Pour regarder, dans l’évidence de sa beauté, « Moonlight », film de Barry Jenkins, un jeune afro-américain inconnu en Europe, il faudrait faire abstraction de la réputation exceptionnelle qui l’auréole déjà : sensation des festivals de Telluride, Toronto, New-York et Londres, récompensé par le Prix du meilleur film aux Golden Globes. Son auteur de 37 ans n’a pourtant pas choisi apriori la facilité. Adapté d’une pièce de théâtre et librement inspiré de sa propre enfance difficile, l’histoire sous haute tension s’apparente au roman d’apprentissage d’un Noir en quête de son identité sexuelle dans le ghetto de Miami. Loin des pièges du misérabilisme ou des clichés typiquement américains du récit édifiant, le mélodrame se déploie sous nos yeux dans le dépouillement d’une mise en scène stylisée à l’extrême. L’amplitude du regard, attentif aux sensations fugitives comme aux grands traumatismes, est capable de restituer l’humanité de tous les personnages, des plus éphémères jusqu’au protagoniste. Et la caméra de Barry Jenkins accompagne les séismes intimes du héros, -aux trois âges de sa vie-, incarné par trois acteurs différents. Des partis-pris audacieux qui mettent au jour, en une forme originale, le parcours physique et mental d’un être déchiré à la recherche de sa place dans le monde. Une œuvre rare.
Ancré dans la réalité d’un ghetto noir
De l’écriture du scénario aux lieux et aux conditions de tournage, le jeune réalisateur nourrit le récit de l’expérience transposée du dramaturge Tarell Alvin McCraney, de l’histoire sociale de ‘Liberty City’, le nom donné au ghetto de Miami en Floride dans lequel lui-même a grandi dans une pauvreté extrême, élevé dans une famille d’accueil (après la mort de son père et l’addiction de sa mère à la drogue) à un moment où l’arrivée massive du crack fait des ravages. Son héros, Chiron, n’est pas protégé des dangers extérieurs (en particulier du harcèlement de ses copains, en raison d’une différence difficile à cerner) par une mère, absente à cause de son travail, bientôt toxicomane. Le refuge et la protection trouvés auprès de Juan, dealer aux revenus confortables, restent fragiles…Ainsi accompagnons-nous, à travers trois chapitres, les trois moments de la vie (enfance, adolescence, entrée dans l’âge adulte) d’un être qui se cherche, alors que bien des forces hostiles se conjuguent et s’opposent à son accomplissement.
Le choix de comédiens différents pour interpréter Chiron à des périodes clés de son existence douloureuse pourrait nous éloigner de lui. Bien au contraire. Ces incarnations différentes nous rendent visibles les métamorphoses que l’existence imprime au fil des ans et des expériences dans le corps du protagoniste.
La force et la grâce de la mise en scène
D’autres partis-pris très personnels écartent la fiction du réalisme brut, d’une part, et de la dramatisation hollywoodienne, d’autre part. Recherches dans les harmonies chromatiques, géométries des cadrages, glissements des mouvements alliés à une grande attention aux gestes et aux expressions des personnages trahissent les flux et les reflux des émotions et des sensations. Des instants les plus bouleversants aux paroxysmes des situations les plus douloureuses. A ce titre, la collaboration artistique de longue haleine nouée par le cinéaste avec le musicien Nicholas Britell relève de la même ambition. Le compositeur, inspiré par le script avant la vision des premières images, imagine le ‘thème’ récurrent (lié à Chiron), une partition lyrique et poétique, à partir de notes au piano avec violon, puis il imagine d’autres sonorités, déformées électroniquement. Et, en harmonie avec le réalisateur, il construit progressivement une partition au diapason des vibrations intimes du protagoniste.
Ainsi, par la grâce d’un style sans esbroufe ni complaisance, Barry Jenkins parvient-il à toucher notre cœur tout en jetant un regard totalement neuf sur toutes les formes de discriminations à l’œuvre aujourd’hui encore dans la société américaine. Décidément « Moonlight » mérite déjà ses huit nominations aux Oscars.
Samra Bonvoisin
« Moonlight », film de Barry Jenkins-sortie en salle le 1er février 2017