Par Benoît Falaize
« Aujourd’hui, l’écolier français d’une famille héritière de l’immigration postcoloniale est souvent perçu comme le signe de l’étranger autour duquel s’organise tout un ensemble de discours faisant de sa présence l’objet de l’interrogation sur de l’identité nationale ». Alors que le gouvernement lance un débat national sur l’identité française, Benoît Falaize nous aide à réfléchir sur l »Ecole et son rôle dans la construction de l’identité nationale.
D’ou vient l’expression « d’identité nationale » ? De Gaulle parle de l’identité de la France, Braudel aussi. Mais le concept « d’identité nationale » a-t-il un auteur, une filiation ?
L’historien Gérard Noiriel a analysé l’historique de cette notion dans A quoi sert l’identité nationale ? (Agone, 2007), et a mis en évidence la construction sociale et politique de la formule, au moment de la crise industrielle des années soixante-dix, par l’extrême droite et une partie de la droite. A un moment où l’identité collective de classe ne pouvait plus être mobilisée de la même manière, la question de l’identité collective, nationale, ethnicisée s’affirme. Le même phénomène s’observait dans les années 1930 en raison de la crise économique. Toutefois la patrie restait le cadre de l’école comme l’a montré Olivier Loubes dans L’école et la patrie, Belin, 2001. Mais à partir de la fin des années 1930, dans les programmes on pensait la nation, le social et le travail dans un même mouvement de réflexion sur la notion de civilisation.
Or, à partir des années 1970, la grille de lecture des inégalités s' »ethnicise » radicalement alors en se substituant à la classique analyse de classe, sur fond de décolonisation et d’immigration postcoloniale. Faut-il rappeler combien la colonisation était consubstantiellement liée à la république d’alors ? Les exercices (dictées, rédactions, leçons de géographie, etc.) faits en classe pour vanter l’empire français en témoignent largement jusqu’aux années 1960. L’identité nationale se connecte alors à la question de l’allogène dans la nation et à celle de son intégration. Quand le Front national récupère la notion, c’est dans la même perspective de revaloriser un « moi national » victime et potentiellement menacé (par l’étranger, l’immigré, l’ancien colonisé venu « prendre le travail des Français », etc.). Le même phénomène existe aux Etats-Unis pour les groupes minoritaires et discriminés.
De ce fait, ce n’est pas parce que la droite a porté cette expression qu’elle était étrangère au monde des idées y compris à gauche. Les travaux de Braudel et Nora dans les années 80 et 90, peuvent être vus comme des tentatives de réinscrire le « national » à gauche, ou du moins dans la république, dans un contexte de montée du Front National. F. Braudel dans L’identité de la France (1986) clame son amour, sa passion plutôt, pour la France, dans une perspective très ouverte et libérale, et Pierre Nora en ouvrant les Lieux de mémoire ne dit pas autre chose en tentant de recenser les « lieux de mémoire » français, expression de l’identité collective. Du reste, Nora accorde lui-même à Lavisse et à l’école des instituteurs un chapitre important de sa somme collective. L’école est en effet inséparable de la construction du sentiment national au tournant du XIXe et XXe siècle, ce que montre aussi Anne-Marie Thiesse dans son travail sur l’exaltation des régions dans le discours patriotique de l’école républicaine (Ils apprenaient la France, MSH, paris, 1997)
Parle-t-on « d’identité nationale » dans les programmes de 2008 ? Est-ce un thème qui a déjà été abordé à l’école ? Par ailleurs, les derniers programmes du primaire ont remplacé l’éducation civique par l’instruction civique. Celle-ci enseigne-t-elle les symboles nationaux (la Marseillaise par exemple) ?
Très connotée historiquement comme le montre Noiriel, cette expression n’est pas présente dans les programmes de l’école. Pour autant, cette question agite l’institution scolaire depuis plusieurs années déjà de manière diffuse et informelle. Les programmes de l‘école élémentaire de 2002 pour le cycle des apprentissages fondamentaux (GS, CP et CE1) fixaient déjà que les élèves devaient pouvoir prendre conscience de leur appartenance à « une communauté nationale à partir de l’écoute de quelques récits historiques et littéraires lus par le maître et en découvrant l’inscription de la France dans un espace géographique ». Les symboles de la France comme de la République devaient trouver leur place à partir de la marseillaise, du drapeau ou de quelques monuments. Pour le cycle 3 (CE2, CM1 et CM2) les programmes indiquaient, dans une approche de jeux d’échelle, que les élèves devaient avoir compris à la fin du CM2 « ce que signifient l’appartenance à une nation, la solidarité européenne et l’ouverture au monde ». Dans les pratiques, la connaissance du drapeau, de la fête nationale, et des éléments fondamentaux de la nation étaient vus ou même appris en classe.
