A plusieurs reprises, au cours des dernières années, nous avons eu l’occasion d’évoquer la violence des paroles, orales ou écrites, qui semble de plus en plus importante aujourd’hui, en particulier sur les réseaux sociaux. Y revenir à nouveau repose sur l’observation d’un changement récent dans les prises de paroles publiques de personnes ayant des positions sociales et politiques importantes : responsables de clubs sportif, personnages politiques, chroniqueurs, etc. Le risque de légitimation de cette forme de parole par le fait qu’elle soit utilisée aussi par des personnalités est réel. Un jeune peut se demander pourquoi il doit policer son langage quand il entend et lit les commentaires et propos tenus sur la place publique, sans qu’il n’y ait de régulation, fût-elle juridique.
Cyberharcèlement des jeunes, violence des adultes
Les médias, mais aussi les témoignages directs, évoquent de plus en plus souvent des expressions et échanges verbaux violents sur les réseaux sociaux. Les commentateurs multiplient les exemples, certains ayant des conséquences dramatiques. Ils déplorent les effets de ces violences verbales au moins sur un plan psychologique, mais aussi sur un plan physique et social. Même si la violence, physique ou verbale n’est pas nouvelle, le XXe siècle nous l’a largement démontré, il semble qu’une forme de violence, verbale, se banalise (réseaux sociaux), quand une autre, physique, se dramatise (terrorisme). Alors que d’aucuns prônent la bienveillance, la confiance et autre proposition positive, le constat est amer : utiliser la violence verbale est en train de devenir normal.
Alors que l’on met souvent en avant le « cyberharcèlement » entre jeunes, on évite de regarder les comportements adultes et d’en analyser les formes et les dérives. On peut tout autant observer que pour nombre de jeunes la force des mots n’est pas la même que pour leurs aînés. D’ailleurs ces derniers sont parfois outrés de ces échanges qui, même dans la cour de récréation, semblent d’une violence importante alors qu’ils ne sont pas perçus comme tels par les enfants eux-mêmes dans la réalité. On pourra regarder le documentaire « Récréations » (film de Claire Simon 1992) pour s’en convaincre.
Les réseaux sociaux , des amphithéâtres romains ?
La violence verbale, et physique, fait partie de l’humain. La construction de nos sociétés (et de l’école) a justement eu pour intérêt de tenter de canaliser cette violence. Les grands textes religieux du début de notre ère sont aussi porteurs d’une tentative de régulation de la violence des humains. Les textes de lois, et en particulier la déclaration des droits de l’homme (1789) confirment l’importance de contenir la violence. L’éducation elle-même n’échappe pas à ce travail : éduquer c’est aussi apprendre à contenir sa violence. Ce combat est-il vain ?
La multiplication récente de propos violents aussi bien par des chroniqueurs que par des personnalités politiques ou sportives doit nous inciter à réagir avec vigueur et sans violence. Comment voulez-vous éduquer les jeunes au respect de l’autre si, vous-mêmes, ne montrez pas l’exemple ? Il y a trop fréquemment un basculement entre la critique négative et l’invective, la violence. Pourquoi ? Il semble qu’il faille rechercher dans la popularité l’une de sources de ces modes d’expression. Traditionnellement, il fallait un relais médiatique, désormais on peut tenter individuellement l’aventure (cf. les youtubeurs). Si je tiens un propos violent, alors j’ai des chances d’être vu, lu, connu, alors que si je me contente de critiques sans invectives, elles ne seront pas relayées. Les réseaux sociaux sont-ils en train de devenir les amphithéâtres romains dans lesquels les combattants s’entre-tuaient ou affrontaient les fauves ? D’un côté les violents qui exhibent leurs échanges, de l’autre un public qui serait avide de sensations.
Le passage à l’excès se drape parfois dans l’argument de l’exaspération. Dans le même temps un responsable est-il capable de prendre en compte un autre point de vue que celui qui s’exprime violemment : faut-il casser pour se faire entendre ? On constate qu’il est urgent de repenser le vivre ensemble de la parole. L’augmentation des moyens d’expression, multiplication des vecteurs d’information et de communication, semble ouvrir des possibles dont certains s’emparent. Toutefois, une analyse plus fine de la population nous montre qu’à l’université, dans la rue ou au travail, ce sont des minorités qui s’expriment avec violence, car elles pensent ainsi mieux se faire entendre. Du coup la majorité se tait, publiquement. Or le mode de régulation de la parole, dans une société démocratique est a priori celui de la majorité, fût-elle silencieuse. Rappelons ici, que cela plaise ou non, la manifestation du 30 mai 1968 qui a eu cette particularité de permettre aux silencieux de s’exprimer. Rappelons aussi les périodes de guerre (actuelles et passées) au cours desquelles la terreur l’emporte sur toute autre forme de parole.
Que peut l’école ?
Deux questions se posent : que peut l’éducation et l’école en particulier ? Arrivons-nous à la fin d’un monde dans lequel une parole qui n’est pas violente n’est plus entendable ? La forme scolaire a comme particularité la contrainte de la parole. Sur Internet, c’est la liberté de la parole qui est première (pour l’instant). L’élève doit être silencieux devant le maître, c’est le signe d’un bon apprentissage pour nombre de personnes. L’autorité de la parole est d’abord donnée par la place institutionnelle : les délégués de classe le savent bien, de même que les représentants des élèves aux différents conseils auxquels ils ont accès. Dans le même temps on met en place des temps de débat, des temps d’assemblée, mais tout cela reste encore marginal. Éduquer à la parole est quelque chose de compliqué. Avec le déferlement de moyens numériques, c’est une nouvelle forme de prise de parole qui se développe. Nombre d’enseignants tentent, en utilisant les réseaux sociaux par exemple ou les blogs, plus simplement, de sensibiliser les élèves. Est-ce suffisant ? Probablement pas, mais cela a le mérite d’exister.
Sommes-nous en train de basculer dans une ère qui passerait de la conversation ou de la discussion à la violence verbale systématique. Revenons alors à ce texte de Jürgen Habermas (de l’éthique de la discussion) présenté dans cet article de Claudine Leleux dont la conclusion pourra tous nous inspirer : « Pour lui (J. Habermas), l’environnement familial et social et la discussion pratique, s’ils peuvent affermir la conscience morale, ne garantissent en rien l’action : « Le problème de la faiblesse de la volonté n’est pas résolu par la cognition morale ». Raison supplémentaire de veiller à l’ancrage affectif du jugement moral par un enseignement spécifique : par la pédagogie humaniste, par la qualité de relation avec nos élèves, par notre propre capacité à mettre en pratique ce que nous jugeons juste, par une stratégie de mise en relation de l’élève avec ses émotions, par l’œuvre d’art ou le mythe, par exemple. Mais il s’agit aussi d’indiquer des pistes d’action et des débuts de réalisation pratique. «
Bruno Devauchelle
Les chroniques de Bruno Devauchelle
PS On pourra se rendre compte du phénomène au travers plusieurs exemples actuels : les propos tenus envers des opérateurs/trices du SAMU suite au décès d’une personne y ayant fait appel ; les échanges entre certains politiciens critiques du gouvernement ; les échanges entre présidents et autres membres de club sportifs, etc. Dans tous ces cas les réseaux sociaux sont instrumentalisés et leur instrumentalisation est relayée par les médias de flux permettant ainsi à ceux et celles qui s’expriment ainsi de retrouver une « existence ». Le problème étant que le prix à payer pour les cibles de ces paroles peut être terrible et dramatique : oui les mots peuvent être criminels.