La liberté d’expression n’est pas seulement une valeur de la République : c’est aussi un droit pour les élèves. Coordonnatrice académique du Clemi, Marianne Acquaviva plaid epour une pédagogie de la libre expression.
Le vendredi 16 octobre au soir, j’ai eu peur. En tant que coordonnatrice académique du Centre pour l’éducation aux médias et à l’information, je connais bien la question du dessin de presse à l’école. Ce vendredi 16 octobre, j’ai pensé au premier concours de dessin de presse que j’ai lancé cette année dans notre académie. J’ai pensé à cette exposition « Dessins pour la paix » de l’association Cartooning for Peace dont nous organisons l’itinérance d’établissement en établissement chaque année. J’ai pensé à cette classe médias qui travaille toute l’année autour du dessin de presse. J’ai pensé à ces lycéens qui, emmenés admirablement par leur professeure d’histoire-géographie, leur professeure-documentaliste et l’association Dessinez Créez Liberté, ont travaillé depuis un an sur le procès des attentats de janvier 2015 et ont pu assisté à l’audience. J’ai surtout pensé à cet exemplaire de Charlie Hebdo reproduisant les caricatures de Mahomet dans le CDI d’un établissement qui traînait, évidemment, innocemment, sur une table consacrée au dessin de presse…. Oui, je crois que je n’oublierais pas cette sueur froide que j’ai ressentie ce vendredi 16 octobre quand un fanatique a assassiné M. Samuel Paty, professeur d’Histoire-Géographie, pour avoir enseigné la caricature et la liberté d’expression à ses élèves.
Enseigner désormais vite, très vite la liberté d’expression à tous les élèves. Bien sûr, il est important de rappeler que la liberté d’expression est une valeur de la République, et c’est inclus dans les programmes d’éducation morale et civique (EMC). Mais j’avais besoin ici de clamer que c’est aussi un droit. Un droit qui est défini donc dans la loi, la liberté d’expression a un cadre juridique. Et c’est cette approche que propose l’éducation aux médias et à l’information (EMI). Pour rappel, l’EMC et l’EMI sont, dans les textes de l’Education nationale, les deux piliers du parcours citoyen à l’école.
Au Centre pour l’éducation aux médias et à l’information qui est un service de chaque rectorat de chaque académie de France et d’Outre-Mer, nous soutenons les médias scolaires : journal scolaire, radio scolaire, journal télévisé scolaire, blog d’expression d’élèves, reportage photo des élèves… Il m’arrive souvent d’intervenir dans les établissements dont des élèves souhaitent créer un journal où ils pourraient s’exprimer. Après avoir organisé les élèves en comité de rédaction, après avoir choisi le nom de la future gazette ou après avoir travaillé sur la cible du journal, j’aborde très rapidement le cadre juridique des journaux scolaires.
La liberté d’expression est une boîte avec ses limites
D’abord, je pose les limites de la liberté d’expression. Je demande , aux élèves ou aux enseignants en formation académique, ce qu’on ne peut pas dire dans un journal scolaire. Cet exercice est fondamental. Très vite, nous listons l’outrage au président de la République, qui fascine souvent les élèves, mais aussi l’injure, la diffamation qui sont des délits de presse définis par la loi de 1881 ; nous parlons de l’interdiction de tenir des propos racistes, antisémites, sexistes, nous évoquons la loi Gayssot, tout ceci ne pose pas de problèmes généralement. Nous abordons aussi l’interdiction des propos homophobes, c’est parfois plus problématique. Nous évoquons aussi la propriété intellectuelle et le droit d’auteur, le droit à l’image, le délit de fausse nouvelle. Et puis, nous rappelons que nous ne pouvons pas promouvoir dans le journal le crime, le vol, … et les activités illégales comme la consommation de cannabis, ce qui est particulièrement puni par la loi dans les publications à destination de la jeunesse, telles que les journaux scolaires, ou encore l’alcool. Et tenez-vous bien, c’est sur ces tout derniers points que le débat s’envole. Les élèves s’insurgent contre ces limitations à leur liberté d’expression.
Bien sûr, nous faisons vite la différence alors entre un article d’opinion argumenté et la promotion. Mais surtout je tente d’expliquer que la liberté d’expression n’est pas sans limite, infinie comme le serait l’univers, mais plutôt que c’est une boîte dont les limites sont définies par la loi qui peut vouloir nous protéger contre ses abus. Une toute petite boîte dans les dictatures qui n’autorisent pas grand chose ; une boîte tellement plus grande en France, et je vois mes bras qui s’élargissent dans l’air, sur l’estrade devant le tableau de la classe qui à ce moment-là m’écoute en silence, tente de comprendre, et même une boîte encore un peu plus grande aux Etats-Unis qui sont plus permissifs avec les propos racistes par exemple. Donc une boîte : à l’extérieur, c’est non, c’est complètement non ; c’est tellement non qu’on peut devoir s’en défendre en justice et on risque d’être condamné, ce qui impressionne les élèves journalistes. A l’extérieur, c’est non ; mais à l’intérieur, et vraiment tout ce qui est à l’intérieur, c’est oui, et c’est complètement oui. Aborder la liberté d’expression par la loi, cela permet aussi de trancher le débat.