Certes, dans les pratiques également, il est certain que la dimension cocardière de ces apprentissages a pu être progressivement délaissée à la faveur des années 70 et 80 par des maîtres désireux de revendiquer la citoyenneté mondiale, aux dépens d’une identité française perçue comme de plus en plus enclavée et restreinte dans l’organisation de la société européenne et mondiale qui se dessinait. Le tiers-mondisme, l’intégration européenne et l’internationalisation des échanges des biens, des idées et des personnes ont modifié le rapport au monde des maîtres, comme de l’ensemble de la société. Le temps n’était plus à la glorification et la patrie, principal axe d’éducation civique (avec la charité) du début de l’école républicaine.
Les nouveaux programmes de 2008 insistent plus fortement sur la dimension nationale : Pour les CP et CE1, la nécessité est de faire apprendre aux élèves « à reconnaître et à respecter les emblèmes et les symboles de la République (la Marseillaise, le drapeau tricolore, le buste de Marianne, la devise “Liberté, Égalité, Fraternité”). Même approche pour le cycle 3 : le programme insiste sur « les traits constitutifs de la nation française : les caractéristiques de son territoire (en relation avec le programme de géographie) et les étapes de son unification (en relation avec le programme d’histoire), les règles d’acquisition de la nationalité, la langue nationale (l’Académie française). » C’est bien la question qui est de la nation et qui n’en est pas qui est au cœur, dans la volonté réaffirmée d’un « retour aux repères fondamentaux ».
L’Ecole a pu jouer un rôle dans la construction de la République. A-t-elle contribué à une « identité nationale » ?
C’est le thème historique de l’école, sans que cela soit dit pour autant comme cela, et sans que l’expression ait même besoin d’être prononcée. L’école de la troisième république crée le citoyen en même temps qu’elle crée l’identification à la nation, réunissant l’ensemble de la patrie dans un roman national, c’est-à-dire le récit d’une histoire à la fois savante et partiellement légendaire. Un roman avec ses plis, ses recoins, ses occultations, son ambition, ses héros. Si Vercingétorix ou Clovis ont effectivement existé, c’est la place qu’on leur accordait dans la trame du récit qui comptait plus que la stricte exactitude historique. Mais cette unification par le discours historique dit à l’école s’organise dans une période au sein de laquelle une articulation très forte entre le local (les « petites patries ») et le national a lieu.
Les travaux de Jean-François Chanet et Anne-Marie Thiesse ont permis de mesurer dans sa profondeur historique le lien entre le village et la grande nation, entre les « petites patries » et la « grande ». Cette articulation fondatrice de l’école républicaine a pu se faire par les leçons de géographie, les ethnographies, les images pittoresques, la littérature…), par la découverte des paysages basques, bretons, creusois, corses ou marocains. Dans l’analyse de l’ensemble des territoires français au XIXe siècle et par une manière d’écrire scolairement une histoire néanmoins commune, l’école de la république a indiscutablement créé du sentiment collectif, du sentiment national. Un long continuum de cette manière de dire la France s’organise notamment à l’école primaire, école de tous les français, jusqu’aux années 70. L’école a ainsi joué un rôle important dans une identité collective fondée sur un sentiment ou une conscience de soi, enveloppé du national, mais qui connaît une crise au moment des décolonisations, des remises en cause régionalistes et des courants migratoires issus principalement des mondes postcoloniaux.
A.M. Thiesse date des années 70 la rupture de ce continuum dans l‘enseignement de la place de la nation, de l’identité française dans l’école, et la crise d’une « identité nationale ». Cette crise a lieu au même moment où le changement d’échelle de la France se fait, avec l’intégration européenne et la mondialisation, avec les modifications des formes de travail et l’internationalisation des échanges. Or, c’est aussi une période où il devient difficile de penser et dire la réalité de la colonisation, ou de l’esclavage dans toute sa réalité. Par ailleurs, la France « unanimement résistante » s’effondre dans l’univers scolaire après les travaux de R. Paxton sur la France de Vichy et à la faveur des redécouvertes de la période de la seconde guerre mondiale, de la déportation des juifs. La France qui se voyait dans une identité glorieuse fondée principalement par l’école découvrait ses occultations et ses manquements à l’idéal et aux valeurs.
