D’un·e ministre à l’autre, les programmes continueront-ils à subir le rouleau compresseur du passéisme ? Une révision des programmes de français et de mathématiques du cycle 3 a été demandée en mars 2024 par Nicole Belloubet, alors ministre de l’Education nationale : le Conseil Supérieur des Programmes a rendu publics ses projets le 7 janvier 2025 et ouvert une consultation jusqu’au 7 février 2025. L’Association Française pour l’Enseignement du Français (AFEF) n’a pas été sollicitée dans la phase de préparation. Viviane Youx, présidente de l’AFEF, livre au Café pédagogique son analyse et son verdict, sévères : « Jusqu’où vont tenir les enseignant·es à force de réduction de leurs ambitions éducatives ? Comment supporter les contradictions incessantes avec leur formation et les travaux de recherche, comment réussir à engager durablement l’intérêt des élèves, et les accompagner dans la diversité de leur rapport à l’école et à la langue française ? »
Une procédure contestable
Que faire face au rouleau compresseur de programmes de français élaborés sans concertation ? Et si l’objectif premier était de balayer définitivement les programmes de 2015, qui rassemblaient toutes les disciplines en les reliant au socle commun ? …
Nous venons d’être informés d’une consultation nationale sur les programmes de français et de mathématiques au cycle 3. Une lettre de saisine du 13 mars 2024 de la ministre de l’Éducation nationale (laquelle ? nous nous y perdons pour 2024…) demandait au Conseil supérieur des programmes (CSP) de réviser ces programmes. Révision ? non, car c’est d’une refonte totale, d’une rédaction nouvelle qu’il s’agit.
Et, pour le français, sans aucune concertation durant leur écriture, puisque le CSP est maitre du choix des personnes et organismes qu’il auditionne : l’AFEF (Association Française pour l’Enseignement du Français) ne faisait visiblement pas partie de ce choix. Un grignotage de plus dans une élaboration démocratique des programmes puisque la règle est devenue précipitation et opacité !
Nous voici donc au point d’orgue de remaniements successifs des programmes qui depuis 7 ans ont instauré un revirement passéiste. Le schéma de sujétion des enseignants et des enseignantes est bouclé : simples exécutant·es d’une multiplicité d’items à appliquer !
Qui a rédigé ces textes ? Qui a été consulté pour que nous nous trouvions face à des changements aussi profonds et des ambitions aussi conservatrices ? Pas des chercheurs et chercheuses en didactique du français, ni des praticiens et praticiennes innovantes. Où sont les années de réflexion collective menée notamment par l’AFEF dans sa revue Le français aujourd’hui ?
Et pourquoi de nouveaux programmes seulement en maths et en français ? Le socle commun, inscrit dans la loi, servait de cadrage général aux programmes de 2015 dans les 4 cycles. Une réécriture du socle commun nous est annoncée, et sans l’attendre, on promulgue des programmes dans deux disciplines, applicables immédiatement, dès la rentrée 2025, au détriment d’une approche globale des programmes, et d’un lien clair avec le socle commun en vigueur. Le français et les maths sont alors posés comme des « fondamentaux », au détriment des autres matières, et on en oublie l’enseignement des langages dans les disciplines, dont la visée première est d’amener les élèves à penser, questionner, s’exprimer, se cultiver, en complémentarité.
Et ces textes s’adressent à un élève virtuel dans des principes centrés sur des tâches et catégories, sans en interroger le sens, ni poser de finalités pour les enfants comme personnes.
Deux premières remarques générales
Déconnectés des besoins et réalités, ces programmes ne feront qu’aggraver les effets de 7 ans de révisions et d’évaluations incessantes. Car ils ne répondent ni au malaise des élèves qui s’ennuient dans des tâches répétitives. Ni au désarroi des enseignant·es, contraint·es par des programmes rigides, qui constatent la baisse de niveau en lecture, écriture, orthographe, et ne savent pas, faute de formation, comment s’y prendre pour aider des publics de plus en plus hétérogènes, et les accompagner par un enseignement qui ferait sens. Les plus aguerri·es refusent le formatage de leurs pratiques pédagogiques ; celles et ceux qui débutent, titulaires et vacataires, sont poussés vers la démission pour ne pas faire souffrir leurs classes.
