Dans cette première partie, Rémi Brissiaud introduit deux concepts clés pour le nouveau programme de maternelle. Dans une deuxième partie, que nous publierons prochainement, il proposera une progression et deux autres concepts clés pour l’apprentissage du nombre en maternelle.
Première partie : décomposition et itération de l’unité
Un nouveau programme pour l’école maternelle, publié en mars 2015, est entré en application en septembre dernier. Comme les enseignants de maternelle ont pu le remarquer, les nouveautés y sont nombreuses. On peut même dire qu’une nouvelle perspective leur est offerte concernant l’apprentissage des nombres, les incitant à des évolutions majeures dans leurs choix pédagogiques. Le texte qui suit est le premier chapitre d’un livre à paraître, intitulé : « Le nombre en maternelle — Comprendre le programme 2015 ». Ce livre complétera une trilogie commencée en 2007 avec « Premiers pas vers les maths » (PPM) et qui s’est poursuivie en 2013 avec « Apprendre à calculer à l’école » (ACE).
Quatre concepts vont être présentés, qui étaient absents des programmes de 2002 et de 2008. Or, leur compréhension est incontournable afin de mettre en œuvre de manière éclairée le programme 2015 de maternelle ainsi que le futur programme pour le cycle 2 de l’élémentaire. En effet, d’après les projet disponibles, celui-ci s’inscrit dans la continuité du programme maternelle. Ces concepts-clés sont ceux de décomposition, d’itération de l’unité, de comptage-numérotage et de comptage-dénombrement. Les deux premiers concepts seront abordés dans cette première partie du texte, les deux autres le seront dans la suivante.
Un premier concept fondamental, celui de décomposition
On lit dans le programme maternelle qu’en fin de GS, les enfants doivent savoir « parler des nombres à l’aide de leur décomposition. » S’il y a un concept dont l’introduction doit être considérée comme emblématique du tournant amorcé par le programme maternelle et élémentaire 2015, c’est celui de décomposition ou, lorsqu’on s’exprime de manière plus précise, de décomposition-recomposition. Ces mots sont utilisés 6 fois dans le programme maternelle alors qu’ils étaient totalement absents dans ceux de 2002 et 2008. Et dans le projet de programme cycle 2, il est utilisé 8 fois alors qu’il n’était utilisé qu’une seule fois dans les programmes 2002 et 2008.
En fait, ces programmes renouent avec une définition du nombre qui était celle des plus grands pédagogues de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle. En effet, dès les années 1880, Ferdinand Buisson, le Directeur de l’Enseignement du ministre Jules Ferry, préconisait ce qu’il appelait une « méthode intuitive » concernant l’enseignement du nombre et il considérait que pour un nombre comme pour tout autre « objet », « (le) connaître c’est pouvoir le comparer avec d’autres, le suivre dans ses transformations, le saisir et le mesurer, le composer et le décomposer à volonté ». Lorsqu’on met ainsi l’accent sur les décompositions d’un nombre, comprendre le nombre 8, par exemple, c’est s’être forgé la conviction que pour construire une collection de 8 unités, on peut en ajouter 1 à une collection de 7, on peut en ajouter 3 à une collection de 5, on peut réunir deux collections de 4, on peut enlever 2 unités à une collection de 10, etc. Mais Ferdinand Buisson parle également de « composition » et c’est ainsi que plus tard dans la scolarité comprendre le nombre 8, c’est aussi savoir que à 8 fois 25 est égal à 200, que 8 fois 125 est égal à 1000…
Ainsi, avançons une première définition de la compréhension d’un nombre : comprendre un nombre donné, c’est savoir comment il est composé en nombre plus petits que lui et savoir l’utiliser pour en composer de plus grands. La compréhension des nombres se fonde donc dans l’usage pertinent de stratégies de composition-décomposition. Nous ne développerons pas plus avant cette idée dans cette première partie du texte, d’une part parce que cela est fait dans PPM (2007) et ACE (2013), d’autre part parce nous allons voir que le concept de composition-décompostion est constamment présent lorsque l’on cherche à définir les autres concepts qui nous intéressent ici : ceux d’itération de l’unité et de comptage-dénombrement.
Un deuxième concept fondamental, celui d’itération de l’unité
Les cinq premiers nombres se construisent dans l’ordre.
On lit dans le programme maternelle que « l’itération de l’unité (trois c’est deux et encore un) se construit progressivement, et pour chaque nombre.
