Comment susciter dans la classe une heureuse dynamique de travail et de créativité ? Professeure de français en collège à Poissy, Aude Dubois s’est faite urbaniste pédagogique ! Elle a créé une ville virtuelle, Hermésy, qui dispose de tous les services d’une ville ordinaire. Ses élèves sont invités à y réaliser des missions : aider un magasin à développer ses stratégies commerciales à la lumière du roman « Au Bonheur des dames », créer une affiche publicitaire pour une agence de voyage, imaginer une œuvre de Land Art, écrire la lettre d’Apollon qui s’inquiète pour la filière lutherie, réaliser un audioguide pour le musée … Bilan : la scénarisation offre « un cadre structurant pour des fictions qui donnent sens et visibilité aux tâches menées », « le monde réel entre dans l’école, mais avec la distance sécurisante du jeu », la ville peut même devenir un espace où partir à la découverte de métiers pour travailler son projet d’orientation. Le projet a été présenté au « Congrès des classes inversées et des pédagogies actives » fin juin à Paris.
Comment est né ce projet fou de créer une ville virtuelle à but pédagogique ?
« Flanders Lane », conçue il y a plusieurs années déjà par le très inventif Sébastien Lefranc en anglais, et le serious game collectif absolument stupéfiant de « Survive on Mars », sont deux projets absolument « fous », qui ont exercé sur moi une véritable fascination, et se sont révélés une source de réflexion et de défi à ma propre créativité, en une saine émulation qui stimule l’inventivité.
Ces projets m’ont profondément interpellée car ils entraient en résonance avec certaines de mes stratégies, mais constituaient des réponses à des questions que je me posais, auxquelles je n’avais, moi, pas encore trouvé de réponses ! En effet, je m’efforce le plus souvent de pratiquer le story telling, c’est-à-dire la scénarisation des cours, afin que les points étudiés s’ancrent pour les élèves dans une trame fictive qui facilite leur appréhension et stimule l’intérêt, l’attention, la curiosité. L’apprentissage par la fiction offre des bénéfices absolument innombrables. Mon quotidien en classe m’en a convaincue depuis des années déjà.
La difficulté que je rencontrais était que mes scénarios étaient absolument indépendants les uns des autres. Chacun fonctionnait de façon autonome, et ne durait que le temps de construire l’apprentissage. Une trame, un fil, une cohérence d’ensemble me manquaient de plus en plus.
C’est alors qu’a émergé l’idée d’une ville qui servirait de vivier à des missions, des activités, qui seraient toutes d’autant plus signifiantes qu’elles s’inscriraient dans le réel, bien que fictif.
Que trouve-ton dans votre ville d’Hermésy ?
Ma ville virtuelle d’Hermésy, placée sous l’égide du dieu Hermès – divinité aux multiples facettes, très utile pour orienter nos projets – dispose de tous les services d’une ville ordinaire : Poste, mairie, office du tourisme, écoles, musée, commerces, entreprises, presse… Ce qu’elle offre en plus d’un point de vue pédagogique est de proposer un nombre illimité de scénarios réalistes, qui permettent à des élèves curieux et intéressés de résoudre des difficultés ou de réaliser des missions, donc de donner du sens, une finalité, et une perspective professionnelle à leurs apprentissages.
Techniquement, comment amenez-vous les élèves à s’approprier un tel espace pédagogique et les missions qu’ils ont à accomplir ?
Sur le plan numérique de la ville, je place des repères dont chacun indique un lieu qui va servir de cadre à la mission du jour. Chaque repère, interactif, ouvre sur des ressources. Le plus souvent, il s’agit d’une capsule vidéo assez brève que je crée : l’avatar d’un Hermésien y expose les critères de réussite de la tâche à accomplir. Bien sûr, il me faut des voix pour incarner ces personnages. Alors, dès que je le peux, j’exploite celles de mes collègues de bonne volonté ! C’est ainsi que la voix masculine de mon collègue d’E.P.S. fait des merveilles ! Cela amuse aussi mes élèves, qui tentent toujours de reconnaitre quel enseignant se cache derrière tel avatar… Je me réjouis de pouvoir ainsi ouvrir les portes de la ville à mes généreux collègues.