Ces textes révèlent (malgré eux) l’impossibilité pour l’enseignement du français de classer, délimiter, trier, les objectifs d’apprentissage en un système de compétences efficient pour préparer des séquences pédagogiques tant il est évident que l’apprentissage du lire-écrire-parler sollicite des fonctionnements entremêlés et indissociables : cognitifs, relationnels, psychologiques, socialement et scolairement construits.
Pour commencer : un bric-à-brac de notions qui brouillent les pistes
D’abord vient la lecture : bien sûr le carnet de lecteur et les activités d’appropriation littéraire correspondent à des choix didactiques à souligner, mais chaque cycle nous livre un catalogue de rubriques, de la fluidité à l’œuvre littéraire, avec des items très précis dont le but premier semble être de cadrer le travail des enseignants, qui n’auraient plus qu’à cocher ce qui a été fait. Comme si la lecture, la compréhension, pouvaient être une question de cases à cocher ! Même la fluidité, indispensable, ne présage pas de ce que l’enfant comprend. Quant à l’entrée « Lire et comprendre des textes, des documents et des images pour apprendre dans toutes les disciplines », dont nous ne pouvons que nous féliciter, comment font les enseignant·es pour se concerter avec leurs collègues ? Car si en primaire règne la polyvalence, ce n’est plus le cas en sixième.
Dans la partie Écriture, certains principes pointés sont justes. Mais les « différentes situations d’écriture » et « projets d’écriture, y compris créatifs » sont noyés dans l’entrainement, les « gammes d’écriture », la production, plutôt que l’écriture au long cours, constante, régulière, qui permet de penser, réfléchir, comprendre, travailler. Écriture sous contrainte plutôt que processus, même si le mot apparait une fois. Pas sûr que ces pratiques « scolaires » laissent des traces durables et se transfèrent dans les pratiques « naturelles » d’écriture ! Et plus on avance dans la lecture du projet, plus on comprend que la déclaration liminaire[1] sur les compétences langagières dans les disciplines se dilue dans des injonctions relevant davantage de la maitrise de compétences linguistiques sans lien avec les compétences langagières.
Continuons par la fin : langue ou langages ?
Quelle visée pour l’enseignement de la langue dans ce texte ? Difficile à lire avec des tableaux hétéroclites qui se répètent et qui ne proposent pas de visée nette à atteindre en fin de cycle, ce projet semble choisir clairement comme objectif premier la « maîtrise de la langue », mais petit à petit, de pages en pages, en brouillant les pistes sous couvert de la mention de notions didactiques fortes. Langue plutôt que langages, grammaire plutôt que pratiques langagières.
Il faut attendre le chapeau de la partie Grammaire[2] pour voir apparaitre une mention des compétences langagières, soi-disant acquises selon le texte grâce à l’enseignement de la grammaire. On comprend ainsi que ce seraient en fait les compétences linguistiques qui fonderaient les compétences langagières, à l’inverse de ce que les programmes de 2015 avaient intégré (combat de l’AFEF depuis longtemps !).
Et la « maitrise de la langue » est entendue moins comme la maitrise de compétences langagières adaptées selon les situations et les disciplines que comme le respect de la norme linguistique : il s’agit de s’approprier des « normes » textuelles écrites – 78 objectifs et 106 indicateurs de réussite dans ces quelques pages. La part considérable de cet enseignement explicite d’une grammaire de phrase au service de l’orthographe est affirmée par le volume horaire : dire à des professeur·es de 6e d’assurer 1h30 de grammaire explicite sur les 4h de français, à des professeur·es des écoles d’en assurer 2h15, c’est cautionner le déséquilibre entre écriture et langue, alors même que le rapport de l’Inspection Générale de 2022 pointait l’insuffisant temps passé à écrire, à produire du langage pour penser le monde.
À noter aussi qu’aucune piste n’est proposée pour construire au long cours la vigilance orthographique : « L’élève sait, en toute situation et dans toutes les disciplines, s’appuyer sur les connaissances acquises pour rédiger ses écrits en tenant compte de l’orthographe grammaticale » (p. 52, en 6e) ; c’est pourtant un problème-métier récurrent chez les professeur·es.
