« De quelles connaissances pensez-vous avoir besoin pour étudier cette œuvre de Maupassant ? Quelles activités pourrions-nous mener autour de cette nouvelle ? Quels extraits de Boule de Suif vous semblent intéressants à analyser ? …» : voici quelques-unes des questions posées par Céline Dunoyer à ses 2ndes du lycée Schuman à Charenton-le-Pont dans l’académie de Créteil. La séquence se construit à partir de leurs réponses et les élèves se lancent alors, en groupes, dans le travail sur l’œuvre : ils mènent les recherches nécessaires, étudient les textes choisis, réalisent des productions créatives, partagent leurs travaux à l’oral et en ligne. La séquence montre comment, en français aussi, on peut adopter une démarche de « classe inversée » ou de « classe accompagnée » : les élèves sont conduits à faire la classe, à concevoir la séquence et à se mettre à la tâche ; l’enseignante cesse de faire cours pour mener un précieux travail d’accompagnement. Eclairages sur les modalités, les difficultés et les intérêts du dispositif…
Vous avez utilisé une démarche de « classe inversée » pour aborder une œuvre de Maupassant : pouvez-vous expliquer ce que vous entendez par cette expression de « classe inversée » ?
Le concept de « classe inversée », dont on parle beaucoup depuis quelques temps déjà, est à la fois complexe et simple à appréhender. Souvent, par « classe inversée » on entend une inversion des modalités de travail : ce qui était fait en classe (le cours pour être schématique) est désormais fait à la maison et ce qui était fait à la maison (essentiellement des exercices) se fait désormais en classe. Ce n’est pas tout à fait ce que j’ai fait pour ma part. Le concept de « classe inversée » recouvre l’idée de modifier la façon de faire, la façon d’enseigner, pour rendre l’élève davantage acteur du cours et donc davantage impliqué dans son apprentissage. J’ai donc proposé aux élèves de ma classe de seconde de prendre en charge tout le déroulement de la séquence sur Boule de Suif : la mise à disposition de connaissances nécessaires pour bien comprendre l’œuvre, le choix des textes à étudier, l’étude des textes. Ce sont donc eux qui ont décidé de ce qui allait être étudié, eux qui ont apporté les éléments d’analyse, eux qui ont bâti la séquence. Moi, je les ai aiguillés, je les ai accompagnés, mais je n’ai pas fait à leur place. Nous n’avons pas inversé nos rôles bien sûr, mais je leur ai donné plus de liberté en les laissant décider de beaucoup de choses dans le cours.
Dans quel contexte avez-vous mené ce travail sur Boule de suif ?
J’ai mené ce travail alors que l’année était déjà bien avancée puisque nous étions en janvier-février. Nous avions donc pris des habitudes de travail, en particulier sur la façon d’étudier les textes, sur la recherche de renseignements nécessaires à la bonne compréhension des textes et à leur étude, sur le travail en groupe que nous mettions en place presque à chaque heure. La classe avec laquelle j’ai mené ce travail était une classe particulièrement agréable, de niveau très hétérogène, mais avec beaucoup d’élèves très volontaires. C’était une classe avec une petite tête de classe mais très forte et surtout participant beaucoup au cours, de façon dynamique, en proposant des analyses, en posant des questions pertinentes, en proposant d’aider les autres. Certains pratiquaient déjà le tutorat, pendant les cours mais aussi en dehors des cours. Je n’avais pas particulièrement planifié en début d’année que j’allais faire cela, et que j’allais le faire sur cette œuvre. Ça aurait aussi bien pu être sur une autre œuvre. En réalité, c’est vraiment la dynamique de cette classe, le travail que nous avions déjà pu mener ensemble qui m’ont poussée à me lancer. Pour une première fois, il me semblait que je pouvais le faire avec cette classe sans craindre trop d’errances et de tâtonnements pour moi ni pour eux.
En me lançant dans ce travail, après plusieurs mois à travailler en groupe, avec des élèves tutorant volontiers d’autres élèves, de façon assez libre, mon objectif premier était de rendre tous les élèves plus autonomes dans leur travail en cours de français, de leur montrer qu’ils pouvaient par eux-mêmes chercher, trouver et mettre en forme des informations qui leur permettaient de mieux comprendre un texte.
Vous avez amené les élèves à construire la séquence : en pratique comment avez-vous procédé pour mener à bien cette co-construction du travail ?
J’avais demandé aux élèves d’avoir lu l’œuvre pour début janvier et nous avons travaillé ensemble sur l’incipit afin que je puisse vérifier qu’il n’y avait pas de problème majeur sur ce texte pour commencer cette séquence. Lors de la deuxième séance, je suis venue avec deux questionnaires : l’un portant sur les connaissances à acquérir pour mieux appréhender le texte et pour mener les études de texte, l’autre portant sur le choix des textes à étudier. Je leur ai demandé de répondre à ces deux questionnaires, d’abord individuellement, sur papier ; puis de confronter leurs réponses en petits groupes, de discuter et de se mettre d’accord sur une réponse pour chaque groupe ; enfin de consigner leurs réponses en remplissant en groupe chacun des deux questionnaires en ligne.
