Par Antoine Maurice et Benoît Montégut
Rencontre avec Olivier Vors : « Les enseignants qui réussissent dans les milieux difficiles combinent systématiquement socialisation et apprentissage ».
Après avoir été enseignant d’EPS de collège en milieu difficile pendant 10 ans, Olivier Vors est aujourd’hui Maître de conférences à l’UFR STAPS de l’Université de Lille 2, responsable du Master MEEF, jury de concours et membre du groupe ressource AEEPS « Analyse des pratiques ». Spécialiste de l’enseignement en milieu difficile, il nous présente ses travaux et sa vision des politiques scolaires actuelles, en mettant en avant la place du jeu au service de l’engagement des élèves.
Pourriez-vous nous présenter vos travaux ?
Mes recherches souvent associées à Nathalie Gal-Petitfaux cherchent à comprendre comment s’organise et se stabilise l’activité collective de travail dans des classes « difficiles » de manière relativement viable alors qu’un désordre permanent semble y régner. Ces recherches sont conduites selon le cadre théorique de l’action située (Durand, 2001; Saury et al., 2013) accordant une place centrale à l’activité des acteurs en situation et à leurs significations (vous pourrez voir de nombreux témoignages sur ce lien https://apprendreeneps.wordpress.com/). Le contexte de recherche concerne principalement des classes jugées par l’équipe enseignante comme « difficiles » dans des établissements appartenant aux politiques d’éducation prioritaire (principalement des collèges RAR, éCLAIR). Les actions des enseignants et des élèves ont été enregistrées à l’aide de micros et de caméras en conditions réelles de cours d’EPS. Les significations des acteurs ont été obtenues par des entretiens directifs très cadrés confrontant l’acteur à son enregistrement audio-visuel (autoconfrontation, Theureau, 2006). L’activité collective a été renseignée à trois niveaux d’analyse autonomes et interdépendants : a) au niveau de l’activité des élèves, b) au niveau de l’activité de l’enseignant, et c) au niveau de l’activité collective de la classe.
Quels sont les résultats de vos recherches ?
Du point de vue des élèves, les résultats de mes recherches montrent que leur activité a une certaine stabilité bipolaire alternant jeu/travail malgré un engagement discontinu marqué par des préoccupations qui changent sans cesse. Ces élèves restent rarement plus d’une minute dans une même tâche, ils zappent fréquemment. Néanmoins derrière une grande diversité de comportements, deux préoccupations stables organisent leur activité en classe : faire le travail demandé par l’enseignant et s’amuser à se provoquer entre pairs. Ce faisceau de préoccupations est commun à tous les élèves étudiés quel que soit l’élève, l’APSA ou l’exercice. Mes résultats montrent que c’est justement la possibilité d’alterner entre jeu et travail qui leur permet de rester engagé dans la tâche sur du long terme. Comme le disent les élèves « s’il n’y avait pas ces jeux, ça serait barbant, je ferai plus rien…euh… j’sais même pas si je reviendrai en cours ». De manière contre intuitive, ces résultats nous amènent à penser que la viabilité de l’engagement au travail des élèves réside dans la possibilité momentanée de décrochage ponctuel qui leur permet de ne pas décrocher durablement.
Que font les enseignants face à ces comportements d’élèves ?
