« Enseigner la philosophie en maternelle est possible, c’est une discipline comme les autres, au même titre que les arts, les mathématiques ou encore le langage », explique Edwige Chirouter, maîtresse de conférence à l’université de Nantes et titulaire de la Chaire UNESCO sur la philosophie avec les enfants. Bien souvent, on argumente que c’est trop dur et qu’il faut commencer le plus tard possible. Pour la chercheuse, au contraire. C’est parce que c’est difficile qu’il faut commencer tôt. Bien loin de la vision actuelle de la rue de Grenelle, qui promeut un élève discipliné qui ne remet pas en doute la parole de l’adulte, Edwige Chirouter prône la construction citoyenne dès le plus jeune âge. Possible ou trop ambitieux ? Johann Biget, directeur de l’école maternelle George Sand à Creil (60), mais aussi maître-formateur option « Enseignement en maternelle », croit lui aussi à l’enseignement de la philosophie et ce dès le plus jeune âge. Dans son école de trois classes, tous les moyens et les grands se retrouvent deux après-midis par semaine pour philosopher.
« Enseigner la philosophie est un enjeu de démocratisation »
« La philosophie est une discipline qui demande une pratique exigeante, et c’est bien parce que c’est difficile qu’il faut l’enseigner tôt, dès la maternelle ». Pour Edwige Chirouter, c’est un enjeu de démocratisation. « Il faut donner la possibilité à tous les élèves d’avoir accès à cette exigence intellectuelle. Il ne s’agit pas de lutter contre l’enseignement de la philosophie en terminale mais de proposer une pratique active et vivante afin de préparer les élèves à cet enseignement ». Ainsi, l’école, qui se doit de préparer le citoyen de demain, se doit d’apprendre aux élèves à penser, à douter, à réfléchir, à s’écouter mais aussi à aiguiser l’esprit critique. « Bien souvent, les familles n’explicitent pas les raisons de tel ou tel interdit. Par exemple, à Sarcelles où j’anime des ateliers en grande section, ce matin nous débâtions autour de pourquoi ne peut-on pas faire tout ce que l’on veut ? Les enfants ne savent pas pourquoi telle chose est interdite, quel est le sens des … C’est donc très important que l’école puisse être un lieu où les élèves apprennent à réfléchir de façon complexe afin de ne pas être dans une sorte d’obéissance un peu aveugle à la parole de l’adulte. Je donne l’exemple de Sarcelles, mais j’ai aussi animé des ateliers dans des milieux privilégiés où la parole des adultes n’était pas plus débattue par les enfants. On obéit car on doit obéir ». Loin d’être un apprentissage facile, la philosophie bouscule intellectuellement et affectivement. Demander à un élève de réfléchir à des choses auxquelles il ne pense pas d’habitude, comme pourquoi doit-on obéir à l’adulte, c’est l’obliger à sortir de sa zone de confort, l’obliger à penser par lui-même. « On voit chez certains enfants une sorte de flottement lorsqu’on les interroge ».
« L’atelier philo, ce n’est ni le café du commerce ni la leçon de morale »
Mais tenir un atelier de philosophie ne s’improvise pas. Pour Johann, ca a été un long cheminement. « J’ai commencé la philosophie il y a une dizaine d’années grâce à la rubrique « les p’tits philosophes » du magazine Pomme d’api. Je cherchais alors des supports pour des ateliers de langage avec mes élèves de MS/GS. Si le matériel proposé par Pomme d’api me semblait facilement utilisable et adapté à des élèves de maternelle, je n’ai pu saisir et développer le caractère philosophique des échanges de mes élèves. Je craignais d’être dans l’artifice, d’une part, car les élèves qui participaient aux échanges verbaux étaient toujours les mêmes, et d’autre part, car la portée philosophique de ces échanges ne m’était pas évidente. J’ai donc décidé d’arrêter après une dizaine de séances tout au plus. En 2012, une conseillère pédagogique de la circonscription de Creil a proposé une formation axée sur cette thématique. J’ai, ainsi, pu bénéficier pendant 2 ans de temps de formation collectifs et d’interventions en classe par la philosophe et professeure de philosophie, Edwige Chirouter ». Et nuls doutes pour Johann, sa pratique a beaucoup progressé, « ma pratique ainsi que mes connaissances théoriques se sont étoffées. Aujourd’hui, je me sens légitime pour pratiquer la philosophie avec mes élèves ».
