« Depuis les années 2000, une partie croissante des hauts technocrates de l’Education nationale s’est ralliée à l’agenda néo libéral. Le numérique et les neurosciences sont les deux piliers qui, par leur emprise, doivent servir à accentuer la pression sur les enseignants, à rogner leurs autonomies professionnelles et leurs pouvoirs d’action ». Ces quatre cavaliers de l’apocalypse pédagogique fondent particulièrement sur les enseignants depuis le retour de JM Blanquer rue de Grenelle. Dans un nouveau livre (Vers une nouvelle guerre scolaire, La Découverte), Philippe Champy met en lumière l’évolution de sa pensée politique et aussi les liens qui unissent la technostructure du ministère à une partie des neuroscientifiques et le petit noyau étatiste des acteurs du numérique. Au coeur de la tempête, l’édition scolaire, que connait bien Philippe Champy, étroitement liée aux acteurs de terrain, est en première ligne. L’enjeu de cette nouvelle guerre scolaire tient dans le mot liberté. Particulièrement la liberté pédagogique des enseignants , soumis aux pressions d’instructions de plus en plus tatillonnes, d’une évangélisation neuroscientifique et d’outils numériques qui vérifient et recadrent les pratiques, comme les évaluations nationales. L’Ecole de la confiance c’est celle de la mise sous contrôle. On l’avait compris. Philippe Champy le démontre. Ce livre est important.
Ancien ingénieur à l’INRP (l’ancêtre de l’IFé) et ancien éditeur (Retz), Philippe Champy publie un ouvrage qui marque la rentrée. D’abord par la qualité des recherches qu’il a menées pour écrire son livre. Il faut lire par exemple ce que P Champy écrit sur la genèse politique de JM Blanquer. Il montre comment ses premiers textes comme professeur de droit expliquent sa gestion ministérielle et font de JM Blanquer un macronien bien avant l’heure. Ensuite par la qualité de la démonstration. On a tous compris que les réformes menées par JM Blanquer font système. Philippe Champy montre la mécanique, ses rouages, ses acteurs. Il explique la curieuse association en France du libéralisme et du centralisme étatique. Le détricotage mené depuis 2017 mène au formatage. Pour la première fois, une action cohérente idéologique, technocratique et technologique s’en prend aux corps enseignants et à leurs libertés.
Philippe Champy revient sur les apports de son livre dans cet entretien.
Un des aspects nouveaux du livre c’est son point de vue, celui d’un éditeur scolaire. Vous révélez des aspects nouveaux sur l’institution scolaire.
J’analyse certains angles morts et j’espère aussi donner des informations méconnues sur le métier d’éditeur. Je ne suis ni professeur, ni ancien responsable au sein de l’institution Education nationale, ni chercheur en éducation, ni journaliste spécialisé, comme la plupart des auteurs intervenant sur l’Ecole. Mon point de vue dans ce livre est celui d’un éditeur scolaire, aujourd’hui retraité. Mon expérience professionnelle m’a mis évidemment en grande proximité avec les producteurs de manuels et outils pédagogiques utilisés par les enseignants, particulièrement dans le premier degré, ce qui m’a incité à faire connaître les arcanes de cet écosystème très particulier.
C’est en remarquant, tout au long de ma carrière, un certain mépris de la part d’acteurs du système pour ces outils que j’ai tenté de comprendre d’où venait leur méconnaissance et leur éloignement envers la culture de l’Ecole telle qu’elle s’incarne dans ces productions créées par les enseignants eux-mêmes. Dans ce livre, j’ai essayé de comprendre d’où venait ce hiatus entre les professionnels auteurs de manuels et des responsables qui jugent cette production, foisonnante et pluraliste, de façon négative. Comment expliquer ce décalage entre ceux qui prétendent prescrire ce qu’il faut faire et les réalités et usages du terrain ? Cela m’a amené à aborder la question de la liberté pédagogique qui est, selon moi, au cœur du sujet.
Le thème central du livre c’est l’évolution du métier d’enseignant et les dangers qui pèsent sur lui ?
C’est du moins un des thèmes que j’aborde dans la première partie et dans le dernier chapitre. Je mets en évidence la défiance croissante des hauts décideurs du système envers les manuels scolaires et leurs utilisateurs que sont les enseignants. Les hauts technocrates sont globalement mécontents de la façon dont les professeurs font leur métier. Cette critique de fond, souvent masquée dans les discours officiels, prend plusieurs formes. Les manuels scolaires servent de bouc-émissaires, mais, selon moi, ce sont les professeurs qui sont en fait visés.
