Comment embrasser sur grand écran un pan entier de l’histoire contemporaine du Japon tout en concentrant le regard sur la (petite) histoire d’une ‘maison’ et de ses habitants ? Pour son 82ème long métrage, Yoji Yamada, vétéran du cinéma de son pays, signe une œuvre magistrale, pleine de grâce et de jeunesse. S’y entremêlent un mélodrame intime, traversé par des bourrasques de désir et d’amour, habité par le secret, et une fresque recouvrant plusieurs générations, malmenées par les soubresauts d’un siècle tumultueux, aux destins brisés par ‘le grand crime de la guerre’. Fiction incroyablement audacieuse, en raison du télescopage formel des époques et des genres, « La maison au toit rouge » nous offre à la fois un plaidoyer poétique en faveur des aspirations au bonheur et une satire, feutrée et féroce, de la bêtise meurtrière d’une société courant à sa perte.
Journal intime de la servante Taki
Dans l’appartement désuet et bien rangé de Taki, sa tante qui vient de mourir, le jeune Takeshi et d’autres membres de sa famille, trient et dispersent les quelques affaires de la vieille dame, laquelle ne s’est jamais mariée. Un objet, précieux entre tous, mérite cependant le traitement attentionné de Takeshi : il s’agit des cahiers de ‘mémoires’ manuscrites que le garçon, en rendant des visites régulières à sa tante, a vu s’écrire de la main de Taki, en réponse aux sollicitations répétées de ce dernier.
La découverte du journal intime, sorte de fil rouge de l’histoire des intermittences du cœur, nous fait voyager dans le temps : de la jeunesse pauvre de Taki (en 1925) contrainte de quitter sa campagne natale, de son ‘embauche’ dans la banlieue de Tokyo comme bonne au sein d’un foyer bourgeois (de 1936 au déclenchement de la Guerre) jusqu’à sa mort, dans le Japon d’aujourd’hui.
Flash-back. Après quelques essais infructueux chez d’autres maîtres, la jeune Taki, yeux et tête baissés, gestes retenus, fait ses premiers pas en tant que bonne au sein d’une petite maison bourgeoise ‘au toit rouge’ auprès de la ravissante Tokiko, épouse de Masaki, cadre moyen dans une entreprise fabricante de jouets, et leur jeune fils âgé de six ans. La servante, dès ses débuts, se fait apprécier : discrète et effacée auprès du maître de maison, efficace et attentionnée pour sa maîtresse, pleine de sollicitude et d’affection pour l’enfant au point d’effectuer des massages quotidiens de ses pieds, jusqu’à une guérison inespérée.
Longueur des plans, organisation rigoureuse de l’espace et codification des règles de déplacement des personnages dessinent la lenteur des jours et des nuits dans leur déroulement répétitif, la rigidité des positions sociales et des différences entre les sexes.
Tranquillité trompeuse, battements des cœurs
Pourtant, au beau milieu d’un dîner ‘convenu’ entre hommes à l’occasion d’une petite réception en l’honneur du président (présent) de la firme où travaille son époux, Tokiko, secondée par sa fidèle servante, reçoit, pour la première fois un convive, Masaki, doté d’un charme fou, aux yeux des deux jeunes femmes. Nouvel embauché dans l’entreprise comme graphiste, il est aussi amateur de contes et de poésie. Face à tant de délicatesse, l’enfant est aux anges, doté désormais d’un nouveau camarade de jeux et d’un raconteur d’histoires, et la belle maîtresse de maison, corsetée par les conventions et sa tenue vestimentaire, a bien du mal à contenir une attirance, devenue perceptible aux yeux de sa servante, un désir féminin que seul le mari, enfermé dans une masculinité arrogante, n’imagine même pas.
Fidèle à la tradition du grand mélodrame, le déclenchement d’une tempête accompagnée de tornades de vent retarde les transports, le retour du mari de l’usine et oblige le jeune ‘chevalier servant’ à accepter un hébergement pour la nuit dans ‘la petite maison au toit rouge’. Au cours de ce moment exceptionnel qui rompt la monotonie des jours, le tonnerre gronde, la foudre éteint la lumière et embrase les cœurs ! Rien de conventionnel cependant dans le traitement de ce séisme intime dont les répercussions s’étendront dans le temps bien au-delà de la mort de la jeune servante, témoin incandescent alors de l’idylle interdite entre sa maîtresse-à qui la lie une tendresse non dite- et le jeune poète –à qui la lie un amour secret.
Guerre mensongère, vérité du secret
Tandis que les femmes, portant leurs kimonos comme des juste-au-corps, cachent leurs désirs, les hommes, s’esclaffent entre eux, rient bruyamment et décident du bien-fondé des ‘mariages arrangés’ tout en blaguant autour de la table et en échangeant des sourires salaces. A l’exception du jeune dessinateur, les autres représentants de la gente masculine chantent les bienfaits de la technique et le ‘modernisme’ dominant dans la société japonaise d’avant-guerre. Ce sont les mêmes qui entonnent le ‘couplet’ guerrier et adhèrent sans recul à l’idéologie et au discours officiel qui vont entraîner leur pays dans le conflit.
Nous percevons la bêtise criminelle majoritaire et ses effets désastreux sur la communauté des hommes : désirs piétinés, élans de tendresse anéantis, villes, maisons et familles détruites. Nous ne perdons cependant jamais la trace de Taki, (coup de chapeau à la comédienne Haru Kuroki, en particulier) jeune fille modeste, hantée par un secret, lourd à porter, et par une décision, difficile à assumer, que nous ne révélerons pas ici sous peine de vous briser le cœur.
En nous offrant cette mystérieuse histoire d’amour, enchâssée dans une sombre période de l’histoire contemporaine de son pays, Yoji Yamada emprunte des voies originales et refuse de laisser le dernier mot au malheur. Pendant le générique final, une surprise nous attend : elle renoue malicieusement avec le ‘happy end’ cher aux livres illustrés destinés aux enfants et ‘la maison au toit rouge’ renait sous nos yeux. Une raison supplémentaire d’y entrer.
Samra Bonvoisin
« La maison au toit rouge », film de Yoji Yamada-sortie en salles le 1er avril
Prix d’interprétation féminine pour Haru Kuroki, festival de Berlin 2014 ; Soleil d’or du meilleur film, festival Kinotayo 2014