Et Edwige, insiste sur un point : L’atelier philo, ce n’est ni le café du commerce ni la leçon de morale. « Il arrive que des enseignants, voulant bien faire, donnent la parole aux élèves en se disant c’est atelier philo, alors les enfants vont parler et l’adulte n’intervient quasiment pas, en laissant parfois dire tout et n’importe quoi. Une sorte de débat d’opinions entre enfants. C’est l’une des dérives que l’on peut constater. L’autre dérive, c’est de faire de l’éducation à la citoyenneté sous couvert d’ateliers philo. Les enseignants traitent de sujets, telle que la différence fille/garçon, pour faire passer un message. On est donc bien loin de l’apprentissage à la pensée complexe ». Une formation est donc bien souvent nécessaire pour pratiquer la philosophie en classe. La chercheuse a, d’ailleurs, créé un diplôme universitaire porté par l’INSPE de Nantes. Il existe aussi des formations proposées par des associations comme SEVE. Du temps de formation toujours hors temps de travail, sur le temps libre des enseignants.
« Un réel écosystème philosophique qui leur permet d’exprimer et de développer leur pensée »
Dans l’école de Yohann, les enseignants choisissent un thème commun à aborder, comme l’amitié, grandir… Ils utilisent la littérature jeunesse comme support, comme le propose Edwige mais pas que. Les moments de la vie de la classe, de l’école, des dessins animés (oui, oui des dessins animés…) permettent aussi d’amener une thématique, l’enrichir ou même l’illustrer. C’est ainsi que pendant le temps de sieste des petits, les moyens et les grands débattent. « Nous nous regroupons en cercle afin que chacun puisse se voir. L’enseignant anime les débats, rappelle ce qui a été dit, encourage, aide à la verbalisation, reformule, valide, distribue la parole, rappelle les règles : on écoute celui qui parle, on lève la main pour avoir la parole, on pense avant de lever la main, on ne se moque pas…
En fin d’atelier, une question est posée aux élèves. Cette question, choisie par le maître et validée avec les élèves, peut reprendre un questionnement d’un élève, un moment fort d’un album…Les élèves y répondent de façon individuelle par un dessin qu’ils commentent et détaillent en dictée à l’adulte. Dans un souci pratique, les propos des élèves sont enregistrés avec un enregistreur numérique. Les traces sonores et écrites sont conservées dans un ordinateur au sein de la classe.
En parallèle, sans nous limiter à ces temps formels de regroupement collectifs, nous développons de multiples activités d’apprentissages qui nourrissent la réflexion des élèves et leur capacité à exprimer des idées. Nous pouvons étudier les albums de jeunesse ou les illustrations en particulier avec les élèves maîtrisant le moins bien la langue, les élèves peuvent écrire un texte ou produire un dessin pour enrichir leurs cahiers personnels de philosophie, ils peuvent écouter ou réécouter leurs propos ou ceux des autres, ils peuvent dessiner une scène pour exprimer une idée sur une affiche collective, ils peuvent créer un déguisement permettant de jouer des saynètes… » Et dans cette petite école de Creil, la philosophie a transformé les élèves qui s’en sont emparés « créant un réel écosystème philosophique qui leur permet d’exprimer et de développer leur pensée ». D’ailleurs, l’an passé, l’école a participé à un projet inter-degrés chapoté par une enseignante de philosophie.
Des classes de terminales, de cinquième et les élèves de Johann et ses collègues se sont retrouvés au lycée pour philosopher. « Un moment de partage où chacun a pu constater que la rigueur et le plaisir de philosopher peuvent – doivent – se rencontrer à tout âge ». Et les progrès des élèves, Johann les note dans leur capacité à exprimer des idées avec nuance et justesse, dans leur capacité à s’écouter, à s’intéresser au propos des autres et à argumenter. Des élèves qui savent, d’une part, que ce qu’ils expriment eux-mêmes est intéressant et pertinent, et d’autre part que les élèves avec lesquels ils échangent ont des choses à dire. Car, s’il ne s’agit pas pour eux d’être systématiquement d’accord ou dans un consensus, ils peuvent très jeunes être dans le débat d’idée ou l’opposition. « La philosophie crée donc du lien dans la classe quand elle est au cœur des activités de la classe en donnant une dynamique aux échanges ».
Une phrase qui a marqué Yohann ? Au tout début de sa première séance de philosophie sur la liberté : « « La liberté…c’est un loup dans une forêt. Il a attrapé un oiseau et il pourrait le manger. Mais il le laisse s’envoler et lui dit : « Va ! ». C’est ça la liberté. » » Pas mal pour un enfant de 4 ans, non ?
Alors, naïvement, on pourrait penser que ce type de pratique est valorisé institutionnellement. Mais non. Edwige Chirouter a rédigé des fiches mises en ligne sur le site Eduscol sous le précédent gouvernement. Elles ont été supprimées en 2018, remplacées par des fiches sur la politesse et la marseillaise. La philo avec les enfants s’inscrit dans l’éducation nouvelle, c’est donc aussi une vision de l’école. Une vision à l’opposé de celle que tente d’appliquer aujourd’hui le ministère. « La philo à l’école, ce n’est pas qu’un enjeu disciplinaire, c’est toute l’école qui devrait être comme cela. La philosophie a cette force d’être une arme de la construction de la pensée » conclut Edwige.
Lilia Ben Hamouda