La diffusion en ligne de tutoriels vidéos est devenue un vrai phénomène de société : ce mouvement peut-il gagner l’Ecole ? Et si les didacticiels étaient produits par les élèves eux-mêmes ? C’est la proposition de Naïma Horchani-Carton, professeure-documentaliste à Laroquebrou dans le Cantal. Le projet « Je sais, je partage » est né au sein de son collège en 2014, puis s’est élargi à plus d’une dizaine de professeurs de collèges, de lycées, des écoles. L’utilisation des appareils numériques nomades favorise les connexions interdisciplinaires et interétablissements. La conception, la réalisation et le partage des capsules consolident compétences et connaissances en hissant les élèves au rang d’experts : le dispositif « apporte de la distanciation, du sens et de la motivation vis-à-vis du savoir. » Exemples et explications …
Faire réaliser des tutoriels vidéos par les élèves, voilà une belle ambition : pouvez-vous donner des exemples de tutoriels ainsi réalisés ?
A ce jour, les élèves de 6ème du collège du Val de Cère ont terminé la réalisation de capsules expliquant l’organisation d’un livre de fiction en s’appuyant sur les romans de l’immense écrivain Jean-Claude Mourlevat. Ils vont bientôt entamer la conception de tutoriels portant sur l’utilisation des dictionnaires de la langue française et des noms propres et sur la recherche biographique après avoir réalisé de courtes biographies de Hannah Arendt, Émile Ajar (le fameux Romain Gary), Bashô, Charles Baudelaire, Simone Veil, Omar Khayyam. En janvier, dans le cadre du cours de Documentation, ils créeront une installation vidéo qui sera exposée lors du Festival International des Arts Numériques (festival annuel organisé par l’association Vidéoformes à Clermont-Ferrand).
Une fois leur œuvre réalisée, ils concevront des tutoriels sur l’utilisation de l’application Dynamapper (logiciel de cartographie interactive qui permet de projeter leurs vidéos sur des volumes ou structures en jouant avec leur relief), sur l’utilisation du réseau pédagogique SambaEdu et de l’outil collaboratif en ligne Padlet.
Les élèves de 4ème du même collège réalisent en ce moment des « Alléchantillons » sur un roman d’Arthur Ténor (« A mort l’innocent ! »). En janvier, ils s’attaqueront aux chefs d’œuvre de Mourlevat (« Le combat d’hiver » et « Le chagrin du roi mort »). Ces critiques littéraires en herbe deviennent ainsi prescripteurs auprès de leurs pairs.
En janvier 2016, les élèves de 3ème devront créer des tutoriels sur l’utilisation du réseau social littéraire Babelio et sur la rédaction de critiques littéraires. Ils réaliseront une présentation du collège à destination des futurs élèves de 6ème : voix-off en espagnol et sous-titrage en français.
Un peu plus tard dans l’année, les élèves de 5ème tenteront de sensibiliser leurs camarades à l’usage responsable du web 2.0 (histoire, organisation et utilisation d’Internet, du Web, des navigateurs, des moteurs de recherche ; maîtrise de l’e-réputation ; paramétrage des comptes sur les réseaux sociaux …). Dans le cadre d’un atelier scientifique, les 5èmes réaliseront des tutoriels, notamment sur l’utilisation d’un microscope et l’utilisation de cartes mentales collaboratives en ligne. En histoire-géographie, ils donneront des conseils à leurs camarades de 3ème pour préparer le brevet. Et cette liste n’est pas exhaustive !
D’autres tutoriels ont été réalisés l’an passé. La conception de ce projet remonte déjà à 2014. Avant de devenir un projet multiforme avec des acteurs de divers horizons, des élèves de différents degrés et différents établissements, des contextes différents (dispositifs, cadres, parcours), il a d’abord été « testé » à plus petite échelle. Ainsi l’an dernier, deux professeurs documentalistes et une professeure de SVT ont accompagné des élèves de 5ème et de 2de dans la création de vidéos sur les thèmes suivants : recherche documentaire sur le Web ; recherche documentaire sur le logiciel BCDI ; présentation du réseau social Babelio.
En pratique, comment ces tutoriels sont-ils réalisés ?
En fait, le projet « #Je sais, Je partage » concerne des élèves de collège et de lycée : tous les élèves du collège du Val de Cère (coordinateur du projet), des élèves de 1ère du lycée Georges Pompidou (lycée agricole d’Aurillac, Cantal) et des élèves de 2de et 1ère du lycée Emile Duclaux (lycée général d’Aurillac, Cantal).
J’échange également avec la coordinatrice d’un autre projet développé au sein d’une école primaire. Marie-Pierre Bernad (professeure des écoles formatrice, CASNAV de Clermont-Ferrand) est en charge d’une expérimentation de l’usage pédagogique de tablette numérique avec des enfants issus de familles itinérantes et de voyageurs de l’école Jean Moulin (dispositif EFIV à Clermont-Ferrand). Des passerelles au niveau de la réflexion, des échanges de pratiques, et de création de tutoriels sont mises en place entre « #Je sais, Je partage » et « Une tablette numérique : la boîte à outils pour des EFIV plus impliqués ».