Pour notre dernière mission, la Journée internationale de la forêt du 21 mars, la ville entière d’Hermésy s’investit, puisque de nombreux projets sont proposés par les différents secteurs de la ville, qu’ils soient à l’oral, à l’écrit, en images et en sons, ou artistiques. Les élèves peuvent créer une oeuvre de Land Art pour le Jardin d’Art, créer une déclaration du droit des arbres ou la lettre d’Apollon qui s’inquiète pour la filière lutherie, pour le dossier « arbre » du journal, un audioguide pour le musée, des poèmes à enregistrer oralement, les sons de la forêt à enregistrer… Ils ont le choix, pourvu qu’ils en réalisent au moins trois, dont un écrit et un oral. J’ai donc mis à leur disposition un diaporama interactif enrichi de toutes les ressources nécessaires. Et après l’avoir découvert en commun sur grand écran en classe et l’avoir explicité, ils ont pu y accéder chez eux librement pour naviguer à travers tous les projets et sélectionner ceux qu’ils souhaitaient mener. Je m’efforce autant que possible de restituer aux élèves le choix de leur propre parcours, le plus souvent possible.
Ces outils numériques permettent déjà de faire fonctionner pleinement notre monde virtuel, mais j’aimerais, à terme, parvenir à créer un outil que chaque élève pourrait manipuler en toute autonomie, pour sélectionner ses missions. Mais je n’en suis pas encore là…
Comment utilisez-vous Hermésy pour travailler plus particulièrement les compétences et connaissances propres au français ?
Hermésy est un outil exceptionnel pour contribuer à développer les compétences, elle rend signifiantes et utiles les tâches qui sont confiées aux élèves et sert de support idéal aux tâches complexes.
Prenons un exemple : mes élèves de 5ème, dans une classe équipée d’iPads, incarnent le rôle des employés de notre agence de communication. Leur employeur, Côme Hunikan, leur donne pour mission de créer une affiche publicitaire numérique enrichie pour l’agence de voyage « L’Appel de l’inconnu » que vient d’ouvrir Taka Viziteh, Les élèves, en groupes, doivent créer un support numérique pour l’affiche, choisir des images libres de droit, insérer les Licence Creative Commons, un slogan… Ensuite ils enrichissent cette image avec des enregistrements audio qu’ils doivent rédiger puis interpréter avec conviction, comme des témoignages de touristes satisfaits par exemple. Chaque affiche numérique est ensuite insérée sur le site de notre ville virtuelle, que j’ai créé pour diffuser les travaux des élèves. Chacun sait ainsi que sa responsabilité est grande puisque son travail sera visible de tous : l’exigence d’une orthographe maitrisée prend alors tout son sens… Suite à ce travail, chacun porte un regard distancié et plus éclairé sur les publicités du quotidien, développant ainsi son esprit critique de citoyen consommateur. On le voit, la complexité d’une semblable tâche offre des axes de renforcement pour de nombreuses compétences. Bien sûr, de tels projets peuvent parfaitement se construire sans le support de la fiction d’une ville virtuelle ; néanmoins, la scénarisation ajoute une légitimité à l’activité, lui insuffle un surcroit de sens, dévoilant son caractère nécessaire, si souhaitable à l’engagement des élèves.
Autre exemple en classe de 4ème. Un nouvel Hermésien, Paco Merçant, vient d’ouvrir son magasin de vêtements, « la Foire aux Fringues ». Malheureusement, les clients boudent la boutique, et son chiffre d’affaire fait triste mine. Or, il a accepté de recevoir pour une semaine un élève de 3ème durant son stage d’observation. Ce dernier explique à Paco qu’au collège, en français, sa classe a étudié un roman étonnant du XIXème siècle, qui révèle des stratégies commerciales très efficaces : Au Bonheur des dames, de Zola. L’élève est même sûr d’avoir entendu dire que certaines grandes écoles de commerce le font lire aux étudiants. Paco est convaincu, il doit étudier attentivement ce roman pour en extraire des stratégies efficaces qu’il pourra appliquer dans son magasin. C’est la tâche qui incombe aux élèves : repérer les stratégies commerciales qui émergent au XIXème siècle, en retrouver des applications dans les pratiques modernes, identifier les profils des différentes clientes, et… aider Paco Merçant à trouver un meilleur nom pour son magasin !
Quels vous semblent les intérêts d’un tel dispositif d’apprentissage ?
