Comment inventer une fiction cinématographique centrée sur le travail d’une équipe de pompiers en se gardant de l’imagerie héroïque et des clichés faciles ? Pour déjouer les pièges d’un sujet casse-cou, le cinéaste Pierre Jolivet mise dès l’origine sur la réalité du terrain pour l’écriture du script, très documenté. Il fonde aussi sa démarche sur un filmage au plus près des protagonistes, de leur engagement physique dans toutes leurs missions, de l’incident sans gravité à la menace tragique d’un incendie de forêt. A travers la plongée dans le quotidien estival d’une caserne du Sud de la France, les parcours singulières des personnages principaux –un capitaine de brigade expérimenté, une nouvelle adjudant-chef, seule femme du groupe, en particulier- se mêlent suivant les alea de leurs multiples combats en première ligne pour sauver des vies. Au-delà du dévoilement, parfois convenu, des failles intimes et des drames personnels, le cinéaste met en évidence le versant social d’un métier profondément humain, confronté jour après jour à la ‘misère du monde’. Bien plus, en mettant en scène le combat sans répit contre le feu, sous toutes ses formes, « Les Hommes du feu » atteint, dans certaines séquences remarquables, une force épique et revêt parfois une dimension mythologique, à la mesure de la fascination exercée par les flammes d’un brasier difficilement maitrisable.
L’habit ne fait pas nécessairement le pompier
L’équipe est bien décidée à mettre fin à la supercherie. Des jeunes déguisés en pompiers sillonnent un quartier en prétextant une quête et récoltent ainsi quelque argent auprès des habitants confiants qui leur ouvrent leurs portes. Suivis, surpris en flagrant délit, dépouillés de leurs vêtements d’emprunt, ils détalent comme des lapins. Une entrée en matière, aux allures de comédie, en forme d’avertissement : pas question de rigoler ! Etre pompier, c’est sérieux. Nous pénétrons en effet dans une caserne du Sud de la France, sous une chaleur estivale. Des feux se sont déclarés, accompagnés d’interrogations sur leurs origines, criminelles ou pas. Philippe (Roschdy Zem), le capitaine s’en inquiète et mène déjà à sa façon une enquête particulière. Dans le même temps, il accueille avec bienveillance une nouvelle venue dans ce groupe exclusivement composé d’hommes, Bénédicte (Emilie Dequenne), qui a le grade d’adjudant-chef. Cette arrivée n’est pas du goût de tout le monde et s’apparente pour certains à une intrusion ‘féminine’ donc anormale, comme le laisse voir Xavier (Michaël Abiteboul), du même grade que sa collègue plus jeune que lui. L’alerte qui se déclenche et jette la brigade dans l’action a vite fait de la transformer en collectif de combat au service des autres.
L’engagement social d’un collectif humain
Difficultés du couple, absence de disponibilité d’une mère pour ses enfants, répercussions du métier sur la vie de famille, mesquineries et rivalités entre des membres de la brigade, autant d’aspects, drames personnels et failles intimes, que la fiction approche, comme des figures imposées, parfois convenues, sans toujours convaincre. Nous sommes en revanche emportés par le rythme effréné, parfois éreintant, des différentes missions auxquelles les pompiers sont confrontés dans leurs multiples interventions en urgence. Graves accidentés de la route à secourir, jeune femme suicidée (retrouvée pendue en blanche robe de mariée), épouse battue à mort étendue couverte de bleus sous les yeux baissés du mari silence, feux ravageant la nature sous un soleil de plomb ou incendie criminel en train d’embraser un bâtiment…A chaque situation, la caméra capte la mobilisation de chacun au plus près du risque pris, du sang froid et du courage mis en œuvre, de l’engagement physique et moral induit. Ainsi la chronique explore les différentes facettes d’un métier au service des autres, plus proche de l’assistance sociale que du secours d’urgence. Conçue en association avec des pompiers professionnels, enrichie par des récits d’expériences vécues, cette chronique fictionnelle rappelle la démarche documentaire pratiquée par Raymond Depardon pour « Faits divers » [1983], immersion de plusieurs mois au sein du commissariat du Vème arrondissement de Paris. Avec le même effet saisissant de vérité.
Une épopée du feu
Entre chronique social et drame policier, la fiction nous tient cependant en haleine, au fil des interrogations des deux protagonistes. Le capitaine enquêteur se demande ce qu’il fera si son hypothèse (le geste d’un jeune en carence affective), concernant l’origine criminelle de certains départs de feux, se confirme. De même, Bénédicte questionne son engagement à la faveur d’un accident de la route au cours duquel elle n’a pas vu le corps d’un homme dans le coma, projeté hors du véhicule par le choc, resté allongé derrière un bosquet. Une erreur qui déclenche une enquête interne aux prolongements insoupçonnés. Ainsi, le cinéaste Pierre Jolivet, ne s’interdit pas d’accompagner ses personnages dans les dilemmes moraux auxquels leur responsabilité les confronte. Lorsqu’il accepte cependant de filmer ses combattants, en train d’affronter les flammes, dans la fumée aveuglante, le crépitement des branches, la brûlure de la fournaise, ces derniers acquièrent une stature héroïque et le film prend des allures de western ‘fordien’. Le traitement du feu confère en effet à cette fiction documentée et réaliste une dimension mythologique. Cadré de près, dans la flambée étincelante d’un commencement ou la chaleur étouffante d’un brasier, filmé en plan large dans l’amplitude inquiétante et la rougeur lointaine d’un incendie aux hautes flammes menaçantes, à la propagation incontrôlable, le feu ainsi mis en scène exerce pleinement son pouvoir de fascination, auprès des petits garçons immatures qui rêvent de l’allumer comme des adultes responsables chargés de l’éteindre. C’est ainsi que, dans « Les Hommes du feu », la fiction l’emporte sur le documentaire et enflamme les spectateurs.
Samra Bonvoisin
« Les Hommes du feu », un film de Pierre Jolivet-sortie le 5 juillet 2017