J’ai ensuite lu leurs réponses et les ai prises en compte pour toute la suite du travail. A la séance suivante, je leur ai montré quelles avaient été toutes leurs réponses. Nous avons vu que certaines réponses revenaient avec plus ou moins de variantes dans plusieurs groupes et avons alors estimé que cela semblait important pour la classe. Parfois certaines réponses étaient un peu à côté de la question posée, mais nous avons tout de même lu ensemble toutes les réponses afin de tenir compte de tout ce qui avait été pensé et écrit et d’éventuellement lever certaines questions et certains malentendus.
Finalement, il apparaît clairement dans mon questionnaire que j’ai décidé que la classe ferait des recherches documentaires pour éclairer le texte, en faciliter l’étude, puis mènerait des études de textes comme nous le faisions depuis le début de l’année et enfin réaliserait un travail créatif en relation avec le texte. J’ai donc posé le schéma du travail. Mais le détail du travail a été décidé par les élèves, même si j’ai bien sûr veillé à ce que rien d’important ne soit oublié. Il n’était par exemple pas envisageable d’étudier Boule de suif sans se renseigner un minimum sur le contexte historique de la guerre franco-prussienne ni sans rien savoir du réalisme et du naturalisme.
Vous avez interrogé les élèves sur les connaissances dont ils pensaient avoir besoin pour étudier le texte : qu’ont-ils répondu ?
Les deux premières questions, « A votre avis, de quoi avez-vous besoin pour étudier Boule de suif ? Qu’attendez-vous que le professeur vous donne, vous apprenne pour mieux comprendre cette œuvre ? » visaient à faire cerner aux élèves les connaissances dont ils ne disposaient pas encore et qui leur semblaient nécessaires pour l’étude du texte. Comme on peut le voir dans leurs réponses, le contexte historique est largement placé en premier puisqu’il apparaît dans chaque réponse, ce qui paraît la suite logique des travaux menés sur les précédents textes étudiés puisque nous avons toujours contextualisé les textes afin de mieux les envisager et afin d’éclairer certains points. Arrivent ensuite des connaissances liées aux mouvements littéraires et artistiques, ce qui est formulé de diverses façons : « différencier réalisme et naturalisme » mais aussi « le style de l’œuvre » et « le style d’écriture » qui relèvent à la fois de caractéristiques propres au mouvement littéraire mais aussi au style particulier de l’auteur. La classe a, sur ce point, remarqué que des recherches sur l’auteur, sa carrière, et son style justement, avaient été oubliées : le sujet a donc été ajouté aux recherches à mener. Soulignons que les termes de réalisme et de naturalisme ne sortent pas de nulle part pour les élèves. Ils ont souvent déjà été au moins mentionnés au collège ; j’ai pour ma part rappelé en tout début de séquence que nous allions étudier Boule de suif dans le cadre de notre programme, pour l’objet d’étude « le roman et la nouvelle au XIXe : réalisme et naturalisme » ; certains élèves ont aussi remarqué que ce texte figurait dans l’édition que j’avais demandée avec un surtitre : « nouvelles naturalistes » et ont aussi vu qu’il y avait plusieurs pages consacrées au réalisme et au naturalisme dans leur édition. Enfin, deux groupes avaient indiqué qu’il faudrait aussi se renseigner sur le contexte social de l’époque. C’est en effet un point important pour bien comprendre les enjeux du texte.
Vous avez aussi demandé aux élèves quelles étaient les activités qu’ils souhaitaient mener autour de l’œuvre : qu’ont-ils proposé ?
La troisième question était : « Que pensez-vous que le professeur doive vous faire faire comme activités ? ». A travers cette question, je voulais savoir si les élèves avaient des idées d’activités qui soient autres que celles qu’on leur propose habituellement afin d’envisager éventuellement d’autres activités. Finalement, sans grande surprise, les groupes ont listé les activités habituelles (commentaires, études de textes, réflexion sur le message de l’œuvre, …). Cinq groupes ont indiqué des travaux en groupe, sans doute à la fois parce que cela correspondait à leurs souhaits et aussi parce que c’était notre façon de travailler depuis le début de l’année.
