La question de l’appropriation des œuvres littéraires est un défi majeur des nouveaux programmes de français : comment amener les élèves à s’engager dans la lecture ? comment rendre cette lecture authentique et féconde ? Au lycée Charlie Chaplin à Décines (69), Caroline Allingri a testé d’intéressantes pistes de travail : la classe se fait d’abord cercle oral de lecture pour « désacraliser l’acte de commentaire », puis les élèves écrivent des annotations personnelles qui permettent de varier les postures de lecteurs, elles viennent nourrir une édition collective des textes patrimoniaux ainsi abordés. Menée sur Voltaire, la démarche parait transférable et prometteuse : « le travail d’édition critique permet aux élèves de tisser un lien personnel avec le texte, de créer une connivence avec un auteur et/ou des êtres de papier et de déployer ses impressions de lecture sur un temps long, gage de souvenir. » Eclairages de Caroline Allingri, désormais enseignante au collège Mont Sauvy à Orgon (13)
Vous avez commencé le projet en mettant en plaçant un « cercle de lecture » : en quoi a consisté le travail mené ? quels vous semblent les intérêts de ce dispositif ?
L’ensemble du projet d’ écriture de « l’édition subjective » collective me semble être un cercle de lecture qui a pris différentes formes (orale ou écrite) et s’est fait à différentes échelles (l’ensemble du groupe lors de la première séance, seul ou en binôme ou en trinôme lors des séances de lecture, et l’ensemble des élèves ayant lu la même œuvre lorsqu’il a fallu choisir les traces de lecture à conserver lors de l’édition finale).
La première séance visait avant tout à mettre les élèves en confiance en instaurant une forme d’horizontalité, peu présente dans le contexte scolaire habituellement. J’ai donc choisi Zadig, un texte de Voltaire que j’avais moi-même lu en 3ème mais dont je n’avais aucun souvenir. J’ai commencé la lecture et me suis arrêtée dès qu’un commentaire subjectif me venait. Je voulais leur montrer que nous sommes tous des lecteurs ayant des choses à dire sur un texte et que ce que l’on attend d’eux au lycée n’est pas un relevé de procédés. Une discussion sur le héros s’est assez rapidement mise en place, notamment parce qu’un élève avait lu Zadig et connaissait le dénouement. Des élèves volontaires se sont prêtés à l’exercice à ma suite.
Ces premières « traces de lecture » et ces premiers embryons de discussion ont permis de désacraliser l’acte de « commentaire » que la plupart des élèves associe à une méthode désincarnée, rendant certains d’entre eux muets face au texte. Par ailleurs, il s’est avéré nécessaire de justifier une démarche qui paraissait étrange voire peu sérieuse pour un cours de lycée en montrant comment la lecture subjective permet de nourrir la lecture experte attendue dans les exercices du baccalauréat.
Enfin, il s’agissait d’expérimenter ensemble, pour cette première fois, les différentes « traces de lecture » subjectives qui devaient former les éditions subjectives des deux œuvres de Voltaire.
Les élèves ont été amenés à écrire des annotations du Dictionnaire philosophique et de La Princesse de Babylone : pourquoi ce choix ? quelles étaient les consignes ?
J’ai choisi d’appliquer ce dispositif à des œuvres patrimoniales en faisant le pari que ce projet permettrait aux élèves de s’approprier plus facilement des textes réputés difficiles. Le choix s’est ensuite porté sur la littérature d’idées ; ce type de texte m’a paru davantage propice à l’expression personnelle, puisqu’il met au jour des questions éthiques, sociales et politiques. Enfin, j’ai proposé un texte d’argumentation directe et un d’argumentation indirecte afin que chaque lecteur puisse aller vers le type de texte qu’il préfère.
Pour aider les élèves à s’emparer du projet, j’ai donné des exemples très divers de pistes pour les traces de lecture subjective. Les élèves devaient varier les types de remarques et justifier leur propos pour la majorité de leurs annotations. Quelques exemples de pistes pour les commentaires de lecture subjective (cf. les travaux de S. Ahr et P. Joole sur le carnet de lecteur et de B. Shawky-Milcent sur les écrits d’appropriation) : 1/ une lecture sensible : une image, une couleur, un son, une odeur, un ressenti 2/ un rapport personnel : un souvenir, une association d’idée, un lien avec une œuvre d’art (film, livre, tableau, installation …), un lien avec une référence scientifique (histoire, géographie, sciences …) 3/ un jugement : j’aime/j’aime pas (jugement de goût), un d’accord/pas d’accord avec une phrase (jugement de valeur) 4/ une réflexion : une réflexion éthique, un lien avec l’actualité 5/ la compréhension : un résumé, un passage important, un enseignement que vous comprenez dans le texte … 6/ une réaction de lecteur expert : une remarque adressée à l’auteur, une remarque sur la forme du texte … 7/ une citation à commenter.