L’activité des enseignants qui réussissent à faire cours dans ces contextes difficiles est particulièrement emblématique. Les résultats montrent des stratégies d’intervention communes aux différents enseignants qui s’appuient sur des actions permettant d’instaurer un climat favorable de travail dans la classe. Malgré une agitation permanente des élèves, les enseignants parviennent à instaurer et à pérenniser un climat dans la classe basé sur le bien-être de chacun et sur une centration sur les apprentissages. Tout d’abord, la première stratégie des enseignants étudiés, c’est leur tolérance à l’égard de certains comportements déviants ludiques des élèves. Par empathie, les enseignants n’interviennent pas sur les décrochages qu’ils jugent mineurs. C’est-à-dire qui ne remettent pas en cause le climat de travail dans la classe dans la mesure où les décrochages restent : furtifs, positionnés entre deux temps de travail, sans dangerosité physique et sans générer des conflits entre élèves. Les enseignants explicitent qu’ils tolèrent ces déviances pour obtenir un triple bien-être : (a) pour eux (sinon ils ne feraient que ça et ce n’est pas leur métier), (b) pour les élèves (parce qu’ils les connaissent et savent qu’ils ont besoin de ça de temps en temps et qu’ils reviennent d’eux même au travail), (c) pour le climat de classe (pour ne pas créer une focalisation sur les déviances et les sanctions). De plus, la stratégie des enseignants est de focaliser l’attention des élèves sur le travail. Malgré une agitation permanente dans la classe, les deux-tiers de leurs interventions portent sur des contenus d’apprentissage, ils font peu usage de réprimandes. En entretien, ils explicitent qu’« avec ce type d’élèves les punitions sont vectrices de tensions, ça aboutit à des conflits (enseignant-élèves) ou à des décrochages, les élèves ne viennent plus ». Au vu de la connaissance qu’ils ont des élèves, ils agissent de manière détournée, ils tentent de focaliser l’attention des élèves sur les comportements qu’ils jugent porteurs, plutôt que de cristalliser les tensions sur les déviances : « Je me force à revenir sur les contenus parce que les élèves ça les intéresse. Ils disent « ah ben oui, je savais pas le faire et j’ai écouté le professeur et maintenant ça va mieux ». Donc quelque part, ils progressent et derrière j’ai moins de problèmes de comportement parce qu’ils sont intéressés. (…) C’est dans l’intérêt général, s’ils ne progressent pas, je sens très vite que ça va devenir très pénible après dans la classe. » Ainsi en centrant l’attention des élèves sur les comportements d’apprentissage, les enseignants contribuent à instaurer et maintenir un climat propice au travail.
La stratégie première des enseignants selon vous est donc d’instaurer un climat de confiance, de tolérance, en vue de favoriser l’entrée des élèves dans les apprentissages. Avez-vous d’autres exemples concrets pour y parvenir ?
Oui, le cadrage de l’espace de travail et un double processus d’ostentation masquage sont des leviers puissants pour maintenir une activité collective studieuse de la classe. Tout d’abord, l’activité collective studieuse de la classe est marquée par un cadrage précis de l’espace. Lorsque la classe est au travail, les élèves sont répartis dans le gymnase de manière spécifique. Par exemple, dans un travail en gymnastique par ateliers, les élèves restent dans leurs ateliers ce qui forme des groupements d’élèves bien distincts dans les différents ateliers. Il n’y a pas de circulation entre les ateliers source d’agitation et de décrochage. Sachant qu’avec ce type de classe, la propagation du désordre est une forte caractéristique : en moins d’une minute, la classe dans son entier peu décrocher. Le cadrage spatial et matériel apparait comme fondamental dans ces milieux dit « difficiles ». Pour maintenir une activité collective de travail dans la classe, l’enseignant doit bien y réfléchir avant ses cours et bien regarder les usages qu’en font les élèves pendant le cours.
Ensuite, l’activité collective de la classe au travail est marquée par un double processus d’ostentation/masquage. Ces processus permettent d’articuler les activités de l’enseignant et des élèves qui ont tendance à se contrarier ou s’opposer. Ces activités divergentes au sein du cours parviennent à se coordonner parce que les élèves a) montrent à l’enseignant qu’ils fournissent du travail, b) tout en masquant leurs déviances ; et c) que l’enseignant dévoile aux élèves qu’il s’intéresse au travail qu’ils fournissent, d) tout en cachant son contrôle de leurs déviances.
Les perspectives professionnelles de mes recherches en milieu « difficile » amène à réfléchir autour des concepts d’empathie (Rogers, 1971), de tolérance, d’autorité éducative (Robbes, 2010), de l’influence de l’organisation spatiale (Adé, 2011), d’activité d’apprentissage constitué d’actions scolaire et hors tâche (Canal, 2000; Guérin et al., 2008).
En prenant du recul sur votre activité d’enseignant en milieu difficile, avez vous été surpris par ces résultats ?
J’ai découvert ces résultats au fur et à mesure de mes recherches, professionnellement je ne m’en rendais pas compte. Mes recherches ont donné du sens à certaines activités de terrain que j’avais repérées sans pour autant les théoriser. Par exemple, quand on est prof dans des classes difficiles, l’usage de la sanction et du respect questionne toujours. Je m’interrogeais beaucoup sur mes propres pratiques, cherchant une solution. Mes recherches m’ont montré que certains enseignants réussissaient à se faire respecter sans pour autant avoir un recours systématique à la sanction ou aux punitions. Ces trucs comme ça, ça fait réfléchir et ça montre que l’on peut y arriver, on peut arriver à faire cours même avec une classe difficile sans lâcher sur les apprentissages. Je l’ai pris comme un beau message d’espoir dépassant tout déterminisme négatif.