La dernière question, « Qu’aimeriez-vous faire sur cette œuvre ? Qu’est-ce qui vous paraîtrait à la fois intéressant et plaisant ? » est celle qui a soulevé le plus de questions : que voulais-je dire par là ? qu’est-ce que j’attendais comme réponse ? Quand je leur ai expliqué que je voulais vraiment qu’ils me disent ce qu’ils aimeraient faire (et j’avais un doute sur le fait qu’ils veuillent absolument du fond de leur être et de tout leur cœur faire des commentaires littéraires) autour de cette œuvre, librement, ils ont trouvé cela étrange, intéressant mais étrange. Il est certain qu’on ne demande pas souvent aux élèves ce qu’ils aimeraient faire… Une élève m’a demandé si on pouvait répondre « une chorégraphie » par exemple, je lui ai répondu que oui. Cela a libéré leur parole. Film, court-métrage, stop-motion, dessin, chanson, adaptation BD, adaptation théâtrale, débat, diaporama… Les élèves ne sont pas à court d’idées ! On remarquera pourtant qu’un groupe est resté dans des idées très scolaires et dans les exercices classiques en répondant : « Analyse des personnages et du message que l’auteur a voulu faire passer. Commentaire littéraire et sujet de réflexion thèse antithèse synthèse ». Après discussion avec le groupe, il est apparu que cette réponse correspondait à la question précédente sur les activités à faire et non à celle-ci.
Sur quoi portait le second questionnaire ?
Dans le second questionnaire, je leur demandais de lister les quatre textes qu’ils pensaient intéressant d’étudier en les délimitant clairement, en donnant un titre au texte et en justifiant leur choix afin de cerner déjà les axes du texte.
Comment avez-vous mis en œuvre les suggestions des élèves dans le déroulement de la séquence ?
Une fois les éléments d’étude fixés ensemble, j’ai expliqué aux élèves comment nous allions procéder. Tous les travaux seraient faits en groupe. Chaque élève choisirait d’abord son sujet de recherche documentaire et nous formerions des groupes en fonction de ces choix, un même sujet pouvant être traité par deux groupes différents, éventuellement avec un angle différent, tous les sujets devant être traités. Un groupe a ainsi pris en charge des recherches sur le réalisme dans Boule de suif, deux groupes se chargeant de travailler sur le naturalisme. La question du contexte social, qui avait été notée par tous les groupes, n’a cependant été choisie par aucun : la classe m’a expliqué que ça leur semblait une question vraiment difficile. J’ai donc pris en charge ce sujet, je leur ai donné une fiche et la question a été abordée par les élèves dans la plupart de leurs études de textes. Je leur ai donné deux semaines pour faire leurs recherches après quoi ils devraient exposer devant la classe le résultat de leurs recherches et mettre dans un Padlet commun un document permettant de retrouver l’essentiel de leurs recherches. La forme était libre : texte classique, diaporama, carte mentale ou autre.
Le deuxième questionnaire nous a permis de déterminer les quatre textes choisis par la classe pour l’étude. Nous avons regardé ensemble leurs réponses, en particulier les justifications données qui mettaient en évidence les grands axes d’étude. Leur étude de texte devait être terminée une semaine après le moment de la restitution des recherches. Libre à chaque groupe d’organiser son temps de travail comme il le souhaitait.
Pour éviter d’avoir à gérer des groupes à géométrie variable, j’ai décidé que les groupes qui s’étaient formés par choix du sujet d’étude resteraient tels quels pour l’étude du texte et qu’ils tireraient au sort leur texte à étudier. Sept groupes, quatre textes : trois des textes seraient étudiés deux fois, ce qui était intéressant. Chaque groupe devrait venir présenter son étude de texte à l’oral devant la classe et devrait laisser sur le Padlet commun au moins son plan détaillé.
Comment avez-vous accompagné les élèves dans ce travail ?
Nous avons fait le point ensemble sur les ressources susceptibles de les aider dans leurs recherches : le CDI, Internet, le dossier de l’édition, … Ensuite, je les ai laissé travailler. Pour ma part, pendant ces presque trois semaines, je n’ai pas « fait cours », j’ai accompagné les élèves en circulant parmi eux, en leur demandant de me montrer où ils en étaient, en les réorientant éventuellement, en leur suggérant des ressources pour compléter, en leur posant des questions…
Je n’ai pas non plus oublié de tenir compte de ce qu’ils m’avaient écrit qu’ils aimeraient faire autour de l’œuvre puisque, en fin de séquence, j’ai demandé aux élèves de réaliser, soit individuellement, soit en groupe, une création libre. Les critères étaient que la création respecte l’œuvre et son sens, qu’elle rende compte de l’œuvre entière ou d’un passage précis, qu’elle tire parti des spécificités du support choisi, que chacun justifie ses choix, choix des éléments dont il voulait rendre compte en particulier, choix du support.
Pouvez-vous donner des exemples des créations que les élèves ont réalisées autour de l’œuvre ?