Ainsi, l’itération de l’unité est présentée dans le programme comme une propriété qui a partie liée avec la connaissance d’une décomposition : « trois c’est deux et encore un » et son appropriation par l’enfant est qualifiée de « progressive ». Pour mieux expliciter ce qu’est l’itération de l’unité, précisons la façon dont s’effectue cette progression.
• L’enfant apprend d’abord que « deux cubes, c’est un cube et encore un », il apprend que « deux verres, c’est un verre et encore un », que « deux chaises, c’est une chaise et encore une », etc.
• Cela lui permet de donner du sens à l’expression « deux, c’est un et encore un » dans laquelle ne figure aucune unité. Celle-ci permet en effet de mémoriser la façon dont on forme des collections de « deux cubes », de « deux verres », de « deux chaises »… : on en prend « un et encore un » ou bien « une et encore une ».
• L’enfant apprend ensuite que « trois cubes, c’est deux cubes et encore un », il apprend que « trois verres, c’est deux verres et encore un », que « trois chaises, c’est deux chaises et encore une », etc.
• C’est ainsi que, plus tard, il donne du sens à l’expression : « trois, c’est deux et encore un » parce qu’elle lui permet de mémoriser la façon dont on forme des collections de « trois cubes », « trois verres », « trois chaises »… : on en prend « deux et encore un »..
• L’enfant apprend ensuite que « quatre cubes, c’est trois cubes et encore un », il apprend que « quatre verres, c’est trois verres et encore un », que « quatre chaises, c’est trois chaises et encore une », etc.
• Idem avec « cinq »
En effet, les résultats de la recherche en psychologie des apprentissages numériques (voir par exemple Sarnecka & Carey, 2008) ne laissent aucun doute : jusqu’à « cinq », l’enfant comprend les nombres dans l’ordre. On n’a jamais vu un enfant comprendre le nombre 3 sans lui associer les nombres 1 et 2, ni un enfant comprendre le nombre 4 sans lui associer les nombres 1, 2 et 3 et, enfin, un enfant comprendre le nombre 5 sans lui associer les nombres 1, 2, 3 et 4.
Encore faut-il préciser ce que signifie l’expression « comprendre un nombre ». Les chercheurs considèrent aujourd’hui le plus souvent que cette compréhension commence avec l’appropriation progressive de l’itération de l’unité (pour une synthèse des recherches disponibles, voir Brissiaud, 2014 a et b). Ainsi, on ne peut pas parler de compréhension du nombre 5 tant que l’enfant ne sait pas qu’une collection de 4 objets à laquelle on en ajoute 1 contient alors 5 objets. Insistons encore une fois : il ne s’agit là que du début de la compréhension de ce nombre parce que, comme nous l’avons vu plus haut, bien comprendre le nombre 5, c’est savoir utiliser le fait que 5, c’est aussi 3 et encore 2, c’est 2 et encore 3 ou bien 1 et encore 4. Ultérieurement, l’enfant accèdera à une compréhension du nombre 5 meilleure encore lorsqu’il apprendra que 5 + 1 = 6, que 5 + 2 = 7, que 5 + 5 = 10, que 5 x 5 = 25, que 5 x 20 = 100, etc.
Cependant, parmi toutes les façons de composer de nouveaux nombres, il convient évidemment d’en distinguer une : celle qui relie l’ordre sur les nombres à leur engendrement successif par ajout d’une nouvelle unité. On lit ainsi p. 17 du programme que « les enfants doivent comprendre que toute quantité s’obtient en ajoutant un à la quantité précédente (ou en enlevant un à la quantité supérieure) et que sa dénomination s’obtient en avançant de un dans la suite des noms de nombres ou de leur écriture avec des chiffres. ». Il s’agit là d’une définition générale de l’itération de l’unité, une définition qui vaut pour les cinq premiers nombres mais aussi pour les suivants : les enfants doivent comprendre qu’en ajoutant une nouvelle unité à une collection de 5 le nombre change (un nombre est défini à 1 près !) et, donc, que le nom de ce nouveau nombre est différent de 5 : on l’appelle 6 et ce nouveau mot est le successeur de 5 dans la suite des noms de nombres. Et l’on définirait de même le début de la compréhension des nombres 6, 7, 8…
Notons cependant que le processus de compréhension des nombres au-delà de 5 ne se déroule pas à l’identique de celui des premiers nombres du fait que le nombre 5, celui des doigts d’une main, joue un rôle crucial dans la compréhension des nombres de 6 à 10. En effet, comme il est facile de se représenter les nombres au-delà de 5 sur les doigts, le nombre 7 peut aisément être présenté comme 5 et encore 2, et pas seulement comme 6 et encore 1 ; 8 peut aisément être présenté comme 5 et encore 3 et pas seulement comme 7 et encore 1, etc.