Des malentendus entretenus
Malgré de nombreux travaux d’expertes et experts reconnus dans le monde des professeur·es, le projet charrie de nouveau des idées fausses ou erronées, que l’on ne cesse d’essayer de déjouer en formation. Quelques exemples :
- le lexique : on regrette l’absence de propositions autour d’un enseignement conjoint du lexique et de la syntaxe qui favorise réellement l’acquisition de ressources linguistiques pour un vocabulaire approprié : l’entrée choisie est uniquement celle des « mots », les exemples donnés sont souvent des noms qui ne permettent pas de penser le monde dans les disciplines ;
- le dictionnaire semble être un objet impensé ; ainsi « Enrichir son vocabulaire dans toutes les disciplines» (p. 40) sur le dictionnaire est une consigne surprenante à lire tant elle ne dit rien du sujet lecteur précaire ;
- l’apprentissage de la conjugaison voit se côtoyer la bonne idée de penser le radical avec les marques de temps et de personne et les fameux « groupes » sans questionner la notion de « groupe verbal » ni les variations du radical, avec le 1er groupe comme référence, ce qui ne correspond pas à sa fréquence. Et l’infinitif devrait être clairement identifié par les élèves avant de parler de « pivot de la phrase ».
Nous passons vite sur des bizarreries, mais qui contribueront à brouiller le propos lors des échanges entre enseignants :
- le terme « nature » préféré à celui de « classe » grammaticale (la page 48, qui accole les deux termes, plongera les professeurs dans une grande perplexité !) ;
- et à y lire : « C’est pourquoi il n’existe pas de terme pour définir ces fonctions », on voit bien que depuis l’ « affaire du prédicat », nous n’avançons pas sur la question de la terminologie !
Une démarche de manipulation de la langue escamotée
Si les manipulations sont évoquées parfois, plus rien n’est dit sur la posture réflexive à construire. Le modèle pédagogique est donné : explicitation, exercices, institutionnalisation de la règle. Le risque est grand alors de laisser place à une pléthore d’exercices, au Projet Voltaire ou autres générateurs d’exercices en ligne qui escamotent les temps de réflexion, de réflexivité, de débats sur la langue.
Des programmes à revoir
Jusqu’où vont tenir les enseignant·es à force de réduction de leurs ambitions éducatives ? Comment supporter les contradictions incessantes avec leur formation et les travaux de recherche, comment réussir à engager durablement l’intérêt des élèves, et les accompagner dans la diversité de leur rapport à l’école et à la langue française ?
Nous refusons ces programmes et demandons leur réécriture à partir de concertations avec les associations, syndicats, chercheurs selon la tradition du CSP. Peu à peu, depuis 2018, des révisions ont été imposées dans les programmes du socle commun, mais pour l’élaboration de programmes du lycée général et professionnel, le CSP faisait appel aux associations représentatives.
Là c’est un autre cap qui est franchi : des programmes de français édictés en roue libre, sans concertation ! Quel excellent moyen de revenir à des « traditions » qui ne fonctionnent plus avec les élèves actuels. Un nouveau tri s’opère : l’ennui à l’école pour le plus grand nombre, le plaisir d’écrire-lire-parler pour quelques chanceux, grâce à des conditions familiales ou territoriales favorables, grâce à des enseignant·es qui tenteront de garder leur liberté. Jusqu’à leur mise au pas par des programmes contraignants ?
Association Française pour l’Enseignement du Français
Télécharger le projet de programme de français au cycle 3
Les projets de programmes et la consultation sur Eduscol
Note : Ce projet de programme est rédigé en orthographe non recommandée (voir les citations), pourtant indiquée comme référence depuis 2008 ; cet article respecte l’orthographe recommandée 😉.
Pas une ligne non plus sur l’apprentissage du clavier, ni sur les usages d’internet et de l’IA, la recherche d’information, son traitement et interprétation.
[1] page 5 « En CM1 et CM2, l’enseignement du français revient aux professeurs des écoles et les activités d’oral, de lecture et d’écriture sont intégrées dans l’ensemble des enseignements. En 6e, cet enseignement est assuré par le professeur de français, spécialiste de littérature et de langue française. Tous les autres enseignements concourent à la maîtrise de la langue. »
[2] P. 42 « Au cycle 3, la grammaire demeure un enseignement au service des cinq activités langagières (comprendre un énoncé oral, parler en continu, parler en interaction, écrire et lire). Sa maîtrise progressive participe à l’acquisition de compétences linguistiques et langagières. Cet enseignement favorise la réussite des élèves et construit progressivement leur autonomie dans la maîtrise de la grammaire et de l’orthographe grammaticale. »