Pour quelles raisons l’Union européenne, dans ses fondements comme dans son fonctionnement actuel, suscite-t-elle aujourd’hui autant de méfiance chez de nombreux citoyens des pays en faisant partie ? Cinéaste engagé contre toutes les formes d’oppression (de « Z » en 1969 à « Le Capital » en 2012), Costa-Gavras interroge ici le divorce entre les grands principes porteurs de l’idéal européen et le traitement de choc infligé à la Grèce déclarée ‘en faillite’ par son propre gouvernement dés 2010. Refusant la démonstration abstraite, le réalisateur inscrit précisément sa ‘tragédie des temps modernes’ dans les pas de Yanis Varoufakis, alors ministre des finances du gouvernement de Alexis Tsipras, des élections remportées en Janvier 2015 jusqu’à la soumission au diktat de Bruxelles et à la démission du négociateur rebelle en juillet de la même année.
Inspiré du récit de Yaris Varoufakis, ‘Conversations entre adultes : dans les coulisses secrètes de l’Europe’, paru en 2017, la fiction met magistralement en scène les multiples rendez-vous entre les délégués grecs et les principaux représentants des instances européennes, des institutions publiques et privées, tous supposés résoudre la dite crise de la dette. Des rencontres sous forme de grandes messes aux rites immuables et aux figures imposées. Des assemblées théâtrales, entre conflits d’intérêts et jeux de dupes, où la logique économique de Bruxelles impose sa loi d’airain, humilie les dirigeants grecs, bafoue la démocratie, sans aucune considération pour la souffrance du peuple. Un réquisitoire glaçant qui n’échappe pas à une héroïsation excessive de Yanis, orgueilleux protagoniste d’une éphémère révolte vouée à l’échec. Ainsi « Adults in the room », grand film humaniste et thriller percutant, dénonce-t-i l’aveuglement des responsables européens et de leurs gouvernements mus par des intérêts économiques aux antipodes de l’idéal qu’ils défendent.
Liesse populaire, fragile victoire
25 janvier 2015, la télévision retransmet les images d’une foule remplie de joie et d’espoir, célébrant la victoire électorale de la coalition de la Gauche radicale dont le parti Syriza est l’élément moteur. Devant le spectacle de la liesse populaire, les deux amis et artisans de cette victoire, Alexis (Alexandre Bourdoumis) et Yanis (Christos Loulis) mesurent-ils l’ampleur de la tâche et la gravité de l’événement ? D’entrée de jeu, en tout cas, la fiction dans laquelle nous plongeons désigne les ennemis manifestes de la Grèce. Assis devant un écran dans son fauteuil roulant et entouré de collaborateurs à la mine sombre, Wolgang (Ulrich Tukur) –alors ministre allemand des finances- jure sur un ton cinglant vouloir ‘faire sortir la Grèce de l’euro’.
Depuis 2010, en fait, la Grèce, déclarée en faillite par le gouvernement (Nouvelle Démocratie, parti conservateur alors au pouvoir), est déjà mise au régime sec à la suite de deux prêts successifs consentis par Bruxelles et placée sous la surveillance de la ‘Troïka’ composée de fonctionnaires de la Commission européenne, de la Banque centrale européenne et du Fonds monétaire international. A la clé, une politique drastique, de réduction des dépenses publiques notamment, entraînant le pays dans la récession, le chômage et la paupérisation.
Ces informations ne nous sont pas rappelées mais, au diapason de l’urgence sociale, la détermination fiévreuse de Yanis, le nouveau ministre des finances du gouvernement dirigé par Alexis, nous saute aux yeux. Tel un chevalier blanc, intransigeant, aux mauvaises manières et au franc-parler peu adaptés aux us et coutumes des hauts fonctionnaires habitués à l’univers feutré de Bruxelles, il est sidéré par le double discours dominant, par exemple celui d’un Michel –Michel Sapin, alors ministre français de l’économie et des finances-. Il découvre aussi les différents ‘théâtres des opérations’ de négociations européennes : les coups de couteaux dans le dos et les sourires sur la photo, au fil de tractations, en particulier au sein des rencontres ‘informelles’ des ministres des finances de l’Eurogroupe (sans compte-rendu écrit et enregistrées par ses soins) où sa proposition de restructuration de la dette grecque se heurte, chaque fois, en dépit de reculades apparentes et de nuances de façade, à une fin de non-recevoir.
