Le numérique est une révolution de l’écrit. C’est dire si les transformations en cours touchent au premier chef les professeur.es de français. Comment en particulier enseigner désormais la littérature, cette représentation livresque de l’écriture ? Pour ce faire, c’est-à-dire pour réconcilier les supports, les cultures, les générations, les enseignant.es de lettres ont assurément un devoir d’imagination, qui est un devoir de continuité plus encore que de rupture. C’est ce à quoi nous appelle un récent ouvrage, coordonné par Magali Brunel, François Quest et Jean-François Massol : « L’enseignement de la littérature avec le numérique ». Un ouvrage passionnant, stimulant, riche de bien des expériences, des réflexions, des questions : faut-il enseigner la lecture sur écran ? à quoi servent les manuels numériques ? comment réinventer les pratiques scolaires de la littérature ? et si on allait jusqu’a enseigner la littérature numérique ?
Lire sur écran
L’ouvrage éclaire bien des transformations en cours : le développement d’une lecture délinéarisée, dynamique, interactive, immersive, participative, « prédatrice » même ; le renforcement de l’articulation lecture-écriture ; l’engagement du sujet lecteur et scripteur à travers des activités (re)créatives ; la réorganisation du temps, de l’espace et des modalités de travail, notamment vers des dispositifs plus collaboratifs …
Il y a là bien des compétences nouvelles, et diverses, à développer chez les élèves : des compétences de manipulation, de compréhension, d’interprétation, de création. Car la lecture numérique (« savoir lire de manière non linéaire ») ne va pas de soi et peut même paraitre plus complexe que la lecture sur papier. Il s’agit par exemple d’apprendre à « naviguer ». Les liens hypertextuels obligent « le lecteur à lire sa propre lecture : pendant les quelques millièmes de seconde où il hésite entre l’activation ou non d’un lien hypertextuel, il ne lit pas le texte lui-même, mais se concentre sur sa décision » (Alexandra Saemmer). Le choix de cliquer ou non sur une icône ou sur un lien requiert d’anticiper la signification du geste, d’en connaitre les éventuelles conséquences, de réfléchir à sa stratégie de lecture. « Sur le papier, les mots sont stables dans l’espace », ce qui facilite l’appréhension et la compréhension du sens ; sur le support numérique, la fragmentation, la mobilité, la textualité multimodale peuvent tout à la fois séduire et gêner le lecteur, enrichir et obscurcir le message : c’est dire s’il importe de développer la maitrise de ces nouvelles circulations, d’apprendre à hiérarchiser et à relier, de « former les jeunes générations à l’attention ».
Utiliser les manuels numériques ?
Les manuels numériques changent-ils la donne de la didactique du français ? Bien peu, constatent Ana Dias-Chiaruttini et Nathalie Salagnac. Certes ils permettent d’enrichir les ressources documentaires proposées, notamment par des contenus multimédias et des hyperliens, vers des sites le plus souvent institutionnels. Mais « force est de constater qu’il n’est pas proposé aux élèves de créer des sites, des blogues, des sagas MP3, MP4 », « les sites des éditeurs ne mettent pas non plus les élèves en réseau et ne favorisent pas les écritures collectives », « l’e-littérature est pour l’instant exclue de ces supports », « nous n’observons aucune modalité d’interactivité avec le texte comme l’espace d’écriture de marginalia, ou encore l’enregistrement de commentaires sonores ou encore la collection d’écrits de réception partagée au sein de la classe », « l’exploitation qu’offrent des projets innovants et expérimentés, comme i-voix, n’est pas proposée au sein des manuels qui conservent les chemins balisés de la tradition scolaire. »…
Ou réinventer les pratiques scolaires de la littérature ?
L’ouvrage éclaire des dispositifs de travail variés qui montrent combien le numérique est susceptible de transformer bien plus profondément à l’Ecole les pratiques de lecture et d’écriture. Jacques Crinon, Georges Ferone, Patricia Richard-Principalli, Brigitte Marin montrent combien l’utilisation d’une base de données de textes littéraires (Scripertexte) peut aider les élèves à développer leurs compétences de rédaction. Magali Brunel montre combien il est possible et formateur de présenter aux élèves un texte littéraire en version numérique pour les inviter à le manipuler et le réécrire, à se l’approprier et dialoguer avec lui. Le dispositif favorise le développement de compétences d’écriture littéraire, c’est-à-dire la capacité à produire des « interventions langagières » en relation avec « une intention esthétique » et « un effet émotionnel » à produire chez le lecteur. Le correcteur orthographique joue même ici un rôle bénéfique tant il permet de dépasser la peur d’écrire de manière erronée, tant certains élèves enfin osent écrire.
Parce qu’« on écrit aujourd’hui de plus en plus consciemment sous le regard des autres », Anne Marie Petitjean relate des expériences d’écriture collaborative sur pad au collège et au lycée, les difficultés aussi des enseignant.es à « faire évoluer leurs repères didactiques en fonction des potentiels offerts par la machine (les traces génétiques du processus rédactionnel) et en fonction des particularités stylistiques et des comportements rédactionnels de leurs élèves ». Et elle conclut : « Sans doute faut-il en appeler à de nouveaux paradigmes didactiques pour sensibiliser les enseignants, en formation continue aussi bien qu’initiale, aux mutations en cours dans l’appréhension des activités rédactionnelles sur le net. » Sont ainsi à mieux prendre en considération : « la préséance du processus sur le produit », « la culture de la participation », « l’avènement du multimodal comme principe sémiotique », « l’alliance de la composition et de son éditorialisation dans un même geste d’écriture ».