Nous en sommes encore largement là, sans que l’école ait pu encore (et avec elle la société et le politique) reproduire un discours unificateur, permettant de penser et d’articuler le commun et le divers, l’universel et le particulier. On pouvait être un écolier marseillais et français à la fois, alors qu’aujourd’hui, l’écolier français d’une famille héritière de l’immigration postcoloniale est souvent perçu comme le signe de l’étranger autour duquel s’organise tout un ensemble de discours faisant de sa présence l’objet de l’interrogation sur de l’identité nationale. Le récit intégrateur est mis en doute depuis les années 80.
Or, à partir des années de la crise économique et sociale en France, mais aussi à la faveur des décolonisations et des remises en cause d’une mise en récit mythologique de l’histoire française (S. Citron, Le Mythe national, 1987), la diversité semble être devenue une autre manière de parler du national, en creux, alternant les réflexions sur ceux qui sont français et ceux qui ne le sont pas, mais aussi en pointant la France tolérante, terre d’accueil, terre d’immigration. En parlant de la diversité, de l’étranger, de la nationalité, et surtout du mot attrape-tout : « intégration », l’éducation civique à l’école définit une manière spécifique de voir la France, entre un « eux » et « nous », entre un allogène et une autochtonie mythique. Or, dans les pratiques en éducation civique, si « identité nationale » il y a, c’est assurément dans la revendication de cette terre d’accueil : de l’accueil des enfants du regroupement familial des années 70 à RESF. Pour les enseignants, majoritairement, la France tolérante et accueillante se définit là.
Que faut-il penser de l’enseignement d’une « identité nationale » ? N’est-ce pas prendre le risque de congeler celle-ci autour de quelques stéréotypes ?
D’abord il convient de dire qu’il n’y a pas à ce jour d’injonction stricte et précise ni de programme qui incite directement, à enseigner « l’identité nationale » en tant que telle. Le ministre a précisé récemment la confiance qu’il a dans les professeurs chargés d’enseigner l’éducation civique, de fait principalement les professeurs des écoles et les professeurs d’histoire-géographie. Pour autant, les points de réflexion remis aux Préfets pour l’organisation du débat de société désiré par le gouvernement, sont implicitement ceux que l’école véhiculait largement et véhicule encore beaucoup : les symboles républicains, la langue, la laïcité, les paysages de nos campagnes, les fleuves, les personnages historiques fondateurs… Ce fut du reste une des critiques des programmes de 2008 prévus pour l’école primaire, où s’affirmait « un retour aux fondamentaux », y compris (et notamment) en histoire. Certes, la question des stéréotypes est centrale. Le fait d’évoquer la possibilité d’un débat dans l’école sur l’ « identité nationale » ne pourrait se faire avec les enseignants qu’à condition qu’ils inscrivent cette question non en tant que telle, comme contenu d’enseignement, mais bien en ECJS ou plus largement en éducation civique, dans le cadre d’une pédagogie du débat, ou de l’analyse de la presse. Car on ne débat pas à l’école comme en dehors de l’école. L’école a ses professionnels, ses lieux, ses acteurs, sa temporalité, et des méthodes qui lui sont propres.
Alors que l’Europe cherche à construire une identité européenne, comment interprétez-vous ce débat sur l’identité nationale ?
L’Europe cherche à ouvrir des réflexions pédagogiques sur la construction d’un sentiment commun européen et l’institution scolaire française travaille depuis plusieurs années à la définition d’une citoyenneté européenne. Dans l’institution scolaire, des voix se sont élevées, parfois ponctuellement mais aussi régulièrement, pour promouvoir une histoire du type « roman européen », avec ses lieux de mémoire, ses héros, ses batailles, afin de donner des références communes aux élèves à l’échelle européenne, articulées avec le national, sans exclusive des appartenances de chacun. Les doutes sur l’Europe, sur la mondialisation dans ses conséquences de fragilisation socio-économique n’a pas permis l’adhésion que l’idée de patrie française au XIXe permettait. C’est dans ce contexte que les volontés de redonner des références communes aux élèves français s’affirment, dans une perspective parfois très nostalgique et mythifiée de l’école.
Benoit Falaize
Entretien François Jarraud
Sur le Café :
« Instruction civique et morale » : le grand retour de la réaction ?
|