Comment regarder au cinéma les spectateurs assidus du Tour de France cycliste sans ridiculiser la folle passion de ces (vieux) adeptes ? Rendre compte des joies singulières et de l’attente partagée, capter l’enthousiasme inconditionnel pour les exploits des sportifs de ‘la petite reine’, en refusant les clichés sur la supposée vulgarité d’une foule de badauds en délire ? Méryl Fortunat-Rossi et Valéry Rosier, les deux réalisateurs belges, forts de leur expérience du petit écran, choisissent délibérément le grand, mieux adapté à l’originalité de leur programme. Loin de suivre les différentes étapes à travers l’Hexagone de la plus célèbre course cycliste du monde, les duettistes installent leur caméra aux côtés des propriétaires de camping-cars, arrêtés aux bords de la route du col d’Izoard. Sous le soleil exactement, du terrain restreint des campeurs aux vastes cieux et aux hautes montagnes, les cinéastes enregistrent avec attention et finesse le quotidien inhabituel de ces vacanciers d’un genre particulier. Résultat de l’observation au long cours ainsi menée : quelques portraits de groupes, surprenants et touchants. Des femmes et des hommes, nourris de solidarités anciennes, dépassant leur condition de retraités (modestes) par le partage d’une manifestation sportive, transportés par le même amour pour ce sport populaire. Finalement, « La Grand-Messe » n’a rien d’une célébration du cyclisme et de ses vedettes. Pareil documentaire, par sa vision incisive et subtile, à rebours des schémas dominants, élève des Français anonymes au rang de héros de cinéma, joyeux flâneurs, voyageurs immobiles, infatigables rêveurs, dans l’attente patiente et fervente du (petit) miracle d’un jour : le passage éclair du peloton.
Petites communautés de vieux fans
Ils viennent de toutes les régions pour s’installer sur les bords du parcours du Tour de France et supporter leurs champions. Plusieurs semaines à l’avance, dans un virage du col d’Izoard, sur un terre plein baigné de soleil, certains spectateurs assidus arrêtent là leur camping-car, vérifient les branchements de leur téléviseur, sortent chaises pliantes et transats, retrouvent les vieux amis et commencent à papoter, détendus, déjà attentifs aux nouvelles des étapes de la course et des surprises de son déroulement. Quelques-uns (un petit groupe de copains) profitent de la beauté des montagnes alentour –un environnement magnifié par de larges plans aériens-et entreprennent une randonnée à la découverte du sommet, tout en communiquant par portable avec une épouse attentionnée restée ‘en bas’. La plupart ne s’éloigne guère du campement choisi. En ce lieu d’élection et de rapprochement avec des connaissances de longue date, ils ont tout loisir de musarder sans bouger, de se remémorer les contraintes de leur métier, de commenter les surprises du Tour en sirotant un apéritif.
En immersion aux côtés de ces amoureux du Tour, nous sommes pris dans les rets de ce temps de vacances, ponctué d’appels téléphoniques avec les proches (qui n’ont pas fait le voyage), rythmé par le visionnage de reportages TV en direct sur la course (que nous ne voyons pas), marqué aussi par les échanges réguliers avec les voisins de caravaning. Une lenteur et une nonchalance du quotidien sous la tension permanente du moment fatidique-le passage par le col d’Izoard du peloton de coureurs. Une tension qui va crescendo au fur et à mesure du rapprochement de l’événement tant attendu.
Une montée en puissance rythmique et un échauffement des esprits que traduit la brève altercation avec de nouveaux venus. Fraichement débarqués sur le terre plein repéré comme un lieu d’observation privilégié, ces jeunes, bruyants et grossiers, aimeraient bien se tenir en première ligne au passage des cyclistes. Une prétention tardive vertement repoussée par nos patients guetteurs et premiers arrivés.
Pleins feux sur des héros anonymes du Tour
L’intimité des réalisateurs avec leurs personnages, construite au fil des repérages et du tournage, la légèreté de l’équipe et son ouverture d’esprit expliquent sans doute l’émotion et la drôlerie des portraits de groupes et d’individualités ainsi dessinés, cadrés le plus souvent en plans moyens à hauteur d’hommes. Une proximité qui contraste avec la majesté des paysages les surplombant, restituée par des plans aériens immenses et fixes (permis par l’usage original d’un drone). Loin de les anéantir, la beauté de l’environnement donne une dimension supplémentaire à la ferveur de ces drôles de spectateurs. Ainsi les cinéastes n’adoptent-ils jamais ‘le point de vue de l’hélicoptère’ surveillant le parcours des cyclistes au gré des lacets de montagne. Découpée en chapitres comme un roman d’aventures, modulée par des morceaux de musique classique –le Boléro de Ravel en particulier-, enchâssée dans un décor naturel digne d’un western, la saga éphémère des héros ordinaires de « La Gran-Messe » nous emporte, de la sympathie à l’enthousiasme jusqu’à l’ivresse fugace du dénouement tant désiré : le passage à grande vitesse des cyclistes que les fans ont à peine le temps d’encourager de la voix ou de toucher de la main, des sportifs que nous avons à peine le temps de voir.
Par un renversement radical transformant les spectateurs anonymes en acteurs de premier plan, Méryl Fortunat-Rossi et Valéry Rosier donnent une épaisseur humaine inédite à un événement sportif ultra-médiatisé, généralement représenté du point de vue des coureurs dont on vante les exploits ou fustige les manquements à la ‘morale’ du sport. Une manifestation cycliste parfois vilipendée comme un spectacle mercantile incarné par la caravane bariolée des sponsors en tous genres. Ici, le point de vue est tout autre. Sans jamais se moquer du bien-fondé de cette passion commune pour le Tour de France, les réalisateurs se tiennent au plus près du cœur battant de leurs personnages –des retraités aux origines modestes pour la plus part-. Par l’acuité de leur regard, ils font émerger le ressort profond qui anime ces derniers : le besoin de partage, le plaisir d’être ensemble, dans la tension bouleversante d’un événement hors du commun, dans l’attente fervente d’un moment exceptionnel, à des années lumière de leur quotidien. Autrement dit : nul besoin d’être des fans du Tour de France pour aimer « La Grand-Messe ».
Samra Bonvoisin
« La Grand-Messe », film de Méryl Fortunat-Rossi & Valéry Rosier-sortie le 3 juillet 2019
Prix du public, Festival international du film, Bruxelles 2018 ; sélections dans d’autres festivals : Copenhague, Prague, Montréal, Londres, Le Caire, Santa Barbara