Les critiques les plus ouvertes concernent les professeurs des écoles à qui on reproche les mauvais résultats de Pisa. D’où les injonctions, avec l’effet de balancier qu’on a connu ces dernières années, selon les ministres et leurs entourages. Les professeurs se retrouvent mis en cause par ceux qui devraient les soutenir, les faire évoluer et progresser.
Pour vous, l’Ecole fait face à une triple attaque, techno, neuro et néo libérale ?
En effet. C’est ce que je tente d’analyser dans les deux dernières parties de mon livre. L’attaque techno est à double face : technocratique et technologique. Les hauts responsables n’ont plus comme référence l’expérience pédagogique accumulée par le système éducatif. Une de leurs caractéristiques est d’être de plus en plus étrangers à la culture pédagogique des enseignants, notamment du primaire, qu’ils ont tendance à assimiler au « pédagogisme » des pourfendeurs déclinistes.
L’autre face de l’attaque techno est celle que mène les technophiles institutionnels qui promeuvent une vision idyllique et étatique du « numérique éducatif » et cherchent le soutien des hauts décideurs pour financer leur plan pharaonique. Se dessine une alliance bizarre entre une gestion technocratique se réclamant de l’efficacité et un discours de substitution au profit du numérique qui est présenté comme la solution d’avenir face aux difficultés scolaires. Cette alliance prône un contrôle strict sur les productions des enseignants et leurs travaux collaboratifs tout en laissant dans un angle mort le contexte géopolitique et industriel de la « révolution numérique » qui est l’œuvre des GAFAM, les vrais « seigneurs numériques ».
Plus on va haut dans le système, plus on a des responsables qui ont été d’excellents élèves et étudiants, sont devenus hauts fonctionnaires en suivant diverses filières, souvent administratives ou juridiques, mais sont éloignés des cultures pédagogiques des différents niveaux scolaires dans lesquelles ils n’ont jamais été vraiment immergés à titre professionnel. Pour eux, le métier de professeur reste identifié à un rôle d’érudit magistral. C’est ce que j’appelle le tropisme du secondaire.
Comme ces nouveaux hauts technocrates entendent dicter au système scolaire sa nouvelle ligne de conduite, ils pensent que l’expertise ne peut pas reposer sur l’expérience professionnelle des professeurs et des auteurs de manuels ou d’autres outils pédagogiques. Même s’ils sont éclairés par les recherches en éducation et en cognition comme c’est souvent le cas. Selon eux, la vraie expertise doit être scientifique et externe, en surplomb. C’est ici qu’on retrouve le courant de « l’evidence based education » (« l’éducation fondée sur la preuve »), issu du monde anglo-saxon, qui prétend pouvoir identifier les « bonnes pratiques » des enseignants à partir de comparaisons observées statistiquement, sans entrer dans une compréhension fine des mécanismes cognitifs et didactiques mettant professeurs et élèves en jeu.
C’est ici aussi qu’on retrouve les neurosciences avec la prétention de certains éminents chercheurs à dicter aux enseignants les meilleures méthodes fondées sur le fonctionnement neuronal. Ces grands chercheurs sifflent la fin du « bricolage idéologique » au profit d’une nouvelle ère de la « science de l’enseignement ».
Toutes ces attaques se déroulent sous le drapeau du néo-libéralisme. Car la vision technocratique vise aussi à ce que le système soit « amélioré » à moindre cout, qu’il soit « réformé » en laissant tomber les anciennes pratiques jugées inefficaces et dispendieuses au profit de nouvelles, à la fois moins couteuses et plus efficientes, en rognant sur l’autonomie collective des professeurs.
Que peut-on reprocher à cette alliance techno – neuro – néo libérale ?
Je dirais son dirigisme, son dogmatisme scientiste, son penchant liberticide… Sa prise de pouvoir s’accompagne d’injonctions pointilleuses et largement hors sol, comme le livret orange sur la lecture au primaire, ou diverses préconisations du nouveau Conseil scientifique qui aimerait contrôler et labelliser lui-même toutes les ressources pédagogiques en circulation.