Ces réalisations créatives ont été très intéressantes. Plusieurs groupes ont choisi de réaliser une adaptation d’une scène en bande dessinée, ce qui est assez classique. Mais les élèves ne manquent pas d’idées et ils ont vraiment montré à travers ces créations ce qu’ils avaient compris et retenu de l’œuvre.
Un groupe a ainsi réalisé une interview de Boule de suif à la manière des émissions portant sur des faits divers : Boule de suif y apparaît de dos, plongée dans l’obscurité, un filtre est appliqué sur sa voix pour qu’elle ne soit pas reconnue. Elle y raconte sa mésaventure. Il est vrai que la vidéo n’est pas de très bonne qualité et qu’il aurait fallu en particulier avoir une lumière pour pouvoir voir au moins la silhouette de dos à contre-jour, mais l’idée est vraiment excellente et correspond bien au sujet traité par Maupassant.
Une autre élève a réalisé une allégorie picturale de la nouvelle (c’est elle qui l’a nommée ainsi) : son dessin représente Boule de suif, nue et recroquevillée sur elle-même, pleurant, portant sur son épaule une petite besace d’où sortent une miche de pain, un os et une bouteille de vin. Elle a les mains ouvertes, rouges comme si elles étaient couvertes de sang. Sur ses bras, est tatoué à de multiples reprises le mot « prusse ». A sa gauche, vers laquelle elle se tourne, des nuages noirs s’accumulent, au travers desquels on peut lire divers mots qui caractérisent Boule de suif à travers le regard des autres dans l’œuvre : indigne, honte, femme, haine, traître, sale… J’avais demandé que chacun explique ses choix ; voici ce qu’a écrit l’élève qui a réalisé cette création : « j’ai préféré donner une symbolique au message plutôt que de représenter une scène de la nouvelle sans y donner de suite ».
Un binôme a choisi chanter une chanson. Elles ont réécrit « Il avait les mots » de Sheryfa Luna. Le choix de la chanson est intéressant, car elle parle d’une jeune femme séduite par un homme plus âgé qui la convainc par le pouvoir des mots qu’il emploie, ce qui est bien en rapport avec le pouvoir des mots dans la nouvelle. D’autant plus intéressant qu’elles ont vraiment totalement réécrit le texte pour l’adapter à la nouvelle.
Au final, quels vous semblent les intérêts d’une telle démarche de « classe inversée » ?
Cette démarche a permis aux élèves de s’approprier davantage le cours, les connaissances, les textes mêmes. Bien sûr, les exposés sont moins complets ou moins ciblés que ceux que j’aurais pu faire ; bien sûr, les études de textes sont moins précises que si je les fais moi-même, mais chaque élève a vraiment eu le temps de faire siens les contenus. Les échanges ont été riches : les élèves ont été très attentifs pendant les présentations d’exposés et aussi pendant les études de textes. Ils ont posé de nombreuses questions, ont suggéré des améliorations et des reprises. Ils se sont montrés très actifs, à la fois pendant les temps de recherche documentaire et pendant le temps d’élaboration d’une étude de texte.
En ce qui concerne le français, quelles vous semblent les limites et les possibles transpositions d’une telle démarche ?
Je n’ai volontairement pas donné de cours au sens classique du terme dans cette séquence afin que les élèves comprennent qu’ils pouvaient trouver un grand nombre d’informations par eux-mêmes à condition de bien chercher, de faire le tri de façon efficace et de reformuler correctement en vue d’une transmission à d’autres et qu’ils prennent conscience qu’ils pouvaient (devaient?) aussi fournir une grande partie du travail de la classe, être plus actifs parce que cela facilitait d’une part la compréhension, d’autre part la mémorisation des essentiels. Mais je n’imagine pas pour autant faire exactement ainsi pour toutes mes séquences. Il me semble qu’il y a un certain nombre de savoirs qu’il me revient d’expliciter tout au long de l’année et un certain nombre de méthodes qu’il me faut mettre en place au fur et à mesure pour que les élèves en tirent le meilleur parti.
Une autre limite est celle de la gestion du travail en groupe. Impossible de se lancer dans un tel projet sans avoir en amont réfléchi au travail en groupe, aux différentes possibilités, aux avantages et aux inconvénients, voire sans avoir été suffisamment formée à cette modalité de travail en classe. Il est absolument nécessaire d’être en mesure de « suivre » efficacement chaque groupe pour l’avancée du travail de la classe et chaque élève au sein du groupe pour ses progrès personnels.
Les transpositions sont infinies puisqu’elles peuvent s’imaginer pour toutes sortes d’activités, pour toutes les disciplines et pour tous les niveaux, à condition de bien baliser les prérequis nécessaires.
Propos recueillis Jean-Michel Le Baut
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Céline Dunoyer dans Le Café
Sur le site de l’académie de Créteil