Plus la tension monte entre les protagonistes de ce bras-de-fer aux enjeux majeurs, plus la forme choisie par Costa-Gavras s’éloigne d’une supposée reconstitution historique des lieux de prises de décision et des échanges respectant le protocole. Wolgang, en implacable représentant financier des intérêts de l’Allemagne, devant toute l’assemblée figée et silencieuse, renvoie dans les cordes le franc-tireur grec estomaqué par tant de mépris. Et le ministre allemand au visage impassible se métamorphose en figure maléfique, digne d’un film noir. Et bientôt Christine (Josiane Pinson) –Christine Lagarde, alors présidente du FMI-, port altier et regard distant, sort de sa réserve pour inviter tout le monde, le petit négociateur grec enfantin et inconséquent compris, à revenir à la table des négociations entre adultes (‘to restaure a dialogue with adults in the room’).
Entre guerre d’usure et danse tragique, le peuple absent
De façon insidieuse, la fluidité de la mise en scène et l’audace de ses partis-pris (l’architecture imposante des lieux de réunions écrasant les hommes et annulant leur individualité, l’amenuisement des arguments échangés, l’assombrissement des ambiances, la crudité des lumières…) transforment Bruxelles (et ses attributs du pouvoir) en un monstre froid, en une entité collective anonyme, sans cœur.
A ce titre, nous assistons in fine à une danse infernale, celle d’Alexis –tel Alexis Tsipras déboussolé sans le soutien de son ministre des finances à ses côtés pour négocier- , dans une immense salle ‘bruxelloise’, une danse jusqu’au vertige dans laquelle l’embarquent les principaux représentants de l’UE, un ballet macabre, modulé par la partition composée par Alexandre Desplat mêlant ironiquement airs traditionnels grecs entraînants et sombres accents mélodiques, une chorégraphie tragique qui signifie la reddition sans condition de la Grèce, assortie du mutisme des danseurs au sourire inquiétant. Pareille acceptation conduit, nous le voyons, au départ de Yanis et, nous le savons, à la défaite assurée de Alexis, désavoué par des citoyens ayant à une large majorité voté ‘non’ au plan de l’UE, lors du référendum.
Peu de temps avant ce terrible dénouement, une séquence mystérieuse, digne du cinéaste Bunuel, résonne comme un avertissement funeste à l’égard des dirigeants grecs pris au piège. Attablés dans un restaurant d’Athènes, Youris et Alexis, en compagnie de quelques proches, remarquent, interloqués, une foule de citoyens qui s’assemblent devant la large baie vitrée et les regardent en silence, fixement. Sourds à tout questionnement (‘Que voulez-vous ?’, leur demande un des convives), ils tournent le dos et s’éloignent sans un mot.
Au-delà des événements qui ont suivi (le retour aux affaires en juillet 2019 de Nouvelle Démocratie, le parti conservateur déjà au pouvoir avant Syriza et ses alliés), « Adults in the room », œuvre radicale d’un cinéaste combattant, nous oblige à questionner l’évolution de l’Union européenne. Que vaut une communauté humaine qui prétend défendre ses intérêts économiques au mépris de l’exercice de la démocratie et dans l’indifférence à la souffrance sociale engendrée par sa politique ?
Samra Bonvoisin
« Adults in the room », film de Costa-Gavras
Sélections officielles : Mostra de Venise, Festival de San Sebastian, 2019