Le premier intérêt est pour l’enseignant : aucun risque de s’ennuyer ou de se lasser avec un tel outil. La créativité peut s’exprimer sans limite ! C’est donc avant tout une possibilité de renouveler son intérêt, son envie, son enthousiasme, sa joie d’enseigner. C’est amusant. J’aime qu’enseigner et travailler riment avec s’amuser. Et l’avantage, c’est que cette rime fonctionne aussi pour les élèves ! Eux aussi sont plus curieux, plus investis.
En second lieu, Hermésy offre un cadre structurant pour des fictions qui donnent sens et visibilité aux tâches menées. Quand les élèves doivent écrire, ils ont une raison de le faire, un but, un destinataire. Ils seront lus. De plus, le réalisme des scénarios suscite leur intérêt en ce qu’il leur parle du monde réel, qui entre, d’un coup, dans l’école, mais avec la distance sécurisante du jeu. Il n’est pas rare que les élèves fassent des liens entre la mission à mener et ce qu’ils savent de la vie professionnelle de leurs parents par exemple.
Ils découvrent aussi quelques enjeux professionnels : les 5ème ont pu aider une stagiaire d’Hermésy à obtenir son C.D.I. grâce à une mission longue et difficile qu’ils ont dû résoudre. Ce projet permet d’entrer progressivement dans une ouverture aux différents secteurs et métiers : start up, maison d’édition, propriétaire d’un petit café de quartier, banquier, formatrice en institut de langue, Utubeur… J’aimerais, à terme, inscrire dans le scénario d’Hermésy une découverte des métiers rencontrés.
Vous animez aussi un blog d’enseignante, « Les joies de l’erreur » : que trouve-t-on sur votre site ? Pourquoi vous semble-t-il important pour une enseignante de 2019 de faire vivre aussi sa pédagogie en ligne ?
Ce blog est né d’un besoin de partage. Le partage d’une conviction d’abord, celle, comme l’indique le titre « Les joies de l’erreur », que l’erreur est une chance, une richesse que l’élève, ou l’enseignant, s’offre et offre au groupe d’approfondir les apprentissages, qui oblige à avancer plus loin, plus précisément, sur les voies de la compréhension et de la découverte. C’est évident en sciences, mais en lettres aussi la stratégie d’apprentissage par essai et erreur permet l’exploration des compétences et leur approfondissement. La conviction aussi qu’une « réponse attendue » ne constitue pas forcément le meilleur accès au savoir, au contraire parfois des réponses multiples et inattendues, qui jaillissent de l’inventivité des élèves – et des enseignants – dès lors que la liberté du raisonnement divergent leur est octroyée, qui renouvelle et éclaire les questionnements qui ne questionnent plus.
En second lieu, une exigence s’est imposée : rendre un peu de ce qui m’avait été offert par d’autres enseignants généreux et créatifs, comme l’inventive Marie Soulié, qui m’ont permis de progresser et de m’autoriser à inventer, en m’auto-formant sur leurs sites et ressources. Passer le relais s’est traduit par la diffusion, à mon tour, de mes projets à destination de collègues curieux sur « Les Joies de l’erreur ». J’essaie d’y proposer les informations que je souhaite trouver lorsqu’un projet m’intéresse chez un collègue, de façon détaillée, comme le contexte, les objectifs, le dispositif précis, les réussites ou les difficultés rencontrées, mais aussi les outils numériques utilisés, ce que je trouve essentiel pour permettre à chacun de s’approprier, par le partage horizontal, ces outils et pratiques nouvelles. Je mets aussi le plus souvent à disposition les ressources que je crée ; elles sont sous Licence Creative Commons, pour permettre à tout collègue désireux de les utiliser de pouvoir le faire, en ne perdant pas un temps précieux à construire ce qui l’a déjà été, mais au contraire à apporter une pierre supplémentaire à l’édifice collectif de nos pratiques.
Enfin, un dernier besoin s’est fait jour, exigeant, impérieux : l’envie de partager ma joie, l’immense joie que me procure ce métier, ces activités que nous partageons avec nos élèves, nos émerveillements face à leurs réussites, à leurs erreurs passionnantes, à leurs enthousiasmes, à cette si désirable sensation d’harmonie qui nous envahit lorsque « ça » marche, que le dispositif savamment préparé fonctionne et permet à chaque enfant de se réaliser davantage ! Cette joie est parfois si intense qu’elle exige d’être exprimée, dite. Quel meilleur moyen de le faire qu’en partageant mes pratiques avec des collègues qui, comme moi, sont en quête ?
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Le projet « Flanders Lane » dans Le Café pédagogique