Comment une chanteuse noire et transsexuelle de la scène funk brésilienne transforme-t-elle son art en geste de résistance au pouvoir machiste et réactionnaire ? De quelles manières gagne-t-elle chaque jour la liberté de créer et d’aimer? Lorsque Claudia Priscilla et Goifman, réalisateurs habitués à travailler en duo, découvrent en concert Linn da Quebrada, ils tombent immédiatement sous le charme de la belle rappeuse combattante. Ils décident alors d’en faire l’héroïne de leur prochain documentaire et proposent à l’artiste hors normes de participer au processus de création. Par le croisement des séquences musicales électriques et des shows provocateurs en public avec des moments d’échanges affectueux ou de rencontres amicales avec les proches –mélange enrichi d’images d’archives personnelles-, se dessine sous nos yeux le portrait à la fois professionnel et intime d’une rebelle opposée aux genres figés et autres assignations identitaires. Grâce à la caméra bienveillante des deux cinéastes admiratifs, « Bixa Traversty », porté par la fougue de sa star d’exception, elle-même galvanisée par l’audace de Jup do Bairru (complice sur scène de Linn), frappe aussi par sa puissance de feu. Dans un pays, le Brésil, où ‘le machisme est officiellement de retour et le racisme désormais institutionnalisé’ (comme le soulignent les auteurs), la lutte rageuse et joyeuse de l’enfant noir des favelas, devenu figure singulière de la scène funk de Sâo Paulo, affiche ouvertement le droit d’aimer, la liberté de créer. Ainsi l’exposition provocante du corps féminin de Linn, dans son art comme dans sa vie, recèle les germes de la subversion politique : « Bixa Travesty » s’impose à nous comme le témoignage, dérangeant et énergique, des jeunes oppositions à la gouvernance liberticide et homophobe du nouveau président Jair Bolsonaro.
Artiste hors normes, facettes multiples
Sur une scène de Sâo Paulo, devant des spectateurs enflammés, les prestations de Linda da Quebrada, artiste afro-brésilienne, tiennent autant du concert, de la performance (chant, danse) que du meeting politique. Corps longiligne à l’allure féminine vêtu d’un corset ajouré, main droite munie d’un gant géant aux longs doigts métalliques, la jeune rappeuse transsexuelle choque d’emblée le public par son physique au look glamour et inquiétant. ,Avec Jup do Bairro, une chanteuse noire à la corpulence imposante, à la douceur contrastant avec l’exubérance de sa partenaire, le courant passe et les duettistes martèlent sous des rythmes funk les chansons de lutte, composées ensemble, violemment anti-machistes, invitations ouvertes à dépasser les genres et à se réinventer. Des paroles ‘révolutionnaires’ portées par la voix chaude et sensuelle d’une star troublante.
Une entrée en matière un brin spectaculaire à laquelle ce documentaire exceptionnel ne se réduit heureusement pas. Ecrit et réalisé avec la protagoniste, le film prend parfois la forme d’un autoportrait tant son actrice s’y implique sincèrement et s’y expose sans ménagement. Rencontres affectueuses avec les amis (de création et de lutte), effusions sans retenue et manifestations de tendresse avec la mère, voix off de Linn elle-même commentant des photographies ou des lieux revisités de son enfance (les quartiers pauvres de Sâo Paulo) nous ouvrent les portes d’un autre univers cher au cœur de Linn. Et qui constitue le socle fondateur d’une existence déterminée par le sort réservé aux minorités ethniques et sexuelles par une société patriarcale dans un contexte politique profondément réactionnaire. Aucune plainte ni complaisance dans les ‘confidences’ de cette héroïne farouche. Ainsi finit-elle par confier aux deux réalisateurs des images privées (archives tournées avec son téléphone portable) d’un genre particulier. Hospitalisée et traitée pour un cancer, elle met alors la maladie à distance et se fait filmer, à l’insu des infirmières, en un happenning hilarant, peu respectueux de la bienséance inhérente au lieu.
Forme hybride, film-manifeste
Shows en direct, scènes intimes, archives personnelles se conjuguent pour approcher la complexité d’un être humain hors normes et qui se proclame comme tel. Par sa forme hybride, le documentaire empathique épouse la démarche (sexuelle, esthétique, politique) revendiquée par une héroïne toujours en devenir, en train de réinventer sans cesse sa propre vie. Malgré les anciennes blessures que nous devinons, les discriminations que nous savons, Linn da Quebrada, sous le nom de scène qu’elle s’est choisi, compose, écrit, chante, danse, crée et repousse les limites des genres et des conventions de toute nature. Même s’il n’évite pas toujours le piège du narcissisme, le portrait tendre et cruel de la rappeuse brésilienne, noire, transgenre et drôle de star, propose à notre imagination un espace inédit où découvrir de nouvelles possibilités de transformation engendrées par la présence de la caméra. Linn en effet n’est pas du genre à rester les deux pieds dans le même sabot. Constamment elle communique son énergie d’artiste aux talents multiples, sa fougue de combattante en faveur de la liberté de créer et la joie d’aimer. Face aux intolérants de tous poils, il n’est pas interdit de l’imaginer en figure de proue de la lutte des minorités opprimées, dépouillées de toute protection juridique, et de louer un courage et une générosité, vantée par l’héroïne de « Bixa Travesty » en ces termes ironiques : ‘Tout le dérangement est pour vous. Tout le plaisir est pour moi !’.
Samra Bonvoisin
« Bixa Travesty », un film de Claudia Priscilla et Kiko Goifman
Prix du meilleur documentaire, Festival de Berlin & Festival du film latino-américain de Biarritz 2018 ; autres sélections, Festivals de Carthagène, Toronto, New-York, Brasilia, Valence