« #Je sais, Je partage » est donc un projet interétablissements et interdisciplinaire. Il est mis en œuvre tout au long de l’année scolaire 2015-2016 et de manières différentes en fonction des intervenants et des cadres.
L’idée est de proposer aux élèves un parcours favorisant l’acquisition de compétences et de repères culturels et citoyens. Comment les aider à la maîtrise, à la consolidation de micro-compétences et micro-connaissances ? C’est cette question qui est au centre de notre réflexion et de la pédagogie de projet que nous tentons de mettre en œuvre au travers de « #Je sais, Je partage ».
Même si le contexte de travail (intervenants, élèves, cadre d’enseignement, lieux) varie beaucoup, il y a des constantes dans le déroulement.
A l’issue d’une séquence pédagogique, par exemple sur la recherche biographique, les élèves conçoivent un scénario à partir de ce qu’ils viennent d’apprendre. Ils s’entraînent ensuite à manipuler les tablettes et les applications AdobeVoice et Tellagami. Comme vous le savez, les établissements n’ont pas forcément les moyens d’investir dans une flotte de tablettes. Heureusement, CANOPE Aurillac, qui d’ailleurs est très impliqué dans ce projet, prête aux établissements du Cantal des tablettes numériques. Après avoir découvert les possibilités offertes par les applications, et à partir des traces de la séquence pédagogique et du scénario, les élèves créent un storyboard. L’étape suivante est la réalisation de la vidéo avec AdobeVoice et Tellagami. Au collège, le montage est réalisé par les élèves eux -mêmes (en 3ème et 4ème) ou par moi (en attendant d’avoir le temps de former les élèves de 6ème et 5ème au montage).
Les élèves coréalisent ce travail au sein de l’établissement scolaire, sur les temps de cours et d’atelier. Pour la prise de son, il faut disposer de plusieurs espaces : CDI, salle multimédia, etc.). Le travail en classe entière est possible car nous intervenons souvent en co-animation (deux à quatre personnes : infirmière, Assistant d’Education, professeurs documentaliste et de discipline).
Quels bénéfices les élèves tirent-ils selon vous de la réalisation des tutoriels ?
Le projet « #Je sais, Je partage » participe » à l’expérimentation d’un projet collectif reposant sur l’usage pédagogique du numérique, à l’éducation aux médias à l’information ainsi qu’à l’acquisition d’une culture numérique.
De plus, les élèves sont mis en situation de créer eux-mêmes des capsules à destination de leurs pairs. L’aide des pairs se conçoit ici à un même niveau et/ou d’un niveau à un autre (et parfois ce sont les 5 èmes qui aident les 3èmes). Il s’agit de sortir de la dimension « classe » pour inscrire l’apprentissage de l’élève dans une dimension socioculturelle.
Placer les élèves dans une situation d’experts et tuteurs vis-à-vis de leurs pairs apporte de la distanciation, du sens et de la motivation vis-à-vis du savoir. La co-construction d’un tutoriel numérique (capsule vidéo) par les élèves permet le réinvestissement des compétences et connaissances via une production sociale.
Ces tutoriels sont amenés à être partagés : selon quels dispositifs ?
La réalisation des tutoriels est valorisée par une mise en ligne sur un espace collaboratif interétablissements et une réutilisation des productions auprès d’autres élèves des établissements participants (cependant il n’est pas exclu à terme d’élargir l’accès aux tutoriels). Ces capsules créées par et pour des élèves serviront à introduire une séance pédagogique, conclure une séquence, voire à mettre en œuvre une pédagogie inversée.
Par ailleurs, il nous a semblé crucial que les élèves qui participent cette année au projet (environ 190), soient réunis à Laroquebrou au mois de mai 2016 afin de présenter, eux-mêmes, leur production.
En quoi le projet contribue-t-il à relier divers établissements, disciplines, structures ?
Fédérer diverses professions (infirmière, Assistant d’Education, professeur documentaliste, professeur de discipline, formateur, artiste vidéaste, chercheur universitaire, etc.), diverses types de structure (établissement scolaire, CANOPE, association, CARDIE, DAAC, université) autour d’un même projet est un travail de longue haleine. Ce travail de co-construction de projet, qui se développe au collège du Val de Cère et qui a mené cette année à « #Je sais, Je partage », est inscrit dans une démarche d’équipe et de partenariat qui a mûri au fil des ans avant de convaincre l’institution. Aujourd’hui ce projet est soutenu par la Cellule Académique de Recherche Développement Innovation Expérimentation (CARDIE) de Clermont Ferrand.
Les liens entre établissements et la pluridisciplinarité se construisent plus aisément sur le terrain et au travers d’un « prétexte » commun : un objet d’étude, une manifestation culturelle et/ou une production. Ceci est d’autant plus vrai lorsque les établissements sont éloignés géographiquement et qu’ils relèvent d’environnements différents (établissements ruraux et urbains).