En ce qui concerne les neurosciences, les reproches qu’on peut leur faire et que je détaille dans le livre, sont à plusieurs niveaux. Il y a d’abord un biais réductionniste sur lequel certains neuroscientifiques et cognitivistes d’ailleurs alertent. Ce biais réduit au cerveau la fonction d’apprentissage. Quand on dit : « le cerveau apprend », cela laisse entendre qu’il est le seul organe concerné par l’apprentissage, qu’il pilote seul tout le processus. Or on sait bien que les choses sont plus complexes. Je l’explique dans le livre. Dans la réalité de la classe, c’est l’élève en situation d’apprentissage qui apprend à son cerveau à apprendre, qui se et le mobilise sur des objectifs d’apprentissage qui font sens pour lui. Sans ce travail « culturel », l’apprentissage ne fonctionne pas.
Un autre biais, c’est le naturalisme. Les neuroscientifiques qui développent l’idée du « cerveau qui apprend » exercent dans un cadre professionnel biomédical, souvent d’ailleurs passé sous silence dans leur communication, à savoir le milieu de la recherche médicale et de l’industrie pharmaceutique. Pour eux, c’est le biologique qui est le facteur majeur d’explication. Tout autre facteur est considéré comme non scientifique ou mineur. Par exemple, tout ce qui relève de la psychologie sociale, des représentations culturelles, des facteurs sociétaux, est relégué très loin, ou considéré comme intégré dans le neuronal par le jeu de l’évolution darwinienne. C’est pourquoi aussi ils assimilent le métier de professeur à celui de médecin et réclament un contrôle sur les manuels scolaires du même type que celui qui existe sur les médicaments. Je développe ce point dans le livre.
Le dernier biais de ces neuroscientifiques c’est leur posture impériale. Pour eux, tout chercheur qui n’est pas publié dans une revue internationale en anglais avec comité de lecture n’a pas voix au chapitre. Cela condamne plusieurs milliers de chercheurs francophones de différentes disciplines comme si leurs travaux ne valaient rien. Derrière cette posture impériale, il y a une bagarre très matérielle pour l’accès au financement des recherches car les recherches biomédicales sont très chères.
Les échecs scolaires alimentent ces courants ?
Sans doute car la communication vers le grand public les utilise pour stigmatiser le système. La mise en scène médiatique de Pisa est éloquente à cet égard. On accuse l’école primaire de mal enseigner les « fondamentaux » et de rendre inaptes les élèves faibles. On la rend responsable des mauvais résultats aux tests internationaux. Or Pisa évalue des élèves âgés de 15 ans, soit 8 à 9 ans après le CP ! Cette communication n’a rien de scientifique. C’est un raccourci marketing destiné aux parents, justement préoccupés de l’avenir de leurs enfants, qui a été théorisée par Jean-Michel Blanquer et qu’il met en pratique tous les jours !
Les manuels scolaires et les professeurs des écoles sont au centre de cette évolution ?
Si on considère que les auteurs de manuels, qui sont des enseignants, des cadres de terrain et des universitaires pointus, proposent des outils qui ne sont pas fondés « scientifiquement », même s’ils s’appuient sur les savoirs expérientiels cumulés des professionnels et sur les résultats des recherches en sciences humaines, alors ils sont considérés comme nuisibles. Et il faut faire en sorte de « réformer », qu’il y ait une labellisation des manuels et des outils numériques, que l’Etat joue un rôle de censeur officiel. C’est le penchant liberticide actuel.
Avec cette demande de labellisation, on assiste à une remise en cause fondamentale de la tradition de liberté pédagogique qui remonte à Jules Ferry et à son directeur du primaire, Ferdinand Buisson. F. Buisson a considéré à son époque que les enseignants sortant des écoles normales étaient formés et aptes à produire et sélectionner collectivement les outils qui conviennent le mieux à leurs élèves. La liberté pédagogique telle que définie par lui recouvre plusieurs aspects. C’est d’abord une liberté éditoriale qui concernent les auteurs et leurs éditeurs. A la différence des régimes précédents, la IIIème République de 1879 ne soumet plus les manuels à une censure préalable. C’est la communauté des enseignants, au niveau cantonal, qui choisit les manuels parmi une offre libre. On a donc depuis F. Buisson une triple liberté : d’édition, de choix des enseignants et d’usage. J. Ferry le dit lui-même aux instituteurs : ce n’est pas le manuel qui fait la classe mais vous. Donc vous avez la liberté d’utiliser le livre scolaire à votre guise. Or selon moi, la tendance actuelle à la labellisation va à l’encontre de cette tradition de liberté pédagogique qui est une forme de reconnaissance des compétences et du pouvoir d’agir des professeurs, comme inventeurs et utlisateurs. Les transformer en exécutants de consignes dictées d’en haut ne paraît pas de nature à améliorer leur professionnalité !