La transition du « nombre de … » au nombre
On lit dans le programme que : « le nombre en tant qu’outil de mesure de la quantité est stabilisé quand l’enfant peut l’associer à une collection, quelle qu’en soit la nature, la taille des éléments et l’espace occupé : cinq permet indistinctement de désigner cinq fourmis, cinq cubes ou cinq éléphants ».
Lorsqu’un enfant parle de 3 fourmis (respectivement : cubes, éléphants…), nous allons voir qu’il est utile de prendre au sérieux le fait que dans ce que dit l’enfant, le nombre 3 est suivi de la nature de l’unité (une fourmi) et, donc, de considérer que cet enfant parle alors d’un « nombre de fourmis » (respectivement : de cubes, d’éléphants…), c’est-à-dire qu’il parle d’un « nombre de… ». Cette distinction entre « nombres de… » et « nombres » est très importante parce que, comme cela est souligné dans le passage précédent du programme, les compétences d’un enfant avec un nombre sans unité ne sont pas nécessairement les mêmes qu’avec les « nombres de… ». De plus, l’enfant découvre les différents « nombres » alors qu’il s’agit de « nombres de… ».
Ainsi, considérons ce dialogue avec un enfant dont on pense qu’il comprend les 2 premiers nombres parce qu’il réussit toutes les tâches mettant en jeu des collections de 2 unités. Il sait donner 2 cubes (crayons, images…) en justifiant sa réponse du fait que c’est 1 cube (crayon, image…) et encore 1. Il sait former une collection de 2 doigts de différentes façons. Si trois boîtes contiennent respectivement 1, 2 et 3 cubes, il sait indiquer celle qui en contient 2. Face à 1 cube, il sait ce qu’il faut faire pour qu’il y en ait 2. Et bien d’autres tâches pourraient être évoquées ici parce que, prises dans leur ensemble, elles attestent de la compréhension du nombre 2. L’enseignant décide de lui apprendre le nombre 3 et, dans ce but, il le met face à un panier vide et divers objets sur la table : un tas de cubes, un pot rempli de crayons, une boîte remplie d’images… Ce dialogue s’ensuit (l’enseignant vise une théâtralisation de la définition de 3).
Enseignant : Prends 2 cubes et mets-les dans le panier… (l’enfant réalise l’action). Combien y a-t-il de cubes dans le panier ?
Enfant : Il y a un cube, un cube (en les montrant respectivement), deux cubes.
Enseignant : Regarde, je prends un autre cube et je vais le mettre lui aussi dans le panier. Attention ! Maintenant dans le panier, il y a… 2 cubes (en les montrant)… et encore 1 cube (en le posant légèrement à part), 3 cubes (en les entourant avec le doigt). Tu vois, 2 cubes et encore 1 cube, c’est 3 cubes ; 2 et encore 1, c’est 3.
Enseignant : Je vide le panier et maintenant je te demande de mettre 3 crayons dans le panier… (ensuite 3 images…)
A travers un tel dialogue l’enfant rencontre le nombre 3 sous la forme d’un « nombre de cubes » et, plus généralement, les enfants rencontrent chacun des premiers nombres alors qu’il s’agit de « nombres de… » (crayons, images…). Mais on remarquera que l’enseignant a judicieusement choisi de reformuler l’expression « 2 cubes et encore 1 cube, c’est 3 cubes » sous la forme plus générale « 2 et encore 1, c’est 3 ». En effet, si l’utilisation de « nombres de… » s’impose pour que l’enfant puisse se référer aux objets physiques de la situation (2 cubes… et encore 1 cube, c’est 3 cubes), l’usage dans le même temps de l’expression « 2 et encore 1, c’est 3 » fournit à l’enfant un premier indice du fait que le procédé vaut quelle que soit l’unité (cubes, crayons, images…) : la reformulation des relations entre « nombres de… » sous la forme de relations entre nombres, favorise la transition « des nombres de… » vers les nombres.