Et la boîte devient un coffre qui renferme un trésor précieux. C’est alors qu’il faut rappeler aux élèves qu’ils ont le droit de s’exprimer dans leur journal scolaire, dans les limites de la loi, sur tous les sujets qu’ils souhaitent aborder. Par exemple : politique, société, sexualité, religion, famille, école. La loi de 1989 et la circulaire de 1991 autorisent la presse scolaire dans les collèges et les lycées (article L511-2 du Code de l’Education, 1989), les lycéens peuvent même être responsables de publication, autrement dit publier un journal lycéen dans l’enceinte de l’établissement sans l’aval préalable du chef d’établissement (article R511-8 du Code de l’Education, 1989, précisé par les circulaires de 1991 et 2002). Ils peuvent bien sûr critiquer l’actualité, ils peuvent aussi critiquer la réalité qui les entoure en tant qu’élève. Au final, à l’aune de la liberté d’expression en tant que valeur cette fois-ci, on pourrait affirmer que la presse scolaire et surtout la presse lycéenne est une bonne presse si c’est une presse potache. Cabu avait participé au journal de son lycée en son temps…
Un média par établissement
Certes l’Education nationale n’est pas toujours exemplaire vis-à-vis de cette presse scolaire et lycéenne.
Certes il est encore difficile de publier un journal dans son établissement : pas de temps de pause où tous les élèves journalistes venant de classe différentes peuvent se réunir, pas de ligne de crédit pour la photocopieuse, pas de matériels informatiques ou de logiciels de maquette. Chez nous, la radio académique a perdu cette année les trois quart de ses moyens humains, ce sera autant de projets de radio scolaire en moins.
Certes 74% des responsables de publication des journaux lycéens sont des adultes qui généralement n’ont pas été choisis par les journalistes lycéens, selon une enquête de 2017 de l’association Jets d’encre, alors même qu’ils ont le droit d’être responsable de publication, même mineurs (c’est l’exception pédagogique à la loi de 1881, posée par la loi de 1989 dont nous avons parlé).
Certes les enseignants sont parfois mal formés et n’osent pas, notamment en primaire, aborder dans leur journal de classe autre chose que l’actualité de la classe (la sortie scolaire, le hamster de la classe, le menu de la cantine) alors qu’au CLEMI, nous les incitons à aborder l’actualité avec un grand A.
Parfois, c’est plus compliqué ; je me souviens, oh trop vivement, des membres, élèves et enseignants encadrant, d’un journal lycéen qui avait publié un article critique sur Eric Zemmour : ils ont subi des pressions importants de la part d’enseignants, de l’administration, de l’inspection ; je n’ai rien pu faire.
Mais l’Education nationale fait déjà beaucoup et peut faire plus encore pour les médias scolaires notamment via son réseau de coordonnateurs académiques à l’éducation aux médias et à l’information. Nous les soutenons par des formations pour les enseignants, mais aussi des formations des élèves journalistes, parfois réunis en inter-rédaction de plusieurs établissements ; par des ressources pédagogiques publiées et des kits pour démarrer son journal ou sa radio scolaire ; par la valorisation en ligne des réalisations des élèves dans une revue de presse mensuelle nationale ;par le recensement des médias scolaires de toute la France ; et par un concours de médias scolaires au niveau académique et national. En cas d’entrave à la liberté de la presse lycéenne, il est enfin possible de saisir l’Observatoire des pratiques de la presse lycéenne qui émet un avis lorsqu’il y a un conflit entre les journalistes-élèves et les adultes de l’établissement au sujet d’une publication.
Et nous devons continuer à former les enseignants à la pratique du journal scolaire, à former les chefs d’établissement et surtout les proviseurs dans les lycées au cadre juridique de la presse scolaire et lycéenne, à offrir des plateformes de diffusion compatibles avec la RGPD, à dégager des heures pour ces clubs journaux parfois trop isolés…
Bref, nous pourrions faire mieux en offrant un média scolaire par établissement, ce qui avait déjà été proposé par notre Ministère juste après un autre attentat, en janvier 2015. Un autre grand journal satirique rappelle que la liberté d’expression ne s’use que lorsque l’on ne s’en sert pas : aidons les élèves à se saisir de leur liberté d’expression, à s’habituer à pouvoir s’exprimer librement, sans autocensure, afin de devenir un citoyen réellement libre.
Marianne Acquaviva
Coordonnatrice académique du Centre pour l’éducation aux médias et à l’information à Paris