Avez-vous vu des annotations intéressantes par leur contenu et/ou par la démarche de lecture à l’œuvre ?
Pour répondre, je reprendrai les catégories des postures de lecture de D. Bucheton. Je propose la catégorie du « texte pont » comme moment où le lecteur reformule ou s’empare des enjeux du texte grâce à une référence culturelle personnelle, et la catégorie du « texte vision » comme moment où le lecteur crée son monde fictif à partir du monde lacunaire proposé par le texte, que cette vision soit imaginaire (développement des indices du textes) ou retrouvée (image connue par ailleurs et associée au monde du texte).
Qu’est-ce que cela donne par exemple sur le « Dictionnaire philosophique » ?
« Carême » : « Il est absolument nécessaire qu’ils vivent, quand ce ne serait que pour labourer les terres des gros bénéfices et des moines. » Commentaire : « Cette ironie dénonce une forme d’esclavagisme : Les pauvres paient pour les riches. ».
Cette réflexion éthique reprend la catégorie du « texte signe » de D. Bucheton que l’on pourrait dire « actualisant » : l’élève voit le texte comme un message à décoder et c’est ici l’actualisation qui permet de le découvrir. Même si l’élève n’a pas vu que cette phrase était prononcée par « un secrétaire des commandements du riche » et donc qu’elle n’était pas ironique dans sa bouche, il a perçu l’intention ironique de Voltaire. Son commentaire subjectif l’amène à une lecture experte.
« Baptême » : « L’exemple de l’empereur Constantin en est une assez bonne preuve. Voici comme il raisonnait. Le baptême purifie tout ; je peux donc tuer ma femme, mon fils et tous mes parents » Commentaire : « Ça m’évoque une réplique de Jack Sparrow dans Pirates des Caraïbes : « ce que tu dis n’a aucun sens ».
L’élève fait un pont avec une référence personnelle actuelle qui est une forme de reformulation. Par ce détour, l’élève prouve qu’il a compris l’intention de Voltaire qui veut montrer que le rituel du baptême est absurde. Cette catégorie du « texte-pont » que nous proposons ne s’avère par toujours féconde pour la lecture experte, notamment lorsque le lien avec le texte n’est pas justifié mais elle permet au moins de tisser un rapport personnel au texte patrimonial, de le rapprocher de l’adolescent parfois sceptique par rapport aux lectures imposées.
Qu’est-ce que cela donne sur La Princesse de Babylone ?
A partir du chapitre 3, un élève commente le lien fait entre l’origine sociale d’Amazan et sa légitimité à être aimé de Formosante : « C’est pas parce que ton père est pauvre que tu le seras forcément. » et « Je ne pense pas que la profession des parents d’une personne soit importante pour déterminer la personnalité d’une personne. » Cette posture de lecture du texte vu comme un « tremplin » révèle une implication du lecteur, permet une réflexion sur le merveilleux et engage à une recontextualisation.
Sur le début du premier chapitre, un élève s’interroge : « Formosante va se marier avec un homme beau et fort mais est ce qu’elle l’aime ? » L’élève se met à la place du personnage et applique ses propres valeurs aux actions de Formosante. Il est entré dans l’histoire dès les premières pages. Cette posture de lecture que D. Bucheton nomme « texte-action » est le gage d’une lecture personnelle forte, d’une adhésion à la lecture patrimoniale.