L’usage de « nombres figuraux » favorise également cette transition
On lit dans le programme (p. 14) que : « Entre deux et quatre ans, stabiliser la connaissance des petits nombres (jusqu’à cinq) demande des activités nombreuses et variées portant sur la décomposition et recomposition des petites quantités (trois c’est deux et encore un ; un et encore deux ; quatre c’est deux et encore deux ; trois et encore un ; un et encore trois), la reconnaissance et l’observation des constellations du dé, la reconnaissance et l’expression d’une quantité avec les doigts de la main, la correspondance terme à terme avec une collection de cardinal connu. »
C’est le seul passage des programmes qui parle de ce que j’ai longtemps appelé des « collections-témoins organisées » (constellations du dé, dominos de Me Herbinière-Lebert qui sont présentés plus loin, doigts de la main…). C’est l’occasion d’exprimer un regret : pour parler de ces entités, j’ai longtemps utilisé de façon systématique l’expression « collection-témoins organisée ». Je pense aujourd’hui qu’il convient d’éviter cet usage systématique et, en alternance, introduire la notion de « nombres figuraux ». C’est le choix des mathématiciens parmi les plus grands comme les pythagoriciens, Pascal, Fermat…, c’est également celui d’un psychologue du siècle dernier, François Bresson (1987), dans un remarquable article de synthèse consacré aux différents types de représentations. Soulignons que, vu l’importance de l’usage des nombres figuraux pour favoriser le progrès de l’enfant, la place qui leur est accordée dans le programme est vraisemblablement insuffisante. Cet usage des nombres figuraux, et notamment des doigts, est longuement analysé dans PPM (Brissiaud, 2004) et ACE (Brissiaud, 2013). Montrons seulement ici que cet usage favorise la transition entre les « nombres de… » et les nombres.
Imaginons ainsi qu’un enseignant de petite section demande à un élève de lui donner 3 cubes tout en lui montrant une collection de 3 doigts qu’il lève ainsi : « Donne-moi 3 cubes, comme ça : deux cubes (en levant 2 doigts) et encore un (en levant un autre doigt), trois ». Pour un enfant, il est plus difficile de comprendre ce que dit l’adulte dans cette situation que dans celle qui a été décrite précédemment. En effet, l’enfant est face à un adulte qui demande qu’on lui donne des cubes alors qu’il montre… des doigts ! Pourquoi l’adulte montre-t-il des doigts alors qu’il désire des cubes et que ceux-ci sont présents sur la table ? De toute évidence, ce second type de dialogue, c’est-à-dire l’usage des doigts pour former des nombres figuraux, ne doit intervenir qu’après le premier type de dialogue.
Mais ce qui fait la difficulté de cette dernière situation est également à l’origine de son intérêt : du fait que l’adulte réalise l’ajout d’une nouvelle unité sur les doigts et non sur les cubes, l’enfant est conduit à prendre conscience que, pour former une collection de 3, c’est l’ajout d’une nouvelle unité à une collection de 2 qui importe et non la nature des unités avec lesquelles cette action est exécutée. Et cette prise de conscience sera favorisée du fait que le même dialogue sera tenu avec des crayons, des images… « Donne-moi 3 crayons, comme ça : deux crayons (en levant 2 doigts) et encore un (en levant un autre doigt), trois », « Donne-moi 3 images, comme ça : deux images (en levant 2 doigts) et encore une (en levant un autre doigt), trois », etc.
Progressivement, du fait qu’un doigt est susceptible de valoir pour un cube, un crayon, une image…, chaque doigt sera considéré comme un symbole renvoyant à l’idée d’unicité et plus seulement comme un substitut de « un cube », « un crayon », « une image »… Et l’enfant comprendra la relation que l’on veut lui enseigner, celle qui relie entre eux des nombres et non des « nombres de… » : « trois, c’est deux et encore 1 ». Ainsi, l’usage des doigts, qui ne sont ni des cubes, ni des crayons, ni des images… mais des unités génériques que l’on porte toujours sur soi et, donc, facilement mobilisables, favorise la transition des « nombres de… » vers les nombres.
