Illectronisme, analphabétisme numérique, fracture numérique… autant de termes qui portent une préoccupation pour les plus démunis face au numérique. En même temps que le rapport de Jean Paul Delahaye qui n’a fait qu’une petite place au problème numérique, ou encore le rapport du CESE (Conseil Economique Social et Environnemental), le référentiel de l’éducation prioritaire ne donne que quelques indications très légères par rapport au numérique. En fait il semble que la place du numérique dans les pratiques sociales quotidiennes des jeunes soit largement sous-estimée. Certes tout est important et certains diront que le numérique passe après ces priorités. Mais il semble bien que cette attitude soit un reflet plus général d’une société d’adultes qui ne s’aperçoivent pas des conséquences réelles de ce qu’ils ont initiés depuis trente années, en promouvant le numérique au quotidien et en le considérant, la plupart du temps, comme un simple objet extérieur dans un environnement qui ne changerait pas tant que ça.
Ces appareils déjà là dès la naissance dans l’environnement proche vont faire l’objet d’une appropriation par les enfants. Celle-ci repose d’abord sur l’acceptation telle qu’elle est de ces objets. Ces objets sont une sorte de médiation entre l’individu et sa construction identitaire, son individuation. L’observation des espaces de vie familiaux montre bien combien cette médiation s’opère à partir de la richesse et de la variété de ces médiations. Ces médiations sont d’abord humaines, mais elles sont aussi instrumentées (rappelons-nous l’image du fouet dans certaines familles), voire instrumentales (lorsque l’écran devient garde d’enfant). Plus largement les apprentissages dont on sait qu’ils sont contextualisés, situés, subissent donc les effets de l’environnement humain, matériel, temporel et spatial. Or ce qui différencie le plus les trajectoires individuelles c’est justement ce contexte face auquel chaque enfant tente de faire face parfois avec une résilience étonnante (cf. Boris Cyrulnik).
Du côté des adultes, les modes de vie diffèrent grandement selon de nombreux paramètres sociaux, culturels, économiques, historiques… De ces différences initiales se construisent des modes éducatifs tout aussi différents et donc la construction d’environnements éducatifs variés. L’arrivée de l’informatique puis son élargissement au numérique a amené les populations les plus démunies à de positionner et faire des choix. L’analyse des statistiques concernant les dépenses des foyers montre bien que les sommes consacrées aux objets d’information et de communication ont augmenté de manière significative dans toutes les couches de la société. Cependant l’analyse des usages, au moins sous leur forme déclarative montre des différences significatives entre médias de flux et médias interactifs.
Les plus démunis ne sont pas uniquement ceux qui disposent le moins de moyens financiers. Ce sont aussi ceux qui vivent des situations difficiles soit un plan social, soit sur un plan affectif, soit sur un plan médical. Les appellations multiples qui évoquent cet ensemble de situations montrent bien que le fait d’être démuni concerne d’abord ce à quoi on ne peut faire face par soi-même sans risquer d’être mis de côté. Or les moyens numériques sont dans toutes les poches, dans toutes les mains et sont donc de nouveaux éléments de l’environnement ordinaire. A ce titre, les posséder et les utiliser est aussi un moyen de ne pas être mis de côté par rapport aux autres. C’est pourquoi les familles, les adultes qui souhaitent effacer certaines différences sont souvent attentifs à ce que le numérique ne rajoute une différence supplémentaire. C’est ce discours aussi qu’on entend dans les groupes d’enseignants le plus souvent sous la forme de : que fait-on de ceux qui n’ont pas accès ? Cette question est très souvent liée à la possession des appareils et à la connexion mais beaucoup plus rarement aux autres difficultés rencontrées par les jeunes. Parfois même, dans certains propos extrêmes; cela conduit à un double rejet : ne pas mettre le numérique dans les classes et ne pas autoriser les jeunes à importer leurs propres pratiques du numérique dans l’espace scolaire.
Et pourtant plusieurs témoignages d’éducateurs et d’observateurs témoignent de la place prise par les moyens numériques dans le quotidien de nombre de ces jeunes démunis. Ils nous indiquent pour la plupart le développement d’habiletés en lien avec ces moyens. Habiletés qui dans de nombreux cas permettent de commencer à compenser ces différences. Certes, souvent maladroites, peu expertes, ces habiletés sont très liées au contexte vécu par le jeune. D’ailleurs l’école s’en méfie souvent, elle qui déclare souvent que les jeunes ne sont pas compétents, en oubliant de préciser que c’est pour ce que l’école réclame qu’ils ne le sont pas. Mais ces jeunes tentent aussi de s’insérer dans une société qui parfois leur semble les tenir à l’écart.
L’une des missions de l’école et de ses fondateurs est de faire accéder les jeunes à des espaces auxquels leur vie quotidienne ne donne pas accès. Mais le monde scolaire s’est rapidement transformé en lieu de formatage du citoyen en s’appuyant sur deux piliers : la nation et le savoir. Il se trouve que le numérique modifie ces deux territoires de manières importante : la nation est mises à mal par la mondialisation informationnelle, le savoir est diffusé au-delà des murs prescrits de l’institution scolaire. Mais la mission d’ouverture de l’école ne doit pas être oubliée. Ce qui a changé c’est la frontière : jusqu’à il y a peu maîtrisée et surveillée, elle est désormais poreuse. Permettre aux plus démunis de participer à la société, c’est, pour l’école permettre de passer du hors l’école au dans l’école et inversement. Pas en mettant en place des ENT et autre cahiers de textes numériques qui ne sont que des moyens techniques, mais en permettant, au coeur de la pédagogie et des enseignements disciplinaires, aux jeunes de faire des liens d’aller plus loin, bref de permettre à leurs habilités de devenir des compétences, scolaires ou non…
Bruno Devauchelle