Qu’est-ce aujourd’hui qu’une femme libre ? Comment concilier épanouissement personnel et engagement professionnel, désir d’amour et soif d’indépendance ? Loin des pamphlets féministes ou des ‘ questions de cours’, le réalisateur Martin Provost (« Séraphine », 2008, « Violette », 2013) nous propose une fable contemporaine, tonique et troublante, sur les destins croisés de deux femmes de génération et de condition différentes. Grâce à l’interprétation magistrale de grandes comédiennes (Catherine Frot et Catherine Deneuve), ensemble à l’écran pour la première fois, dans des rôles écrits pour elles, « Sage femme » nous livre la confrontation salutaire entre Claire, vouée corps et âme à son métier et à une conception stricte du devoir, et Béatrice, amoureuse de l’amour et du pur présent, brûlant sa vie sans compter. A distance du récit factice d’un choc de caractères dissymétriques, la comédie dramatique se colore de lyrisme et de fantaisie poétique et prend même des allures de conte philosophique. A sa façon, souvent émouvante, parfois maladroite, la fable imaginée par Martin Provost nous donne à voir l’humanité partagée et les choix singuliers de deux femmes aspirant à leur liberté.
Don de vie, jardins secrets
Une future mère, souffrante, en plein ‘travail’. La douleur de l’accouchement et la joie de la délivrance. Scène inaugurale où nous découvrons Claire (Catherine Frot), sage-femme bienveillante, dans l’exercice d’un métier auquel elle se voue toute entière. Réglée par le rythme des naissances qu’elle accompagne dans la petite clinique menacée de fermeture, son existence (solitaire-son fils étudiant en médecine a quitté la maison) s’organise entre son appartement HLM à Argenteuil et un petit jardin potager à proximité. Quelques mètres carrés de terre et d’herbes folles, séparés par un grillage du lopin de Paul (Olivier Gourmet), un voisin avenant qui tente régulièrement d’entrer en communication avec elle. Même si elle cultive son jardin à ses (rares) heures perdues, Claire n’est pas a priori du genre à se lier facilement ni à céder au vertige du plaisir ni à accueillir l’inattendu. Elle a un engagement (son travail) et des principes. Et elle s’y tient. Aussi se montre-t-elle visiblement secouée lorsque la voix de Béatrice, ancienne maîtresse de son père disparu, fait surgir un passé enfoui, par l’intermédiaire d’un message déposé sur son répondeur. Manifestement, elle hésite à accepter le rendez-vous suggéré puis finit par surmonter son appréhension, sans livrer cependant les causes secrètes d’un tel bouleversement.
Fuites en avant, renaissances
Lors de la première confrontation avec l’exubérante Béatrice (Catherine Deneuve), le ton franc, le débit rapide et haut perché, le parler direct et le sourire facile, nous saisissons toute la distance qui sépare les deux femmes, même s’il s’agit de retrouvailles. Claire saisit alors la première occasion pour quitter, en plein dîner, celle que, adolescente encore, elle a bien connue, l’ancienne amante de son père. Celle qui est partie du jour au lendemain, entraînant chagrin chez l’une, suicide chez l’autre-un événement aux conséquences dramatiques dont nous découvrons plus tard les prolongements multiples.
Pour l’heure, Claire tente vainement de reprendre sa vie d’avant. Il serait cependant criminel de révéler par quelles ruses de l’inconscient et du désir Béatrice et Claire parviennent à se trouver, à se libérer l’une et l’autre des faux-semblants, à surmonter le piège des apparences. Tandis que la plus jeune passe de l’hostilité à la compassion face à la plus âgée fragilisée par la maladie et ouvre son cœur, l’aînée insuffle son goût de la jouissance, son audace joyeuse, sa soif de liberté et son panache face à la mort prochaine. Pas d’apitoiement cependant devant une destinée tragique. Pour s’en convaincre il suffit de voir Beatrice désinvolte, incarnée par une Catherine Deneuve en grande forme, essayant de gagner une fortune aux cartes, seule au milieu d’un groupe de joueurs aguerris, dans une salle de jeux clandestine. Aux côtés des deux femmes, a présence affectueuse de Paul (avec qui Claire entretient une liaison amoureuse après moult résistances), sa complicité libertaire avec Béatrice favorisent le partage et installent un climat festif. Rien n’interdit plus une virée à trois à bord de l’énorme camion du transporteur routier européen. Rien n’empêche Paul et Béatrice, un verre de vin à la main, de chanter au petit matin ‘Ma liberté’, la chanson de Serge Reggiani, même si Claire, de retour d’une nuit sans sommeil au chevet d’une accouchée difficile, ne l’entend pas de cette oreille. Et sort de sa réserve pour le dire.
Entre fable poétique et conte philosophique
Avec « Sage femme », -après « Séraphine » et « Violette », deux portraits subtils d’artistes secrètes, une peintre et une écrivaine-, le cinéaste Martin Provost nous invite à ne pas nous fier aux apparences. La simplicité de Claire (génialement interprétée par Catherine Frot) implique des trésors cachés de générosité et de tendresse, des ressources intimes que l’expérience de l’amitié et de l’amour autant que l’épreuve de retrouvailles lui révèlent. Ces mises au jour ne nécessitent pas de démonstrations spectaculaires. Comme dans les fables ou les contes pour enfants, elles passent aussi par des petits objets ou des symboles minuscules : aire potagère, jeu de cartes, lourd bracelet en or massif, bague ornée d’une pierre précieuse, mots manuscrits griffonnés sur une feuille blanche et …thèmes musicaux aux connotations enfantines, composés par Grégoire Hetzel.
Même si, le temps d’une vie, Béatrice a pratiqué le ‘carpe diem’, elle sait à quel moment précis il convient de quitter le devant de la scène afin que Claire puisse à son tour expérimenter le refrain de la chanson d’Edith Piaf, ‘Sans amour, on n’est rien du tout’.
Samra Bonvoisin
« Sage femme », film de Martin Provost-sortie le 22 mars 2017
Sélection officielle, hors compétition, festival de Berlin