Frédérique Longuet présente et analyse une expérience menée avec des étudiant.es de l’ESPE Paris-Sorbonne en 2016-2017 : il s’agissait de « permettre à un groupe interdisciplinaire non spécialiste de la littérature, sans formation préalable au numérique, de concevoir collaborativement et de manière réflexive de la poésie numérique, dans un court laps de temps ». Plusieurs projets de « transmédiation » ont ainsi été lancés : adaptation et exploration via Facebook de « L’invitation au voyage » de Baudelaire ; réécriture S+7 de « L’albatros » avec mise en image ultérieure pour faire de l’écran « un espace d’immersion onirique » ; enrichissement via Genially du « Pont Mirabeau » par des marqueurs-fenêtres reconstruisant dans le vif du texte la liaison entre Apollinaire et Marie Laurencin ; réécriture de « Plume » d’Henri Michaux via le logiciel de programmation Scratch. L’expérience menée est édifiante. Elle témoigne de l’intérêt de construire une culture des pratiques transformatives : « l’œuvre littéraire devient un espace d’exploration et d’expérimentation sémiotique, duquel de nouveaux mondes imaginaires vont émerger sur de multiples médias. » Non seulement il y a le plaisir créatif et interprétatif d’une « sémiose » (« mouvement du signe vers le surgissement d’un nouveau signe »), mais se développe une nouvelle perception de l’œuvre comme « un bien commun partagé, un matériau ouvert à tous ». Et se constituent des communautés de pratiques par l’expérience de la créativité : « les poèmes deviennent des interfaces pour agir, créer, penser et accroitre ses propres références collaborativement ». Frédérique Longuet nous invite a mettre en œuvre de semblables démarches dans les classes comme dans la formation des enseignant.es : « Il nous semble indispensable de développer des dispositifs didactiques créatifs dans lesquels les élèves peuvent faire usage de leur pouvoir transformatif pour devenir des citoyens acteurs culturels et non pas de simples consommateurs d’objets numériques. »
Et si on enseignait aussi la littérature numérique ?
Fictions hypertextuelles, poèmes animés, créations hypermédiatiques, textes interactifs, littérature générative, productions collaboratives, carnets web d’écrivain.es… : les expérimentations littéraires de la « littérature numérique » sont aujourd’hui nombreuses et accessibles en ligne. Elles tentent d’exploiter les possibilités de la technique (textualité multimodale, animation textuelle, hypertexte, interactivité…) pour inviter à de nouvelles circulations, pour faire de la lecture une actualisation de l’œuvre et une performance du lecteur. Il s’agit là souvent d’œuvres résistantes ou sidérantes, qui ne sont pas étouffées, écrasées par la glose scolaire : elles offrent aux élèves bien des plaisirs, de manipulation, d’interprétation, d’interrogation sur ce qu’est la littérature, de remise en cause des classifications génériques de la littérature par l’Ecole. Et si on offrait aux élèves la chance d’y naviguer ? Et si on en faisait, dans la classe, un voyage de l’imaginaire, de la sensibilité et de l’intelligence ? Et si on apprenait à restituer à cette navigation un cap, et un sens ?
Serge Bouchardon livre sur le sujet de fécondes propositions pour inciter les professeur.es de lettres à intégrer la littérature numérique dans leur enseignement. Les enjeux, rappelle-t-il, sont essentiels : « développer des éléments de littératie numérique pour former des citoyens qui ne soient pas de simples alphabétisés du numérique (maitrise instrumentale des outils), mais bien des lettrés du numérique (posture réflexive et usage éclairé) », « réconcilier culture et technique », « penser le numérique non plus seulement comme moyen, mais comme milieu », c’est-à-dire « ce qui est à la fois autour de nous mais aussi entre nous », « comme notre nouveau milieu d’écriture et de lecture. »
Au final, le numérique force bel et bien l’enseignant.e de lettres à s’interroger non seulement sur ses supports et méthodes d’enseignement, mais sur l’objet même qu’il enseigne et sur les finalités de son travail. Voilà qui assurément nous déstabilise. Voilà qui peut générer des réactions, individuelles et collectives, de peur et de repli, ce dont témoignent probablement les nouveaux programmes de français au lycée. Voilà aussi qui constitue une chance et un défi : le numérique offre aux enseignant.es et aux élèves, dans un même temps historique, la liberté, la conscience, le pouvoir de participer à une aventure collective, celle de la classe, vécue comme une communauté apprenante, y compris d’expérimentation, celle de la culture, un bien commun sans cesse à transmettre et à réinventer, y compris au cœur de l’Ecole.
Jean-Michel Le Baut
« L’enseignement de la littérature avec le numérique », Magali Brunel, François Quet, Jean-François Massol, Editions Peter Lang – Collection TheoCrit, ISBN :978-2-8076-0648-7
Sur le site de l’éditeur
Supports d’une conférence donnée sur le sujet à la Bibliothèque nationale de France le 21/03/19 dans le cadre de la Journée Interacadémique des professeur.es-documentalistes