Comment évoquer à l’écran la condition des femmes libanaises dans un pays déchiré par quinze ans de guerre civile, usé par la répétition de crises internes et d’agressions extérieures ? Pour son premier film, –Sélection Quinzaine des Réalisateurs Cannes 2007-, Nadine Labaki (34 ans alors), coscénariste (avec Jihad Hojeily), réalisatrice et comédienne (ici dans le rôle principal) plante sa caméra à l’intérieur d’un salon de beauté à Beyrouth, lieu d’intimité et de parole où se croisent les destins de cinq femmes, employés ou clientes. Entre pesanteur des traditions et aspirations à l’émancipation, « Caramel » nous embarque dans le sillage exubérant et sensuel de ses héroïnes sentimentales à l’extrême, au point de rupture avec le carcan qui les oppresse. Une comédie douce amère, langoureuse et énergique, au charme lumineux.
Traversée des apparences entre épilation et coloration
Premières images déroutantes qui s’ouvrent sur un mélange fumant de sucre et de miel suggérant la préparation délicieuse d’un plat à déguster. Nous assistons en fait à la fabrication de caramel, accompagnée d’une musique ostensiblement sirupeuse, une pâte destinée à l’épilation dans l’institut de beauté beyrouthin tenu par Layale (Nadine Labaki en personne). Dans cet espace réservé, aux teintes chaudes, traversé d’une lumière dorée et ouvert sur la ville (avec l’écho mêlé de la circulation des vespas et des voitures et le chant des oiseaux), les femmes entre elles se sentent en confiance, et donnent libre cours à leurs envies les plus folles. Ainsi la première cliente fait-elle part à la coiffeuse d’une coquetterie de mauvais goût : un brushing particulièrement soigné pour l’éventuelle réception des proches après la mort, imminente selon elle, de sa belle-sœur.
Au gré des séances de ‘relookage’ et de poses de vernis sur les ongles, parfois interrompues par des sorties dans le quartier, nous faisons connaissance avec les principales protagonistes de cette (fausse) chronique intimiste. Layale la patronne autonome, chrétienne, très éprise d’un homme marié, habite toujours chez ses parents et s’englue dans cette liaison sans avenir. Nisrine, musulmane, va bientôt se marier avec l’homme qu’elle aime mais il ne sera pas son premier ‘Prince charmant’, comme elle le confesse, inquiète, à ses copines. Jamale, cliente obsédée par son âge à l’approche de la cinquantaine, multiplie les changements de coupe, de coloration et de maquillage à la veille de castings répétés (et humiliants) dédiés au tournage de clips publicitaires pour une marque de savons embellisseurs de peau. Rima, cheveux courts et tenue sobre, s’autorise, en tant que shampouineuse, des regards tendres et des gestes doux avec une belle cliente aux yeux de braise à la Sophia Loren, sans que ni l’une ni l’autre n’aille au-delà de cette discrète complicité (l’homosexualité est impensable au Liban). Et la voisine Rose, couturière du quartier, n’a pas vu la soixantaine arriver et sacrifie un amour possible avec un beau vieillard aux cheveux blancs portant canotier pour rester aux côtés de sa sœur Lily gagnée par la folie après une déception amoureuse de jeunesse.
Mise en scène langoureuse d’une énergie féminine entravée
Impossible de l’oublier, même si guerres et conflits sont relégués hors champ : nous sommes bien à Beyrouth au Liban en une (brève) période apparemment apaisée. Au cœur cependant des antagonismes sociaux et religieux qui caractérisent ce pays du Moyen-Orient depuis des décennies.
De quoi parlent donc, avec leurs mots crus et leur ton blagueur, les héroïnes de « Caramel » ? Des hommes et du sexe, de la virginité et de la maternité, du mariage et de la liberté, de leurs peines et de leurs joies, du temps perdu qu’elles ne rattraperont plus. Ainsi par leurs boches (aux lèvres outrancièrement soulignées de rouge) surgissent les questions existentielles d’une société civile pétrie de contradictions : les relations entre les hommes et les femmes, entre machisme dominant, stéréotypes tenaces associées aux canons de la beauté et aux règles de la séduction, les rapports entre religions et cultures… Sous le masque de l’artifice et la futilité des colorations successives, un tableau subtil, saisissant de justesse, mêlant réel et imaginaire, recompose Beyrouth, ancienne ville-monde accueillante et solaire, aujourd’hui cité infernale, à l’équilibre instable, aux vieilles traditions viriles, antinomiques avec l’épanouissement des femmes et leur émancipation profonde, au-delà d’une indépendance économique chèrement acquise.
En focalisant notre regard sur le microcosme d’un salon de beauté beyrouthin et le gynécée constituée par ses habituées, la cinéaste nous tend en réalité un miroir grossissant dans lequel se reflètent les clichés esthétiques, les conventions sociales, les diktats religieux…Un miroir aux éclats de lumière changeante, de l’or au gris, au sein desquels affleurent aussi l’intériorité tourmentée des héroïnes féminines tantôt tristes du fait du sort imposé par leur condition, tantôt emportées dans l’élan jubilatoire d’une transgression des codes.
La musique lyrique aux couleurs orientales et aux voix chaudes de chants en arabe (conçue par Khaled Mouzanar) amplifie le désordre des sentiments et, parfois, exprime à la place des personnages des désirs informulables à voix haute, devant les autres.
Une des dernières scènes nous laisse entrevoir la belle brune à la longue chevelure, -obscur objet du désir de Rima, l’attentionnée-, regardant dans la vitre extérieure du salon le reflet de sa nouvelle coupe courte. Et ce regard furtif allié à un sourire léger se manifeste à l’écran comme une victoire discrète remportée en douceur sur la norme sexuelle et sa loi d’airain.
Ainsi va « Caramel », à sa façon langoureuse et chaloupée, débordant de tous côtés le cadre étroit d’un salon de beauté, pour se transformer en une invitation lumineuse à aimer le combat à peine visible de ses héroïnes excessives, et le charme précaire de la capitale libanaise. En 2018, Nadine Labaki revient au Festival de Cannes en Sélection officielle et remporte le Prix du Jury pour « Capharnaüm », une sombre fiction mettant en scène un gamin des rues, une Ethiopienne sans papiers et son enfant qui tentent tous les trois de survivre dans le chaos de Beyrouth.
Samra Bonvoisin
« Caramel », film de Nadine Labaki-Sélection ‘Quinzaine des réalisateurs’, Cannes 2007
visible sur arte.tv jusqu’au 31.05.21