Dans cette lignée, la tolérance des jeux des élèves questionne. On peut se demander si ces jeux ne nuisent pas à l’apprentissage. Je suis de plus en plus convaincu que ce n’est pas le cas et même au contraire, s’il n’y avait pas ces jeux entre élèves, je pense qu’il y aurait moins d’apprentissages. Car l’aspect ludique permet aux élèves d’entrer dans le travail et de rester au travail sans décrocher durablement. Autrement dit, mes recherches ont montré que l’activité d’apprentissage est constituée à la fois d’actions ludiques déviantes et d’actions de travail. Cela rejoint une constante anthropologique du jeu dans le travail que l’on retrouve dans tous les corps de métiers. Les acteurs créent des jeux dans leur travail afin de « tenir » au travail, même dans des boulots très rébarbatifs comme le travail à la chaine ou la conduite de train (e.g. Clot, 1999).
De façon plus large, les derniers évènements tragiques nous amènent à penser que l’école a un rôle majeur dans la transmission des valeurs républicaines. Que pensez-vous des politiques scolaires actuelles concernant les milieux difficiles ? Vont-elles selon-vous dans le bon sens ?
Je ne suis pas un spécialiste des politiques scolaires, je peux juste faire un constat sur les nombreux changements des politiques d’éducation prioritaires en France : en 1981 on avait les ZEP, en 1997 les REP, en 2006 les RAR et les RRS (2007), puis les ECLAIR en 2011 et maintenant les REP+. Derrière ces changements d’appellations, de (trop) nombreux glissements sur la forme et le fond se sont opérés. Sur la forme, l’organisation des réseaux ne cesse de changer, ce qui pose des problèmes de stabilité. Stabilité justement nécessaire pour entamer des transformations réelles. Sur le fond, il y a eu un glissement dangereux de préoccupation des politiques : glissements de « l’aide des élèves en difficulté » à « la gestion des élèves difficiles ». Ce qui modifie complétement la donne entre une politique initialement « humaniste » à une politique de « gestion ».
Quels conseils pourriez-vous avancer ?
Les modestes conseils que je pourrais donner se focaliseraient sur ce qui se passe dans la classe pour par la suite remonter sur des orientations politiques. Les événements tragiques du Charlie Hebdo qui ont secoué la France il y a peu ne font que renforcer ma profonde conviction du rôle incontournable de l’éducation et donc de l’école. Selon moi, la socialisation des enfants est une mission de l’école. On le retrouve dans les textes officiels mais selon moi, il y a un fossé entre les missions de l’école, ses grandes finalités et les programmes, il faudrait parvenir à « didactiser » la socialisation. La socialisation ne peut être une visée séparée des apprentissages, on ne peut travailler indépendamment socialisation et apprentissage. Mes recherches montrent que sur les terrains les enseignants qui réussissent dans ces milieux « difficiles » combinent systématiquement socialisation et apprentissage. C’est en se socialisant que les élèves apprennent et c’est en apprenant quelque chose qui en vaut la peine que les élèves se socialisent.
C’est-à-dire, comment peut-on concilier concrètement socialisation et apprentissage ?
Pour être plus concret je vais m’appuyer sur trois points issus de mes recherches pouvant être des axes de réflexion sur la socialisation : l’autorité instructive, l’empathie et l’organisation spatiale et matérielle.
Premièrement, les enseignants réussissant dans les classes difficiles font preuve d’une autorité instructive. J’entant comme autorité instructive, la stratégie de l’enseignant à faire régner le calme (relatif) dans la classe en instruisant les élèves. C’est parce que l’enseignant instruit les élèves en intervenant majoritairement sur leurs apprentissages que ceux-ci respectent le travail et l’enseignant. Même s’il y a une agitation constante des élèves, l’enseignant focalise ostensiblement l’attention de la classe sur les élèves qui travaillent en intervenant de manière théâtrale. Autrement dit, la majorité de ses interventions portent sur ce qui est effectué de positif dans la classe au lieu de cristalliser l’attention des élèves sur les déviances. Une autorité autoritariste dans des classes particulièrement difficiles peut générer un cercle vicieux de tensions et de crispations chez l’enseignant comme chez les élèves pouvant être vecteur de décrochages ou même de conflits professeur-élève voire de violences. L’autorité instructive quant à elle peut générer un cercle vertueux de focalisation sur le travail : l’enseignant en intervenant ostensiblement sur le travail des élèves attire l’attention de la classe sur le travail et cela génère des apprentissages ; en apprenant, les élèves voient de l’intérêt à ce qu’ils font et de l’importance à écouter l’enseignant ; ce qui leur donne envie de faire ce qui est demandé ; ce qui génère encore plus d’interventions de l’enseignants sur les apprentissages… Nous avons donc vu ici que cette autorité instructrice de l’enseignant met en interrelation l’apprentissage et la socialisation des élèves.
