Lorsque des migrants quittent l’Afrique (ici le Sénégal) et prennent la mer, comment leurs proches restés au pays vivent-ils le départ des candidats à l’exil ? De quelle manière figurer à l’écran la souffrance déposée en eux par l’absence d’êtres chers et la hantise de leur funeste sort ? Quel chemin cinématographique emprunter suggérant la formidable énergie d’une jeunesse, apte à survivre à la disparition d’une partie des siens, à travers d’étranges phénomènes d’associations des morts et des vivants au sein d’une histoire collective dans le refus du désespoir ? Matti Diop, jeune actrice et cinéaste franco-sénégalaise, formée au Studio national des Arts contemporains du Fresnoy, après des courts-métrages remarqués et primés, laisse mûrir en elle une ambition artistique sans pareille. Enrichie par des origines et des influences mêlées, traversée par le pouvoir d’attraction du Sénégal, terre de la famille paternelle, comme réalité socio-économique méconnue à découvrir et ‘continent noir’ gorgé d’imaginaires à investir, l’auteure nous offre un premier long métrage d’une beauté bouleversante et d’une puissance poétique fulgurante, « Atlantique », Grand Prix au dernier festival de Cannes, célébré avec ferveur à Dakar cet été.
Le goût de la vie, la tentation de l’ailleurs
Brouhaha et confusion d’une circulation urbaine chaotique, nuages de poussière beige d’un grand chantier de construction en cours au bord de l’Atlantique. A Dakar des ouvriers se rassemblent pour réclamer leurs salaires impayés depuis des mois à un contremaître qui tente de calmer la colère par des promesses dilatoires. Nous suivons Souleiman (Ibrahim Traoré) qui a décidé de se joindre au groupe de jeunes ouvriers qui vont quitter le pays par la mer à destination des côtes espagnoles. Avec lui nous retrouvons Ada (Mama Sané), – visage lumineux déjà entrevu dans la rue non loin du chantier-, la jeune fille qu’il aime.
Face à l’océan bleu clair roulant ses lourdes vagues crémeuses, ils sont tous les deux assis, cadrés de dos en plan moyen, serrés l’un contre l’autre. Le vent agite leurs cheveux et, par-dessus le grondement des vagues, ils échangent des mots tendres et des caresses discrètes. Il lui dit son amour. Elle paraît elle aussi très attirée tout en restant rétive à de vraies embrassades. En fait, elle est promise par sa famille à un autre garçon (riche) qu’elle n’aime pas. Souleiman, pour sa part, est en train de lui dire au revoir mais elle ne le sait pas car il tait son départ imminent comme le font les candidats à l’embarquement nocturne et clandestin en pirogue, dans ces cas-là.
Ainsi les séquences inaugurales donnent-elles d’emblée une dimension dramatique à ce bel amour réciproque, totalement irréalisable. Le mariage va emprisonner l’une et la mer emporter l’autre. Le romanesque douloureux de la rencontre fugitive des deux jeunes amoureux se conjugue avec les aspects réalistes de leur condition respective au sein de la société sénégalaise : précarité économique pour le garçon chassé de son pays par la misère, oppression de la femme obligée de consentir à une union confortable financièrement comme si c’était l’unique horizon pour une jeune fille d’origine modeste.
Hantise, envoutement et émancipation
Loin du réalisme documenté auquel ces premières visions nous conduisent, l’impossible histoire d’amour prend d’autres voies inhabituelles. Quelque temps après le départ clandestin des garçons à bord de pirogues, la fête de mariage d’Ada est brutalement interrompue par un incendie d’origine mystérieuse. Tandis que la mariée entourée de ses amies extasiées contemple, les traits fermés, la chambre nuptiale et son immense lit d’une blancheur immaculée, les flammes ravagent le lieu et dessinent un cratère fumant comme un trou béant au centre du matelas. Et des fièvres sans cause indentifiable s’emparent comme de transes des jeunes femmes du quartier.
Issa (Amadou Mbow), jeune policier débutant, commence une enquête classique, et cherche à rassembler indices et preuves quant aux responsabilités d’un sinistre d’origine sans doute criminelle. L’enquêteur obstiné adepte de la logique est confronté à des phénomènes qui dépassent l’entendement.
Les esprits des naufragés, engloutis par l’océan, reviennent hanter les vivants, réclamer leur dû pour les uns, dire adieu à Ada qu’il aime pour Souleiman.
Tandis que les âmes errantes des noyés pénètrent les corps des femmes, sœurs, amies ou amantes, et les transforment nuitamment en déesses vengeresses aux pupilles blanches, Ada (soupçonnée de complicité avec l’incendiaire supposé) défie la police, quitte son mari, rompt avec sa famille. Les signes se multiplient : Suleiman est de retour. Passant outre le scepticisme de son amie, Dior (Nicole Sougou), jeune femme avisée et libre, elle se rend au lieu du rendez-vous (face à la mer) fixé par son amoureux.