Avant d’examiner une autre conséquence de l’usage de nombres figuraux organisés comme les doigts, rappelons que pour favoriser l’accès à d’authentiques nombres figuraux, il est important de représenter un même nombre de différentes façons sur les doigts, de représenter 3 par la configuration « index, majeur, annulaire » tout autant que « pouce, index, majeur », par exemple. L’annulaire pouvant être substitué au pouce dans la représentation de 3, cela renforce l’idée que lui aussi vaut 1 et, plus généralement, que chaque doigt vaut 1 (voir PPM p. 18-20 et ACE p. 79-81 ).
Privilégier le domaine numérique des 10 premiers nombres
On lit dans le programme qu’en fin de maternelle, les enfants doivent savoir « Quantifier des collections jusqu’à dix au moins ; les composer et les décomposer par manipulations effectives puis mentales ».
Ainsi les enseignants de maternelle retrouvent-ils la liberté de n’étudier que les 10 premiers nombres à l’école maternelle. Pourquoi 10 et non 20 ou 30 ? Parce que, comme cela est rappelé dans l’extrait précédent du programme, l’étude des nombres doit s’accompagner de celle de leurs décompositions. Concernant les nombres au-delà de 10 (13, 21, 27, 34…), les décompositions les plus importantes sont évidemment celles dont l’un des termes est 10 ou un multiple de ce nombre : 20, 30… A l’école, il n’y a pas de réelle étude du nombre 11 sans insister sur le fait que « 11, c’est 10 et encore 1 », il n’y a pas de réelle étude du nombre 12 sans insister sur le fait que « 12, c’est 10 et encore 2 », etc. Pour réellement étudier les nombres 11, 12, 13… à l’école maternelle, il faudrait donc y amorcer l’étude du nombre 10 en tant que base de la numération décimale alors que cette étude a mieux sa place au CP.
Pour autant, cela ne signifie pas que la quantification de grandes collections devrait être bannie de l’école maternelle. Donnons l’exemple d’élèves de début de GS qui venaient de recevoir une carte postale grand format, envoyée par une classe avec laquelle ils correspondaient. Sur cette carte, pour l’essentiel, il y a 23 mouettes en vol. L’un des enfants, après avoir dit qu’il y en a beaucoup, demande à la maîtresse combien il y en a. Un autre enfant qui sait compter loin (il faudrait dire « compter-numéroter »), se propose pour le faire. L’enseignant, arguant du fait que la plupart des enfants ne savent pas compter aussi loin, demande de trouver un autre moyen pour savoir combien il y a de mouettes et la solution surgit : « Et si on cherchait combien ça fait de main ? ». Pour former les groupes de 5, les enfants utilise un comptage mais il faudrait dire un « comptage-dénombrement », celui qui a été privilégié dans cette classe (voir la deuxième partie de ce texte à paraître demain). Ils tracent un petit trait sur chaque mouette prise en compte afin d’éviter les oublis et les doublons. Chaque trait représente vraisemblablement un doigt, puisqu’ils cherchent à former des mains. Les groupes de 5 traits sont entourés et la conclusion s’en suit : « Des mouettes, il y en a 4 mains et encore 3 ». La quantité correspondante est réalisée : deux enfants montrent tous leurs doigts, un troisième en montre 3.
Plus tard, en GS, dans une occasion semblable, l’enseignant peut inviter les enfants à faire des groupes de 10, en utilisant 5 comme groupement intermédiaire, évidemment. Il peut même conclure l’échange avec les enfants en leur donnant l’écriture du nombre et en la commentant ainsi (on supposera qu’il s’agit de 46 marrons) : « Donc il y a 4 groupes de 10 marrons et encore 6 marrons, je vais vous dire comment on écrit ce nombre : on écrit le chiffre « 4 » parce qu’il y a 4 groupes de 10 marrons et, à côté du « 4 », on écrit le chiffre « 6 » parce qu’il y a 6 marrons qu’il ne faut pas oublier et ce nombre (en pointant l’écriture « 46 »), les grands le disent « quarante-six ». Quarante-six, c’est 4 groupes de 10, c’est écrit ici (en pointant le « 4 ») et encore 6, c’est écrit là (en pointant le « 6 »). Vous apprendrez à lire et écrire ces nombres l’année prochaine au CP. »
L’enseignant ne fait donc aucune rétention d’informations, il ne refuse pas d’aborder la quantification de grandes collections quand la vie de la classe invite à le faire. En revanche, il privilégie de manière systématique la découverte d’un nouveau nombre en explicitant comment celui-ci est formé en nombres plus petits et déjà connus, sous la forme d’une décomposition qui, en l’occurrence, privilégie le repère 10. Remarquons encore que dans le cas de ces nombres plus grands que 10, l’enseignant ne cherche pas à ce que l’enfant mémorise cette décomposition puisque nous avons vu que, conformément au programme, les nombres au-delà de 10 peuvent ne pas faire l’objet d’un apprentissage systématique. Sa stratégie est de développer chez ses élèves un rapport à ces nombres qui, comme dans le cas des nombres plus petits que 10, fasse que les élèves cherchent à les comprendre en les décomposant en nombres plus petits et en prenant appui de manière privilégiée sur les nombres « incarnés » que sont 5 et 10.