Deuxièmement, la qualité première qui ressort des enseignants réussissant étudiés c’est leur qualité d’écoute, d’empathie vis-à-vis des élèves. Essayer de se mettre à la place de l’élève, essayer de comprendre ce qui lui pose problème avec son niveau d’acquisition en terme de socialisation ou d’apprentissage est un levier puissant pour transformer les élèves et pour mieux vivre son travail. Cela se caractérise par :
– des prises de recul réflexives de l’enseignant dans le gymnase ou la classe ;
– les interventions (une partie) ne sont pas immédiates, souvent différées ;
– un questionnement de l’enseignant visant à comprendre ce qui pousse à agir les élèves, leurs préoccupations ;
– des tentatives pour que les élèves eux-mêmes aient une démarche empathique entre eux et par rapport à lui (« tu ferais quoi à sa place… »).
Le fait d’inviter les élèves à comprendre le point de vue de l’autre sont des « expériences socialisatrices » intéressantes (comme celles proposées par Guillaume Dietsch en « fut-sal », dans le café pédagogique du vendredi 07 novembre 2014). Cette perspective empathique chez l’enseignant comme chez les élèves facilite la compréhension de l’autre dans ses relations (socialisation) comme dans son travail (apprentissage) et génère un climat favorable de travail et d’échanges dans la classe.
Troisièmement, l’espace scolaire dans les milieux « difficiles » est à requestionner. Certains résultats de mes recherches montrent le fort impact sur l’activité collective qu’a l’organisation spatiale et matérielle du gymnase et de la classe. Or la plupart des lieux de cours sont peu adaptés à des pratiques innovantes. Par exemple, l’organisation des classes contraint les enseignants à faire un cours magistral et aux élèves de rester immobile sans bruit à écouter la bonne parole. Depuis plusieurs années, des auteurs comme Foucault (1975) ou Vincent (1994, 2008) dénoncent cette forme scolaire (dès l’école primaire) et l’accusent d’empêcher la socialisation démocratique. Une politique d’éducation prioritaire, encore plus qu’ailleurs, pourrait par exemple se questionner sur des organisations d’établissement offrant des espaces de travail variés et inventifs.
Pour conclure mon propos, les politiques d’éducation prioritaire pourraient engager une réflexion en profondeur sur l’organisation de l’enseignement au niveau de sa forme (espace et matériel) et au niveau de son fond (sur ce qui se passe dans la classe : didactisation de la socialisation, articulation socialisation et apprentissage).
Merci Olivier Vors
Pour aller plus loin, voici quelques références des travaux proposés par Olivier Vors
Vors, O., & Gal-Petitfaux, N. (2008). Mettre une classe au travail en Réseau Ambition Réussite?: des formes typiques d’interaction enseignant-élèves lors de leçons d’EPS. Travail et Formation En Éducation, (2).
Vors, O., & Gal-Petitfaux, N. (2009). Construire une activité collective de travail dans une classe d’EPS en “Réseau ambition réussite”?: entre masquage et ostentation. eJRIEPS, 18, 156–177.
Vors, O. (2010). Réseaux ambition réussite. Instaurer un climat favorable de travail dans la classe. Diversité. Ville École Intégration, 161, 103–105.
Vors, O. (2011). L’activité collective en classe d’éducation physique dans les collèges ÉCLAIR. Étude anthropologique des situations de travail par ateliers en gymnastique et contribution à la connaissance des interactions dans les milieux éducatifs “difficiles” (Thèse de doctorat STAPS non publiée). Université de Clermont-Ferrand 2, Clermont-Ferrand.
Vors, O., & Gal-Petitfaux, N. (2010). Socialisation et apprentissage dans les «?milieux difficiles?». Entre terrain et recherche. Enseigner l’EPS, (248), 24–28.
Gal-Petitfaux, N., & Vors, O. (2008). Socialiser et Transmettre des savoirs en classe d’Education physique?: une synergie possible au prix d’une autorité pédagogique conciliante. Éducation et Francophonie, 36(2), 118–139.
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