A titre d’exemple, une formation sur la maîtrise des outils collaboratifs en ligne et sur l’usage des tablettes et applications a permis à tous les participants au projet de se rencontrer le 4 novembre 2015. L’enjeu pour les formateurs (le directeur de CANOPE, Christophe Desomer, animait avec moi cette formation) était de permettre le développement de la dynamique de groupe. Il s’agissait aussi de partir du niveau de maîtrise de l’informatique des collègues – non pas pour les amener à devenir des « Digital Immigrants »- mais tout simplement pour les convaincre de l’intérêt de tirer profit d’outils simples afin de faciliter l’apprentissage des élèves. Il suffisait de les amener à dépasser leur crainte, lever les freins. La tablette, les applications ne sont que des outils. Ils sont utiles tant qu’ils servent la pédagogie. Les temps de réunion, formation, co-conception, co-animation s’alternent et contribuent à tisser et surtout formaliser un réseau local de professionnels de l’éducation et de l’enseignement dans un environnement rural.
De plus, des chercheurs universitaires nous permettent d’avoir nous-mêmes (comme les élèves !) de la distanciation vis-à-vis de l’évolution de nos pratiques et de nos métiers. L’analyse de l’activité développée (l’activité réelle pour reprendre une terminologie utilisée dans la recherche-action) est réalisée par une professeur d’université en charge notamment de la formation des professeurs documentalistes : Nassira Hedjerassi, professeure des Universités (Université de Reims Champagne-Ardenne). Une autre chercheuse tentera d’étudier plus particulièrement le changement induit par ce projet d’équipe, dans les pratiques et surtout dans les représentations du métier d’enseignant qui utilisent -souvent pour la première fois- le numérique dans leur séquence pédagogique : Soumaya Ben Dhaou, PhD (South Mediterranean University, Tunis).
Pourquoi construire un projet qui repose sur l’utilisation pédagogique d’un outil nomade ?
Il y a, je dirais, cinq types d’avantages. Au niveau purement technique, la tablette est un outil nomade concentrant plusieurs fonctionnalités (saisie de textes courts, enregistrement audio, vidéo, appareil photographique, montage, …). Et c’est un outil intuitif (tout comme l’application utilisée) qui -pour être maîtrisé et utilisé- ne nécessite ni de prérequis (en terme de compétences informatiques), ni d’investissement important en temps.
Ensuite, cela facilite l’acquisition d’une culture numérique et de compétences informationnelles. Les « Digital Natives » ou « Digital Immigrants » (qui -selon Marc Prensky- auraient des compétences TICE supposées innées ou auraient enclenché aisément le processus d’acculturation) acquièrent des compétences informationnelles qui leur permettent de mieux appréhender la culture numérique, de développer une maîtrise des outils et du fonctionnement du Web. Cela leur permet de conscientiser et séparer leurs pratiques informelles des pratiques informationnelles plus pertinentes. Cela leur permet aussi de maîtriser leur attention face à un flux continu d’information au développement exponentiel : c’est l’économie de l’attention (Simon Herbert, 19712) versus l’économie de l’information (changement de modèle économique).
Un autre avantage est la limitation des freins liés à une non maîtrise des compétences périphériques. La prise en main extrêmement rapide permet de ne pas multiplier les handicaps liés à des compétences périphériques et de se concentrer sur les compétences cibles.
Un autre atout et non des moindres, est la contribution à l’amélioration du degré de motivation et de l’estime de soi. Produire des tutoriels dynamiques contribue à améliorer la motivation et l’estime de soi puisque, dans ce contexte, l’outil nomade permet d’aboutir à des capsules destinées à former les pairs. Les élèves adoptent aisément une démarche réflexive et une posture de tuteur alors même que le temps de travail sur tablette est minime par rapport au temps de travail en amont : un temps important consacré à la mise à distance par rapport aux compétences qui viennent d’être travaillées, à la conception du scénario, du story-board (ou scénarimage) à l’écriture du texte en voix-off, à l’entraînement à l’oralisation …
On peut également évoquer des avantages apportés par les outils nomades au sens large et leur combinaison avec un réseau pédagogique (tel que SambaEdu3) ou encore avec un Environnement Numérique de Travail : valorisation de contenus autres que le texte (son, image, vidéo) ; partage de données ; travail collaboratif ; mobilité dans la salle (ou hors les murs) ; évolution de la posture de l’enseignant.
Quels développements de ce projet envisagez-vous ?
Si à la fin de l’année le bilan de « #Je sais, Je partage » est positif, l’idéal serait une appropriation de ce projet par d’autres membres des équipes éducatives dans le cadre des ÉPI (enseignement pratiques interdisciplinaires) par exemple, et ainsi développer une banque de capsules interétablissements.
Mon « rêve » serait de développer un Laboratoire de Fabrication (FABLAB) dans le CDI du collège afin de pousser les élèves (voire les personnels !) à partager d’eux-mêmes leurs connaissances et compétences (dessiner des personnages de Manga ou Manhwa ; créer un scénario de BD ; idées et modèles d’origami ; utiliser la fonction calculatrice de l’ENT pour calculer sa moyenne ; comprendre le système de classement des savoirs pour trouver /ranger les livres dans le CDI ; créer une musique avec Audacity pour la chorégraphie en EPS ; etc.).
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Un tutoriel d’aide à la recherche documentaire par des 5èmes