Qui se soucie encore de Lucie, vieille paysanne ardéchoise, morte il y a près de dix ans ? Comment faire revivre à l’écran son mode de vie, simple et difficile, totalement lié à la nature, irrémédiablement attaché à une agriculture manuelle d’un autre temps ? Sophie Loridon, alors réalisatrice débutante, fascinée par cette lointaine cousine âgée de 92 ans qu’elle connaît depuis l’enfance, rêve de la filmer. Elle est en effet persuadée que l’histoire singulière de Lucie appartient au ‘patrimoine immatériel de la région’. Sandro Lucerna, chef-opérateur, vainc les réticences de son amie et propose de tenir la caméra pour capter les échanges entre les deux femmes, reliées par une tendre complicité. Du tournage au long cours –au rythme des saisons de 2008 à 2009-, avec une équipe légère et attentionnée, surgit un documentaire instructif et émouvant. « Lucie, après moi le déluge » dessine à la fois le portrait tonique et malicieux d’une personnalité attachante et fait renaître un temps de l’agriculture et du rapport des hommes à la terre aujourd’hui disparu. Grâce à la détermination de Sophie Loridon, réalisatrice et auto-productrice, le film, déjà auréolé du succès public et critique rencontré lors de projections organisées en régions, sort en salles. Un document rare à ne pas manquer.
Paysanne ardéchoise jusqu’au bout de la vie
Regard plissé, sourire en coin, visage sculpté de rides profondes, une vielle femme savoure un repas chaud devant une assiette fumante. Dans la minuscule pièce d’une petite maison en pierre, située à 1 000 mètres d’altitude, sur le plateau du Vivarais, voici Lucie, née en 1916 ici même, dans cette demeure. Seule, depuis la mort en 2002 de sa sœur Vasthie avec laquelle elle a tout partagé, la paysanne mène la même existence sans eau courante ni commodités. Un poêle pour la cuisine, l’eau froide du bassin pour la toilette et une cheminée pour le chauffage. Nous la retrouvons d’ailleurs installée devant le feu en train de chanter un extrait d’un poème de Jean Richepin : ‘Et le vieux bois gémit d’une voix monotone. Il dit qu’il était né pour vivre dans l’air pur. Pour se nourrir de terre et s’abreuver d’azur… ‘.
Ni regret ni nostalgie dans le témoignage de cette paysanne attachée, comme le bois, à sa terre natale nourricière. Lucie travaille en effet aux champs très tôt pour assurer sa subsistance sans le secours d’un mari. Elle apprend à tout faire : s’occuper des bêtes autant que de faucher et rentrer le foin. Des activités lourdes, une existence rustique, dépendant des alea de la nature et du rythme des saisons. Une vie simple, à l’écart des évolutions techniques de l’agriculture, préservée des tentations consuméristes, loin des révolutions technologiques (en matière de communication notamment). Elle veut bien cependant, sous nos yeux, observer d’un air amusé à quoi ressemble ce un ordinateur.
Sensible à son environnement originel, Lucie n’en est pas moins liante et ouverte aux autres. Un couple d’âge mûr, découvrant son existence à l’occasion d’une marche, multiplie les visites régulières à la vieille dame solitaire et s’efforce d’assurer un relais avec des plus jeunes susceptibles eux aussi de l’aider pour les courses et d’échanger fructueusement avec elle. A ce titre, nous comprenons l’intérêt de la jeune documentariste à ses débuts lorsqu’elle se lance (avec Sandro Lucerna à la caméra) en 2008 dans la réalisation de ce travail de longue haleine qui dure près d’un an en compagnie de Lucie, alors âgée de 92 ans (et qui meurt quelque temps après la fin du tournage).
Renaissance d’un monde rural disparu
Fidèle à la méthode chère à Raymond Depardon, Sophie Loridon n’hésite pas à entrer dans le champ de la caméra afin de favoriser la franchise et la liberté de parole du sujet filmé (le choix des silences aussi) par son écoute attentive et sa proximité affectueuse. Le dispositif léger, la durée du tournage et la disponibilité de l’équipe portent leurs fruits. Peu à peu se précisent les contours d’une personnalité forte et d’un destin singulier forgés par l’attachement forcené à la nature et le passage irréversible de l’agriculture manuelle à la mécanisation et autres technologies caractéristiques des ‘temps modernes’.
D’autres images utilisées par la réalisatrice aident Lucie à réactiver ses souvenirs et recréent pour nous aussi les us et coutumes d’une époque révolue. Ainsi Lucie en voix off commente-t-elle avec des rires étouffés des photographies en noir et blanc de plusieurs jeunes hommes qui lui ont vainement fait la cour. ‘Et celui-là ?’ demande Sophie en montrant le cliché d’un beau garçon en uniforme. –‘C’était du temps où il était un peu rapia’. -’Tu as bien fait de ne pas l’épouser !’ conclut la réalisatrice qui n’en apprendra pas davantage sur le célibat de son interlocutrice. Dans un autre registre, les séquences en couleurs tournées en super 8 en 1977 par le grand-père de la réalisatrice font revivre les regroupements d’hommes autour de la batteuse du village, signes des méthodes alors utilisées pour les travaux des champs (et qu’a connues Lucie elle-même) et les solidarités nouées entre paysans des hameaux voisins.
A sa manière, pleine de pudeur et d’humanité, « Lucie, après moi le déluge » nous offre le portrait vivifiant d’une vieille paysanne amoureuse de son pays natal et qui goûte sans amertume chaque minute de l’existence qu’il lui reste à vivre. Ce documentaire d’une grande justesse, accompagné en douceur par la partition originale du musicien Hugues Laurent, par la plongée temporelle dans une France rurale aujourd’hui engloutie, questionne également le rapport à la nature et à l’environnement de nos sociétés à l’heure des échanges planétaires et de la croissance dévastatrice.
Samra Bonvoisin
« Lucie, après moi le déluge », un documentaire de Sophie Loridon-sortie le 5 juin 2019