Là-dedans, quelle est la part de Jean-Michel Blanquer ?
Jean-Michel Blanquer se situe dans le temps long de l’institution scolaire. Il a démarré sa carrière dans l’Education nationale il y a plus de 10 ans. Dans un chapitre du livre, je retrace sa vision du pouvoir en étudiant ses écrits.
Au départ, c’est un professeur de droit public, un juriste. A un moment il a décidé de faire carrière dans l’Education nationale en devenant recteur puis en montant au ministère à différentes responsabilités : au cabinet de Gilles de Robien en 2006 puis comme Dgesco sous Luc Chatel. Ses idées sur l’enseignement de la lecture ou les maths ne sont pas récentes. Son programme date d’une vingtaine d’années. Il le met en oeuvre de façon obstinée depuis qu’il est ministre.
Il a le soutien d’un groupe de neuroscientifiques et cognitivistes, qui ne représente pas l’ensemble des chercheurs du domaine ni tous les domaines de recherche, tant s’en faut. Ce sont les mêmes qui étaient déjà dans son entourage quand il était Dgesco, qu’on retrouve aussi dans l’association Agir pour l’Ecole de l’Institut Montaigne et aujourd’hui dans le Conseil scientifique du ministère. En fait l’agenda de prise de pouvoir s’est mis en place dans les années 1990 en même temps que l’avènement du numérique et le développement des neurosciences.
Pour comprendre ce qui se passe à l’Education nationale, je pense qu’il faut rapporter l’évolution de l’Ecole à celle des institutions de la République. C’est très éclairant de lire ce qu’écrivait Jean-Michel Blanquer quand il était professeur de droit public et qu’il se livrait à une analyse critique de la Vème République. Il expliquait que le Parlement (le législatif) avait peu de pouvoir, et que depuis l’élection du Président au suffrage universel direct, la nature monarchique et anti-démocratique de la Vème République était en quelque sorte neutralisée. De sorte que la responsabilité des gouvernants (de l’exécutif présidentiel, détenteur des principaux pouvoirs) était juste d’expliquer leur politique directement aux électeurs, « à la télévision ». C’est à dire de faire de la communication plutôt que de chercher à trouver des accords avec les contre-pouvoirs institutionnels (impuissants) et les acteurs de la société.
On peut dire que Jean-Michel Blanquer était donc un macronien avant l’heure puisque c’est exactement la vision des gouvernants actuels. Ils se considèrent comme des experts avec une vision fondée sur la science (économique, politique, neuro, etc.), donc indiscutable, et ils se pensent les seuls aptes à tout décider. Une fois la décision prise, il suffirait de l’expliquer au « bon peuple » pour qu’il s’aligne sur la politique définie au-dessus de lui. C’est évidemment une vision typiquement technocratique. Je cite dans le livre de nombreux travaux de sciences politiques qui expliquent cela.
Dans les écrits antérieurs à sa prise de pouvoir, Jean-Michel Blanquer montre que, pour qui veut faire carrière dans cette République à dominante présidentialiste, il est inutile de perdre son temps à militer dans un parti politique. De même, se faire élire à un échelon local pour parvenir ensuite à l’échelon national est un long détour tout aussi inutile. Il faut mieux se rapprocher au plus vite d’une équipe présidentielle pour parvenir au sommet directement. Ainsi on peut faire une vraie carrière politique sans engagement partisan affiché ni recours à l’élection, en travaillant au contact direct des milieux dirigeants.
Comment sortir des pressions exercées par ce triple courant ?
J’ai écrit ce livre pour donner des clés aux professeurs. Je n’indique pas de piste particulière. La première urgence, à mon sens, c’est que les acteurs de l’école, professeurs, administratifs, parents, associations de spécialistes, syndicats, analysent ce qui se passe, chacun à son niveau. De cette réflexion viendra peut-être la conviction qu’il faut peser sur le rapport de force en évitant de se laisser enfermer dans les traditionnels corporatismes pour éviter que les technos et les neuros imposent leurs choix. Que la liberté pédagogique, entendue comme responsabilité collective et engagement individuel, peut être un mot d’ordre commun afin que l’Ecole ne se transforme pas en un terrain d’expérimentation pour technocrates néo-libéraux et « blouses blanches ».
Propos recueillis par François Jarraud
Philippe Champy, Vers une nouvelle guerre scolaire. Quand les technocrates et les neuroscientifiques mettent la main sur l’Éducation nationale. La Découverte. ISBN 978-2-348-04062-7, 20€.