Le nombre 10 apparaissant comme une borne supérieure pour l’étude systématique des nombres à l’école maternelle, la question se pose de savoir si cette borne ne serait pas déjà trop grande et si cette étude systématique ne devrait pas plutôt se limiter aux 5 premiers, par exemple. Une façon de répondre à cette question consiste à se référer aux connaissances des enfants japonais à l’entrée de la classe équivalente à notre CP. En effet, le système scolaire japonais a depuis longtemps fait le choix didactique qui est le nôtre maintenant : favoriser une découverte des nombres à l’aide de leurs décompositions. Par ailleurs, au vu des comparaisons internationales, on observe dans ce pays des performances de haut niveau sur le long terme. Or, les chercheurs japonais (Hatano, 1983) estiment qu’à l’entrée de la classe équivalente à notre CP, la quasi totalité des élèves ont compris les 5 premiers nombres mais que seule une moitié d’en eux les maîtrisent jusqu’à 10. Ainsi, l’attendu de connaître les 10 premiers nombres et leurs décompositions en fin de CP doit-il être considéré comme un idéal régulateur : faire aussi bien qu’au Japon serait déjà un excellent résultat pour l’école maternelle française.
Dans la deuxième partie de ce texte, nous proposerons une progression de la PS à la GS dans l’étude des 10 premiers nombres et nous aborderons deux autres concepts-clés, ceux de comptage-dénombrement et comptage-numérotage.
Rémi Brissiaud
Chercheur au Laboratoire Paragraphe, EA 349 (Université Paris 8)
Équipe « Compréhension, Raisonnement et Acquisition de Connaissances »
Membre du conseil scientifique de l’AGEEM
Dans le Café pédagogique
Maternelle : la refondation est au rendez-vous
Le nombre dans la consultation de maternelle
Nouveau programme de maths de cycle 2
Retour sur le programme de maths de cycle 2
Sur le principe alphabétique en maternelle
Maths au cycle 2 : Réponses des coordinateurs
Bibliographie de la première partie
Bresson F. (1987) « Les fonctions de représentation et de communication », in Jean Piaget, Pierre Mounoud & Jean-Paul Bronckart, Psychologie (Encyclopédie la Pléiade), pp. 933-982. Paris : Gallimard.
Brissiaud R. (2007) Premiers pas vers les maths. Les chemins de la réussite à l’école maternelle. Paris : Retz
Brissiaud, R. (2013) Apprendre à calculer à l’école – Les pièges à éviter en contexte francophone. Paris : Retz
Brissiaud, R. (octobre 2014) Pourquoi l’école a-t-elle enseigné le comptage-numérotage pendant près de 30 années ? Une ressource à restaurer: un usage commun des mots grandeur, quantité, nombre, numéro, cardinal, ordinal, etc. Texte mis en ligne à l’adresse : http://www.cfem.asso.fr/debats/premiers-apprentissages-numeriques/Brissiaud_UneRessource aRestaurer.pdf
Brissiaud, R. (décembre 2014) Vers la fin de la confusion entre le nombre et la quantité représentée par une collection de numéros ? Texte mis en ligne à l’adresse : http://www.cfem.asso.fr/debats/premiers-apprentissages-numeriques/BrissiaudCfem2.pdf
Buisson, F. (1887) Intuition et méthode intuitive in Ferdinand Buisson (Ed), Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, Paris : Hachette.
Hatano, G. (1982). Learning to add and subtract: a Japanese perspective. In T. P. Carpenter, J. M. Moser & T. A. Romberg (Eds.), Addition and subtraction: A cognitive perspective (pp. 211–223). Hillsdale, NJ: Erlbaum.
Sarnecka, B. W., & Carey, S. (2008). How counting represents number: What children must learn and when they learn it. Cognition, 108(3), 662-674.