Fruit de l’imagination et étreinte charnelle face à l’Atlantique bleu nuit et au milieu d’une pluie d’étoiles scintillantes formant un écrin pour les amants transgressifs. La cinéaste figure ainsi le parcours d’émancipation d’une jeune femme qui est maintenant prête à choisir la liberté et à payer le prix de son indépendance. Ada , fille farouche originaire d’un quartier populaire de Dakar, s’oppose au statut dans lequel la société sénégalaise voudrait la cantonner. Souleiman, pour sa part, appartient à cette génération de garçons sans travail lucratif, contraints par la situation économique au Sénégal à la migration clandestine vers l’Europe (l’Espagne ici) pour survivre, quitte à en mourir et à revenir hanter ceux qui les aiment. Sans jamais abandonner ses personnages et leur vécu quotidien, entre la douleur du deuil et l’irréductible envie de vivre, Mati Diop conjugue avec une grâce infinie le mélange des genres (réalisme documentaire, romanesque, enquête policière…) jusqu’aux frontières du fantastique. Et le surnaturel-à travers des représentations sacrément incarnées- confère une dimension politique à la dure réalité ici mise en lumière.
Les films français de fiction abordant la question migratoire nous racontent, le plus souvent, les difficultés des migrants (africains en particulier) à leur arrivée sur le continent européen, la violence de l’arrachement à leur terre natale, la solitude des exilés ou la laborieuse intégration de ces ‘étrangers’. « Atlantique » surgit sur les écrans français comme le contrechamp magnifique de ces fictions doloristes en tournant notre regard vers ceux qui restent en Afrique et portent en eux les forces vives de ceux qui ne sont plus là. Pareil parti-pris transforme, par l’amplitude du geste artistique, le Sénégal ainsi filmé. Le pays de ‘misère’ et d’inégalités qu’on rêve de quitter devient l’espace privilégié de ceux (des femmes notamment), résilients et résistants, qui décident d’y construire leur vie.
Polyphonie du réel, puissance poétique
L’entreprise frappe par la beauté inédite de la forme, fruit d’un projet esthétique parfaitement abouti. Outre l’imbrication fructueuse des genres, les couleurs et les formes de l’environnement, -dans les déclinaisons de lumière, les contrastes de l’architecture urbaine et les multiples métamorphoses de l’océan atlantique- sont imprégnées de façon saisissante par la composition musicale de Fatima Al Qadiri, mélange inspiré de chants sacrés, de musique électronique et de sonorités hip hop, conférant ainsi à cette fiction hantée des tonalités sourdes, graves ou profondes, toutes vibrantes du destin tragique des naufragés et de ses répercussions sur la communauté des vivant(e)s.
La ville de Dakar acquiert sous le regard de Mati Diop une dimension mythologique. Le jour (moment de l’élucidation des mystères, temps de la débrouille avec la réalité, de la prise de conscience des humiliés et révoltés) s’oppose à la nuit (moment du départ en pirogues des clandestins, espace des transgressions, règne du fantastique, territoire des revenants et de leurs esprits). Une opposition enrichie par les contrastes entre les couleurs grises, poussiéreuses, des grands chantiers, sources de malheur, ou la blancheur d’une Tour gigantesque (construction inventée par la réalisatrice, symbole néfaste de la folie des grandeurs des puissants), avec les couleurs chaudes (ocre, marron, terre de sienne) des petites maisons des habitants des quartiers populaires, protagonistes du film.
Dans un autre registre, les plans de l’océan atlantique, qui envahissent à intervalles réguliers notre champ de vision, jouent un rôle ‘moteur’ dans le déroulement du récit. A travers ses multiples visages et changements de formes, de couleurs, de mouvements et d’intensités des bruits des vagues, jusqu’à l’immobilité et au silence, -de la représentation réaliste à l’abstraction picturale-, sont ainsi traduites toutes les fonctions de la mer à cet endroit du monde, en ce temps incertains de migrations dangereuses vers les côtes de l’Europe en quête d’un hypothétique Eldorado. La mer gris perle à l’écume blanche et bruyante d’un tendre au revoir entre amoureux à la mer bleu nuit mousseuse et constellée de loupiotes en arrière-plan de l’étreinte des amants en passant par le camaïeu de gris et d’ocres de lignes figées comme la pierre d’un tombeau… « Atlantique » parvient ainsi à transcender la souffrance et le deuil, le destin tragique des clandestins et la résilience de celles qui les aiment et leur survivent. En faisant confiance à la puissance de l’imaginaire et à la force d’incarnation du cinéma, Mati Diop fabrique une fable inouïe, habitée par l’éveil des consciences de jeunes Africains et par la lutte émancipatrice, des femmes en particulier. Une œuvre accomplie dont la portée politique et artistique dépasse largement les frontières du Sénégal.
Samra Bonvoisin
« Atlantique », film de Mati Diop-sortie le 2 octobre 2019
Grand Prix, Festival de Cannes 2019