du conte fantastique et de la tragédie intime, n’a pas à rougir de la comparaison. Coécrit par le cinéaste avec le grand auteur suisse Friedrich Dürrenmatt (lequel en fera un roman « La Promesse » publié un peu plus tard), tourné dans le pays de l’écrivain, le récit -par l’originalité de la mise en scène travaillant les ombres et les lumières d’un noir et blanc presque blafard, soutenue par une partition musicale au sombre lyrisme- suggère l’ambivalence de l’enquêteur hanté, au bord de la folie, au point de mettre en danger l’enfant à protéger, au nom d’une promesse faite à la mère endeuillée d’une fillette assassinée. Un film rare au bord des ténèbres.
L’horrible crime, le faux coupable et l’ombre du doute
Dans la forêt aux hauts arbres les troncs rectilignes s’élèvent découpés par des raies de lumière blême, un lent travelling latéral suit la marche laborieuse d’un vieux colporteur à l’attirail pesant. Un travelling avant nous fait avancer vers une clairière. Brusquement, le pas du vieil homme s’arrête. Son corps vouté vient de heurter le cadavre d’une petite fille assassinée. Terrifié, il s’enfuit en courant sous l’orage qui gronde tout soudain et la pluie qui tombe dru, et gagne le café le plus proche de Magendoff dans le Canton de Berne. Jacquier (Michel Simon) réclame une rasade de Kirsch puis une autre avant de demander à téléphoner pour prévenir immédiatement la police. Bourru, maladroit dans son expression (‘c’est par hasard que j’ai pris ce chemin’), confus dans ses explications lorsqu’il est transporté en voiture par les policiers accourus après son appel sur le lieu du crime, Jacquier, déjà suspect, est le coupable idéal.
Devant une foule haineuse et criant vengeance, l’inspecteur Matthaïi (Heinz Reichmann) tient un discours de raison et permet à Jacquier (qui clame toujours son innocence) d’échapper au lynchage des villageois. Conduit au commissariat, interrogé sans ménagement par les collègues de l’inspecteur (qui prépare son départ à la retraite, fêté par un dîner de gala, et son envol pour la Jordanie), le principal suspect, hagard et épuisé, passe aux aveux. Jeté en prison pour la nuit, il est retrouvé pendu au matin, selon le rapport d’un des responsables expliquant à Matthaïi que l’affaire est donc classée. Ce dernier s’est chargé d’une douloureuse mission (refusée par le directeur de l’école fréquentée par la petite victime) et nous l’avons vu se rendre au chalet où vivent ses parents. Corps droit, visage impassible, émotion rentrée, il regarde en face le père et lui annonce le meurtre de son enfant, lequel formule à voix haute son incrédulité et sa révolte tandis que la mère en arrière-plan reste debout immobile comme frappée de stupeur. Avant de demander à l’homme de loi de lui ‘jurer, jurer sur le Christ’ qu’il retrouvera qui a tué sa fille. Il promet et quitte le chalet. Alors qu’il longe le mur de la petite bâtisse, un cri inouï, comme un râle assourdissant, déchire le silence.
Hantise de l’enquêteur, vertige de la chasse à l’homme
Matthaïi n’oublie pas d’autant qu’il regarde le suicide du ‘coupable idéal’ avec scepticisme et inquiétude. Il fait l’hypothèse de l’existence d’un tueur en série, à la lumière d’autres assassinats de fillettes tuées au rasoir selon le même mode opératoire dans d’autres cantons de la région. Pris d’une illumination, il redescend de l’avion à destination d’Amman sur le point de décoller. Et sans l’accord de ses ex-collègues informés de ses intentions, il poursuit l’enquête. A partir d’indices minuscules (en particulier le témoignage d’une écolière meilleure amie de la petite fille de 8 ans assassinée et le dessin de cette dernière représentant un ‘magicien géant’ rencontré dans la forêt, esquisse affichée au mur de la salle de classe), il use de méthodes supposées scientifiques : consultation d’un psychiatre et ami chargé de donner son interprétation du ‘profil’ supposé du tueur à partir du dessin enfantin ; indices concordants permettant de reconstituer sur une carte les trajets réguliers en voiture empruntés par le meurtrier supposé jusqu’aux environs de Zurich ; repérages possibles de son éventuel habitation, de son mode de vie.
Jusqu’à ce que l’enquêteur, pris en étau dans la logique de son raisonnement et de ses découvertes, imagine de changer d’identité, de monter un subterfuge pour piéger le criminel, et d’embarquer une mère et sa fillette dans la machination. Utiliser comme appât la petite Anne Marie, délicieuse enfant rêveuse à l’imagination fertile, fan de contes de fées et de tours de magie, est-ce bien raisonnable pour un policier intraitable ; défenseur du Bien ?
En plein jour, aux bords des ténèbres
Dans la tradition des grands films mettant en scène des enfants innocents aux prises avec des prédateurs monstrueux, Ladislao Vajda n’hésite pas à changer de point de vue au milieu de la fiction, au fil de la progression de l’enquête : un parti-pris qui fait monter la tension et rend la menace de mort palpable. Et sa caméra s’approche du tueur et le saisit partiellement dans un premier temps et dans l’intimité ‘conjugale’. Après quelques plans de sa femme –une dominatrice acariâtre en train de tricoter dans un large fauteuil et de le tancer vertement sur le temps qu’il passe dehors, un gros plan sur les mains (de l’homme resté debout dans la pièce et justifiant ses absences quotidiennes) nous les montre tremblantes et tordues, en tension convulsive, sans que nous voyons le visage de l’individu en question. Plus tard, nous le verrons à bord de sa grosse automobile à la carrosserie brillante longeant la forêt et traversant les paysages alpins, à la recherche de jeunes proies. Puis entre les arbres, dans un halo de lumière blafarde, sa lourde et haute silhouette de noir vêtue, se glisse à pas feutrés, à la manière de l’ogre affamé. Et, sous nos yeux, face à Anne-Marie sans crainte, l’ogre se métamorphose en magicien distributeur de gourmandises, amuseur avec accessoires, capable de faire naître sourire et confiance chez l’enfant charmée…
Inutile de révéler ici par quel heureux (et risqué) concours de circonstances, la petite Anne-Marie est délivrée du monstre et le policier hanté de sa promesse. Le cinéaste parvient en tout cas à travers une utilisation paradoxale du noir et blanc à mener le drame policier jusqu’au conte cher à l’imaginaire enfantin tout en nous conduisant au bord du gouffre, là où un homme de Bien, hanté par le Mal, fait à son tour ‘le magicien’ et le marionnettiste devant une petite fille qui en a vu d’autres.
Samra Bonvoisin
« Ca s’est passé en plein jour », film de Ladislao Vajda , visible sur arte.tv jusqu’au 18.05.21