« Vous avez atteint le seuil de niaiserie autorisé, veuillez joindre les autorités compétentes pour éviter tout débordement de situation. Cordialement, La direction ». L’élève se met en dehors du texte et le juge, ce qui reprend la catégorie du « texte objet ». L’enseignant peut partir de ce jugement de valeur pour aller vers le registre merveilleux du texte qui passe notamment par l’hyperbole et les superlatifs. C’est ce que j’ai fait à l’oral lors de ce projet mais que l’on peut mener en amont d’une lecture analytique aussi. Même posture de lecture dans le commentaire suivant pour travailler sur les topoï du genre du conte merveilleux dont se sert Voltaire pour construire son conte philosophique : « Pensée de fin de chapitre : Je trouve ça inutile de faire plusieurs pages sur les épreuves alors que tout le monde sait déjà à l’avance qu’elle va finir avec l’inconnu … »
« Il était parti pour la Scandinavie ». Commentaire : « J’imagine une plaine couverte de neige, plus loin, une forêt de sapins avec, au milieu des sapins, un petit village où des maisonnettes auraient une cheminée qui fume avec une bonne odeur de pain d’épice. ». L’élève associe le toponyme à un imaginaire partagé au XXIe siècle ; elle s’empare du texte mais en même temps, il faudrait recontextualiser pour que l’élève ait conscience que son image n’est pas intemporelle.
Il s’est agi aussi de mener un véritable travail de publication d’une édition critique : comment avez-vous mené ce travail ?
Tous les élèves ont travaillé sous OpenOffice en ajoutant au texte de Voltaire des « commentaires ». L’ensemble des fichiers a été stocké sur les documents partagés de l’ENT. Le travail de publication a été divisé en plusieurs groupes, chacun ayant la charge d’une partie du livre annoté ; chaque élève/binôme/trinôme avait en effet préalablement rédigé des commentaires pour l’ensemble des chapitres. Les groupes ont été faits par affinités. Chaque groupe devait sélectionner les commentaires qui lui semblaient les plus pertinents dans un « cercle de lecture » ; les discussions ont parfois été vives pour savoir si tel ou tel commentaire était pertinent. Le critère retenu a été qu’au moins l’un des élèves du groupe d’édition devait partager la lecture de l’élève qui avait écrit le commentaire. Un travail de correction de la langue a aussi été nécessaire. Cela a été l’occasion de rappeler certaines règles entre pairs et de montrer l’utilité du soin apporté à la langue, certains relecteurs ne comprenant pas ce qu’avait écrit leur camarade. Enfin, certains commentaires ont dû être développés et les éditeurs ont demandé des précisions à l’oral pour retranscrire le propos dans les commentaires de l’édition finale. Par ailleurs, le professeur passe dans les groupes tout au long des séances pour faciliter l’appropriation du projet et de l’œuvre, pour réorienter des remarques qui peuvent devenir du « remplissage », ce que l’on peut appeler avec D. Bucheton « le texte-tâche ».
En quoi ce travail d’édition annotée constitue-t-il selon vous une piste pertinente pour l’écriture d’appropriation que les nouveaux programmes appellent de leurs vœux ?
A mon sens, le travail d’édition critique permet aux élèves de s’emparer d’un texte patrimonial de manière moins formelle que le commentaire ou la dissertation mais peut-être de manière plus durable car il permet de tisser un lien personnel avec le texte, de créer une connivence avec un auteur et/ou des êtres de papier et de déployer ses impressions de lecture sur un temps long, gage de souvenir également. En ce sens, l’édition subjective me semble être une des pistes permettant d’engager un élève à s’approprier une œuvre, à la faire sienne au point qu’il puisse en parler lors de l’entretien oral du bac, mais qu’il puisse également intégrer ce livre à sa bibliothèque intérieure.
Vous semble-t-il transférable sur d’autres œuvres ? Avec de nouvelles pistes de « traces subjectives » ?
J’ai mené cette année, dans le cadre de ma thèse sur « S’approprier une œuvre poétique par l’écriture », un projet similaire à partir de Paroles de Prévert. Le recueil étant long et le projet ayant été fait dans le cadre du cours de français en première scientifique, les élèves ont fait des groupes de 8-10 élèves pour commenter l’intégralité de l’œuvre. Pour écrire les « traces de lecture » d’une œuvre poétique, j’avais proposé de nouvelles pistes : commenter le titre du poème, recopiez une citation et commentez-la, faire une partie du portrait chinois du poème, auriez-vous aimé/pu être l’auteur de ce poème ?, une émotion/sensation/sentiment ressenti à la lecture du poème … Je pense que l’on peut faire une « édition subjective » collective pour tous les genres et à tous les niveaux de la scolarité en faisant varier les pistes de commentaires, le degré d’autonomie des élèves et le type de soutien de l’enseignant.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Sur le site lettres de l’académie de Lyon
Exemple d’édition subjective : La Princesse de Babylone
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